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Adolphe Goupil incubateur de talents

De 1830 à 1890 environ, Paris est la capitale culturelle de l’Europe. Un titre qui attire les artistes du monde entier, plus particulièrement italiens, à la recherche d’une célébrité qu’ils ne peuvent obtenir dans leur patrie, celle-ci n’étant pas unifiée avant 1861.

Lionel Marquis



Bellini, Donizetti, Verdi, Rossini se sont faits un nom à Paris, Bellini avec sa dernière œuvre Les Puritains, Donizetti en étant directeur du Théâtre Italien entre 1843 et 1845, Verdi en créant Jérusalem, Les Vêpres siciliennes ou Don Carlo et Rossini en venant y vivre après 1829 et son dernier opéra Guillaume Tell jusqu’à sa mort en 1868.



La maison Goupil

En 1829, Adolphe Goupil (1806-1893) fonde la maison éponyme, associé au marchand allemand Joseph-Henry Rittner (1802-1840) – qui épousera la sœur d’Adolphe en 1834 – alors que la raison sociale est passée depuis trois ans de Henry Rittner à Rittner et Goupil. Grâce à la famille de Rittner, à Dresde, la société est d’emblée de portée internationale. L’activité de la maison propose essentiellement gravures et lithographies de chefs-d’œuvre de l’art antique et des œuvres contemporaines sélectionnées au Salon de Paris. La société est officiellement enregistrée par sceau privé le 23 mars 1829.


À la mort de Rittner, en 1840, Goupil s’associe avec l’éditeur d’estampes Théodore Vibert (1816-1850). Ils s’installent au 7, rue de Lancry (10e), puis, en 1842, au 19. boulevard Montmartre et 12, rue d’Enghien puis, en 1846, les deux hommes sont rejoints par l’avocat et marchand d’art Alfred Mainguet qui devient associé jusqu’en 1856. C’est l’époque de la maison Goupil, Vibert et Cie. À la suite des décès successifs des associés d’Adolphe Goupil, la société d’édition et de commerce d’estampes devient en 1850 Goupil et Cie, qui existera jusqu’en 1884.

Dans un premier temps, le commerce d’estampes reste la branche principale. En 1877, son fils Albert rejoint l’entreprise. Les autres associés sont Léon Goupil et Léon Boussod (1826-1896), qui entrent dans l’entreprise en 1855 et sont gérants entre 1872 et 1878. René Valadon (1848-1921) est l’associé de Goupil de 1878 à 1884.

À l’origine, la boutique se situe aux numéros 12, 15 et 19 du boulevard Montmartre (le 19 deviendra un simple local de vente lorsque l’administration sera transférée rue Chaptal), géré en 1881 par Théo van Gogh, le frère cadet de Vincent et situé entre la Bourse et l’hôtel des ventes. Par la suite, en 1870, est ouverte la principale salle de vente, 2, place de l’Opéra, en face de l’actuel Opéra Garnier. En 1881, administration, galerie et magasins sont installés au 9, rue Chaptal (9e), où Goupil a acheté en 1857 un terrain et deviendra de 1860 à 1890 son siège social.

En 1850, Adolphe Goupil est fait chevalier de la Légion d’honneur et, après le succès rencontré par sa succursale new-yorkaise, modifie à nouveau la raison sociale en Goupil et Cie, nom qui survivra jusqu’en 1884. C’est au cours de ces années-là que l’activité de la maison change radicalement. Commence la vente d’œuvres d’art originales, alors qu’à New York la succursale a permis de développer le goût pour les collections d’œuvres d’art.


Une réussite internationale

Le succès du modèle Goupil est à chercher dans le fait qu’est souscrit avec l’artiste un contrat d’exclusivité dont les éléments importants sont : l’acquisition en exclusivité de la totalité de la production de l’artiste ; le prix d’achat fixé d’un commun accord et le pourcentage de retour en fonction du prix vendu ; l’acquisition des droits exclusifs de reproduction, élément important non seulement pour l’entreprise, mais également pour la notoriété de l’artiste ; des mensualités versées à l’artiste lui permettant ainsi de vivre sans préoccupation quotidienne, mais permettant ainsi d’acquérir les œuvres à bon marché ; la mise à jour des comptes tous les six mois avec solde ou paiement des intérêts sur les sommes dues ; la possibilité de dénoncer le contrat tous les six mois, sauf si l’artiste est débiteur, auquel cas la maison peut en exiger la prolongation ; dans le cas d’une rupture de contrat, division des toiles non vendues à un prix fixé d’un commun accord, mais à partir du prix d’achat. Toutefois, il existe des variantes en fonction des peintres.


