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Andenne

Andenne, 1918 : un camp de prisonniers italiens au cœur de la Belgique occupée


Les enfants aiment découvrir des trésors. Les historiens aussi. Le grand album photographique retrouvé dans les archives de la famille Errera, conservées au Musée Juif de Belgique à Bruxelles, fait incontestablement partie de ces joyaux oubliés par le temps. Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais été rendu public, ni analysé. Il constitue pourtant un témoignage exceptionnel sur un épisode largement méconnu de la Grande Guerre : la présence de prisonniers militaires italiens sur le front ouest, exploités par les armées allemandes dans les territoires de Belgique et de France qu’elles occupaient.Comment des prisonniers italiens se sont-ils retrouvés au cœur de la Belgique occupée ? Quelle était la fonction de ce camp à Andenne ? Quel rôle jouèrent tous ces civils dont on découvre les photographies au fil des pages, à côté de celles des prisonniers ? Pourquoi cet album figure-t-il dans les archives d’une riche famille bruxelloise ?

Sortons l’ouvrage du coffret de carton qui le protège. Son format est imposant : 42 cm de haut sur 50 cm de long. Sa couverture massive est ornée du blason de la maison de Savoie, l’emblème de la famille royale italienne. La reliure et les coins extérieurs sont renforcés de pièces de cuir bleuté. Deux liserés aux couleurs nationales belges, ternies par le temps, viennent les souligner. Derrière la feuille cristal fripée par le temps, une page de garde, sobre et élégante, présente ce titre, calligraphié en lettres majuscules de style art nouveau : Album Souvenir du camp des soldats italiens prisonniers à Andenne 27 janvier – 29 novembre 1918. Y figurent également le blason de la ville d’Andenne et un panorama où se laissent voir la collégiale Sainte Begge et la colline du Calvaire, les deux hauts-lieux de la petite cité mosane. L’histoire peut commencer.

Andenne, la martyre de 1914, sous le joug ennemi depuis le premier mois de guerre

Située en bord de Meuse à mi-chemin entre Namur et Liège, Andenne était au début du XXe siècle une localité prospère de 8 000 habitants, avec ses nombreuses boutiques, ses riches demeures entourées de grands jardins, ses importantes carrières et ses fabriques de papier et de faïence. Les troupes allemandes qui arrivent à Andenne le 19 août 1914 trouvent le pont sur la Meuse détruit par l’armée belge. Le lendemain, alors que les premiers soldats prussiens s’engagent sur un ponton de bateaux, des coups de feu sont tirés depuis la rive opposée. La panique et la fureur s’emparent des Allemands, qui se vengent sur la population civile. Au total, plus de deux cents Andennais, dont le bourgmestre Jules Camus, furent passés par les armes en deux jours. En plein centre de la cité, une fosse commune rappelle le massacre qui se déroula ici en août 1914. On l’appelle le cimetière des fusillés.

Mais les horreurs de la guerre vont rapidement s’éloigner de la région, le front se stabilisant en territoire français, deux cents kilomètres plus loin. Andenne va vivre la guerre loin de la fureur des batailles, au cœur d’une Belgique militairement occupée, soumise à l’autorité du Gouvernement Général Impérial installé à Bruxelles. Le seul bruit du conflit sera celui « sourd, confus, lugubre » des trains filant le long de la Meuse : « Ce sont « eux » qui passent sur la grande ligne Paris-Cologne avec leur interminable charroi d’épouvante et de mort », écrit un habitant d’Andenne, Joseph Monrique. La surprise sera grande lorsque lui et les autres Andennais verront arriver dans leur ville un convoi de prisonniers transalpins.


Des prisonniers italiens en Belgique ?