Une profusion d’artistes en devenir

Très tôt, la maison Goupil s’intéresse aux peintres italiens et s’impose comme un interlocuteur privilégié. Aussi, à partir de 1861 et jusqu’en 1911, plus d’une centaine de peintres transalpins s’adressent à lui pour lui vendre au moins une toile. Un des peintres « couvés » par la Maison Goupil est Giuseppe de Nittis, né à Barletta, dans les Pouilles, en 1846. Après un passage chez les Macchiaioli (1) en 1866, il arrive à Paris l’année suivante où il rencontre le déjà célèbre Ernest Meissonier (1815-1891) et Jean-Louis Gérome (1824-1904) lequel, en 1862, a épousé Marie, la fille d’Adolphe Goupil. Ce mariage non seulement facilite la vente de ses toiles et lui assure, grâce à la diffusion dans le monde entier de ses œuvres, la renommée, tandis que pour Goupil cela permet d’entrer en contact avec d’autres artistes qui s’installent directement dans l’atelier commun.

C’est en 1868 que Goupil acquiert la première toile de Giuseppe de Nittis, Vue de l’Adriatique, vendue l’année suivante à un marchand anglais. Le second tableau, La Dame aux perroquets, est vendue en 1872 à Londres pour 4 500 francs, une coquette somme pour l’époque. La Route de Naples à Brindisi est exposée au Salon de cette même année et se trouve aujourd’hui au musée d’Indianapolis (États-Unis). Durant les seize années d’activité parisienne de De Nittis, entre 1868 et 1884 (année de sa mort), pas moins de vingt-sept de ses œuvres sont acquises par Goupil. Certaines d’entre elles sont vendues à New York, à des collectionneurs parisiens, chez Christie’s, à Ankara, d’autres retournant chez lui et étant aujourd’hui exposées à Barletta. En 1875, le tableau Place de la Concorde est vendu 25 000 francs au Sultan ottoman. Néanmoins, la relation commerciale entre les deux hommes se révèle un échec. L’œuvre, connue sous le titre de La Descente du Vésuve, n’attire pas les foules et la vente de ses tableaux ne progresse pas. L’artiste s’enfonce alors dans les dettes, d’autant que Goupil a avancé l’argent de l’achat de sa maison. Au cours de l’été 1874, le contrat est alors cassé et une partie des invendus revient chez le peintre.

Grâce à de Nittis, la maison Goupil entre en relation avec de nombreux artistes du sud de l’Italie qu’il introduit dans le contexte culturel parisien. C’est le cas de Federico Rossano (1835-1912), dont une des œuvres, intitulée La Grande Route, achetée 500 francs, est revendue à New York pour 800 francs. Sa seconde toile, Marché aux bestiaux à Capodichino (aujourd’hui conservée à l’aéroport de Naples), présentée à l’Exposition Universelle de Vienne en 1873, remporte le deuxième prix.

Alceste Campriani (1848-1933), que De Nittis a connu à l’école de Resina (Portici, aux environs de Naples) en même temps que Federico Rossano, entre en rapport avec Goupil en décembre 1872 et celui-ci lui achète 300 francs une toile qu’il revend deux fois plus cher, deux jours plus tard, à Londres.

Antonio Mancini (1852-1930) arrive à son tour à Paris en 1875. Ce qui l’a convaincu de quitter sa Naples natale est la vente à l’hôtel Drouot, en avril 1875, de sa toile Jeune garçon tenant une pièce de monnaie, œuvre ayant appartenu à Mariano Fortuny (2), mort à Rome l’année précédente. De plus, Albert Cahen, compositeur et son affectionné mécène, l’encourage à partir. À peine arrivé, il entre en contact avec Boldini et De Nittis, puis signe un accord avec Goupil qui l’accueille fort aimablement et lui promet de mettre ses œuvres en vitrine. Toutefois, si les relations avec Boldini seront difficiles, avec De Nittis elles se révèlent harmonieuses et riches en rebondissements, car il est l’hôte des De Nittis dont le salon est fréquenté par des personnalités du Paris de l’époque, en particulier Degas, dont la sœur est l’épouse de De Nittis. Malgré le contrat signé avec Goupil en juillet 1875, Mancini reste tourmenté, inquiet d’affronter la réalité parisienne et fait un bref retour à Naples avant de revenir à Paris en mars 1877 pour une année.