Nous sommes le 27 janvier 1918 : une centaine de soldats italiens, encadrés par des soldats allemands, défilent par rangs de trois en se soutenant par le bras pour ne pas s’affaler dans la neige, tant ils sont affaiblis. Ils avaient été débarqués sur le quai de la gare de Seilles sur l’autre rive de la Meuse, avaient emprunté le pont métallique traversant le fleuve figé par le froid intense, avant d’être conduits dans des bâtiments industriels situés quelques centaines de mètres en dehors du centre d’Andenne, entre la berge et la rue Moncheur, une section de la chaussée menant vers Huy (actuellement dénommée avenue Roi Albert). « Ils étaient insuffisamment couverts de vêtements sordides, n’ayant rien de la tenue militaire, et d’une malpropreté qui donnait la nausée. Ils étaient chaussés de sabots, parfois d’un sabot et d’un soulier, plusieurs allaient nu pieds. Ils avaient le visage hâve, les yeux hagards, mourraient de faim », raconte Monrique. Ces Italiens méconnaissables étaient des prisonniers de guerre : des soldats alliés de la Belgique et de la France, qui avaient dû être capturés au-delà des Alpes, donc.De fait, comment étaient-ils arrivés ici ? Si à Andenne personne n’avait la réponse à cette question, les lecteurs de journaux à Berlin ou à Paris la connaissaient. La presse allemande et française avait relayé l’annonce faite au Reichstag le 9 novembre 1917 d’un accord entre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie prévoyant que la moitié des 300 000 soldats italiens capturés lors du Wunder von Karfreit (« miracle de Caporetto ») serait transférée en Allemagne. Cet apport de bras inattendu venait à point nommé pour l’Allemagne, où la pénurie de main-d’œuvre se faisait fortement sentir en cette quatrième année de guerre totale. D’ailleurs, Berlin envisageait depuis quelques temps d’étendre l’obligation du service civil auxiliaire national (“Hilfsdienstgesetz’” aux femmes et aux jeunes hommes de 15 à 17 ans ; l’accord sur les prisonniers italiens permît d’annoncer que ces mesures pouvaient être reportées.La presse italienne, quant à elle, avait tu la chose. Un entrefilet dans La Stampa du 13 novembre 1917 citait bien L’écho de Paris au sujet des débats au Reichstag du 9 novembre ; mais alors que le journal parisien écrivait que « le gouvernement [allemand] n’insisterait pas pour l’adoption de cette mesure [l’extension du service auxiliaire national] s’il était possible de remplacer ces jeunes gens par les nouveaux prisonniers italiens », on lisait dans La Stampa que « le Gouvernement [allemand] n’insisterait pas pour l’adoption de la mesure s’il était possible de remplacer ces jeunes gens », sans autre précision. Il n’était pas question pour l’opinion publique italienne d’ajouter une couche d’humiliation à ce qui, pour le pays, n’était pas le miracle mais bien la catastrophe de Caporetto. Le 28 octobre 1917, quatre jours après la percée fatale, le général Cadorna avait publié un bulletin incendiaire dans lequel il dénonçait les soldats de son armée qui « ont vilement battu en retraite, sans combattre et qui se sont ignominieusement rendus à l’ennemi ». Les prisonniers étaient considérés comme des lâches, et les autorités italiennes, même après l’éviction de Cadorna le 9 novembre 1917, continueront à nourrir cette opinion jusqu’à la fin de la guerre, leur refusant toute aide organisée.

Quoi qu’il en soit, 150  000 prisonniers italiens envoyés en Allemagne, cela constituait une importante nouveauté, puisque jusque-là moins d’un millier y étaient détenus (l’Italie n’était en guerre contre l’Allemagne que depuis le 28 août 1916). Berlin s’empressa de mettre à profit ce butin humain « miraculeux ». Le 12 novembre 1917 était émise la circulaire n°233 ordonnant la constitution de 22 compagnies de travail pour prisonniers de guerre italiens (Kriegsgefangenen-Arbeits-Kommandos) comptant 500 hommes chacune. Affectées aux différents corps d’armée déployés sur le front de France, elles seraient chacune encadrées par des Landsturm-Bewachungs-Kompagnien et relèveraient de l’autorité d’une Gefangenen-Inspektion, incluse dans une Etappen-Inspektion. Onze mille Italiens quitteront donc les camps d’Allemagne pour rejoindre la Belgique et la France occupées.Du côté de l’Entente, la nouvelle alimenta un discours défaitiste. Le 30 décembre 1917, à Paris, Abel Ferry, délégué au contrôle parlementaire aux Armées, déclara avec amertume : « Nous avions désiré 10 000 travailleurs italiens pour l’organisation de notre front. Nous ne les avons pas obtenus. Mais les Allemands ont pris 150 000 Italiens qui travaillent sur notre front à notre détriment ». Et c’est bien ce qui se passa. Les premiers contingents de prisonniers italiens arriveront dès le mois de décembre 1917 dans les territoires occupés par l’Allemagne (à Aartrijke, Bekegem, Izegem, Ichtegem, Tielt et Muysen-lez-Malines en Belgique, à Douai et Cambrai en France) ou encore à Sundhoffen près de Colmar et à Muespach non loin de Bâle, en Alsace allemande. Le déploiement se poursuivra en janvier et février 1918 : 800 prisonniers arrivent à Laon la première semaine de janvier, 1 000 débarquent à Courtrai le 6, d’autres encore à Liège, Hirson, Sedan ou Maubeuge toujours dans la première moitié du mois. Dans la seconde quinzaine, ils s’installeront à Anvers, Quenast et Andenne ; en février, à Audun-le-Tiche, Roubaix, Bruges, Olloy-sur-Viroin et Acoz. Une seconde vague de transfert de prisonniers italiens sera organisée en mars 1918, en provenance de camps de détention autrichiens, Vienne ayant mis à disposition de Berlin 70 compagnies supplémentaires de travailleurs prisonniers, composées chacune de 200 hommes, soit 14 000 Italiens au total.