Autre cas particulier, celui de Giovanni Boldini (1842-1931). En 1867, il effectue un premier séjour parisien. Formé culturellement dans la Florence des Macchiaioli – qu’il considère comme un « ennuyeux village » –, il se montre envoûté par le climat artistique parisien, qu’il rejoint de nouveau le 1er novembre 1871. Malheureusement, le Paris qu’il retrouve alors n’est plus celui d’autrefois : plusieurs bâtiments historiques ont été incendiés par la Commune et leurs ruines sont parfois encore fumantes. Certains autres sont en cours de reconstruction, et de Nittis et Boldini en sont les témoins. Pour le Ferrarais Boldini, rien ne l’empêche de se sentir à l’aise, fasciné par une ambiance artistique vivace malgré les difficultés issues de la fin du siège, intervenu dix mois avant son arrivée, et par une joie de vivre qui stimule sa créativité. Sa peinture, faite à la fois de légèreté et de finesse rencontre bien vite le succès, dont le vecteur principal sera la femme, de préférence de la haute bourgeoisie, ces femmes qui, écrit-il, « sont toujours les premièrez dans le monde pour l’amour ! »

En janvier 1872, à peine deux mois après son arrivée dans la Ville lumière, Goupil lui achète une œuvre intitulée La leçon de musique, revendue le même jour 2 000 francs ! S’ensuit Confidences, achetée 2 000 francs en février et revendue quelques jours plus tard 2 900 à un citoyen viennois ; La jeune femme pinçant la guitare, de 1872 toujours, acquise par Goupil pour 1 500 francs et revendue 2 500 à un riche collectionneur de Philadelphie. Toujours de 1872, À la campagne, est vendue le 12 septembre pour 17 500 francs au collectionneur américain Willian Hood Stewart. En 1873, le tableau Grande route à Combes-la-ville est cédée 16 000 francs à ce même Stewart.


Alberto Pasini (1826-1899) est l’artiste italien ayant réalisé plus de trois cents œuvres pour Goupil. Tout commence en 1867, lorsque ce dernier acquiert deux tableaux de Pasini, Le Passage du gué pour 600 francs (revendu 825) et Chasseurs au faucon acquis pour 400 francs et revendu l’année suivante à La Haye pour 735. Son tableau Marché du lundi sur la place de la mosquée à Constantinople, exposé au Salon de 1873, atteint la modique somme de 18 000 francs, que débourse par un marchand londonien.

En 1885, Goupil achète une autre toile, Les pensionnaires à l’église. Son auteur est un certain Vittorio Corcos (1848-1933), arrivé à Paris en 1880, ami de De Nittis et originaire de Livourne. L’artiste signe aussitôt un contrat avec le marchand d’œuvres d’art d’une durée de quinze ans, qui l’autorise à une relative tranquillité économique et permet le démarrage de sa renommée grâce à la diffusion de ses œuvres qui, comme cela est l’habitude de la maison, en plus d’être reproduites dans des revues, se voient imprimées à de très importants exemplaires et en divers formats puis vendues à des prix divers pour satisfaire une vaste clientèle.

Pour Goupil, Corcos réalise un grand nombre de peintures et ses compositions séduisent les collectionneurs américains. Raison pour laquelle, aujourd’hui, la plupart de ses toiles sont conservées aux États-Unis.

D’une manière générale, la maison Goupil « profite des liens communautaires entre artistes pour se faire connaître et transmettre des informations, recueillies auprès des peintres italiens installés à Paris qui représentent un relais fondamental entre l’Italie et la capitale française ».


La fin d’une époque

En 1884, à la mort de son second fils Albert, Adolphe Goupil laisse l’entreprise à ses associés. Depuis 1855 et la mort de son fils aîné, il s’est progressivement retiré de l’entreprise. La scission entre les deux activités – vente de tableaux et imprimerie – sera définitive en 1897, quatre ans après la mort du fondateur. Deux sociétés seront alors créées pour succéder à la maison Goupil : Boussod, Valadon et Cie s’occupera du commerce d’œuvres d’art, alors que la société Jean Boussod, Manzi, Joyant et Cie se consacrera à l’impression et à l’édition d’estampes. En 1886, Léon Boussod prend la direction de l’entreprise et celle-ci devient « Goupil Cie – Boussod, Valadon et Cie successeurs ».


Goupil à l’étranger

New York : succursale ouverte en 1848 au 289 Broadway ;

La Haye : en 1830, par Vincent van Gogh, un des oncles du peintre, au Spuistraat puis transféré en 1861 au Plaats 14, puis en 1880 au Plaats 20 ;

Bruxelles : en 1861 par Hendrik Vincent Van Gogh, un des oncles de Vincent, au 58 rue Montagne de la Cour ;

Londres : en 1857 par Ernest Gambart au 17 Southampton Street, en 1875 l’enseigne étant transférée au 25 de Bradford Street, dans le quartier du Strand ;

Berlin : en 1852 au Charlottenburg 63 ;

Vienne : en 1865, la dernière succursale étrangère ouverte.

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