Soldats hier, forçats aujourd’hui


Travailler : c’est bien ce pourquoi des prisonniers italiens sont envoyés à Andenne, comme ailleurs, en 1918. Ces hommes, capturés entre les crêtes des Alpes juliennes et le fleuve Piave, avaient transité par le camp de prisonniers de Münster. Il n’y avait parmi eux plus aucun officier, car les gradés avaient été séparés des hommes de troupes et envoyés dans des camps moins inconfortables, où ils étaient exemptés de travail. Les Arbeits-Kommandos envoyés en Belgique et en France étaient composés uniquement de braccianti (journaliers), de contadini (paysans) ou de muratori (maçons), analphabètes pour la plupart.À Andenne, les Italiens sont immédiatement mis au travail dans les carrières avoisinantes, dans la vallée du Samson située à dizaine de kilomètres en amont d’Andenne, et à Andenne même, dans les carrières Quévit, au lieu-dit Rieudotte. Plusieurs témoignages en attestent. Ainsi, dès le 16 février 1918, le chanoine Jean Schmitz, auxiliaire de l’évêque de Namur Mgr Heylen, est averti que « des prisonniers italiens sont arrivés dans le pays, pour travailler aux carrières d’Andenne, de Samson ». Prolongeant ses notes du même jour, il écrit à leur propos : « Ils inspirent à tous ceux qui les ont vus une pitié profonde. Ce ne sont plus des hommes, tant ils sont dépourvus de vêtements et réduits par les privations. C’est honteux et scandaleux de donner si peu à manger et de les soumettre à des travaux si fatigants. Aucun jour ne se passe sans qu’il en tombe sur les chemins, d’inanition ».Deux mois plus tard, l’information de la présence de prisonniers italiens à Andenne est relayée dans la presse belge : « Les prisonniers russes qui travaillaient aux carrières, ont été renvoyés. Ils sont remplacés déjà par des Italiens, qui sont plus maltraités encore que leurs prédécesseurs » (La Nation Belge, 7 avril 1918). Enfin, Fernand Collard, un instituteur habitant à Ben-Ahin, la commune voisine d’Andenne, a consigné après la guerre ce qu’il a observé dans les carrières Quévit, situées à la frontière entre les localités d’Andenelle et de Gives, à l’est d’Andenne. Après la mise sous séquestre de l’exploitation en 1917, les ouvriers belges quittent les lieux. De ce fait, « ne parvenant plus à recruter un nombre suffisant d’ouvriers, les Allemands amènent sur les chantiers des prisonniers italiens. Tels des galériens, ces malheureux sont malmenés, maltraités avec une brutalité qui nous écœure », écrit l’instituteur.La seule photographie de l’album-souvenir montrant les prisonniers italiens au travail fut prise dans une carrière : ils tiennent en mains des masses, et sont assis devant les blocs de pierre qu’ils sont occupés à débiter. On y dénombre 28 prisonniers, entourés de quatre gardiens allemands et deux ouvriers civils, qui devaient vraisemblablement encadrer leur travail.

Dans son article paru en 1919, Joseph Monrique décrit la journée typique des prisonniers italiens à Andenne, en adoptant fictivement leur point de vue :« On se lève tôt au camp. [...] Un brin de toilette au grand lavabo collectif, puis c’est la première distribution de deux cents grammes de matières vaguement panifiables, arrosées d’une mixture noire que les immortels de l’Académie n’ont pas encore baptisée. Ce petit déjeuner est rapidement expédié. « Per due ! » : le sergent nous conduit dans les cent mètres carrés de cour bornés aux quatre points cardinaux de fils de fer barbelés et qui constituent pour nous le monde nouveau dans lequel nous pouvons nous mouvoir. « Attenti ! » et c’est l’appel quotidien qui précède la formation en colonnes pour nous rendre à la carrière, à l’usine, au chantier. Une vie nouvelle a commencé ainsi pour nous, vie de misère où notre individualisme a sombré, vie de forçat. Qu’il pleuve, qu’il neige, que la bise nous coupe la figure, nous allons, les membres endoloris, mordus par la fièvre ; que le soleil nous brûle la nuque, nous brisons des tas de pierres, nous déchargeons des bateaux, ou bien encore on nous fait jouer bête de somme et traîner des véhicules, transporter de lourds madriers, et toujours c’est le même dur labeur ! « Vae Victis ! ». A midi, nous touchons un bol de soupe, recette de guerre ! C’est assez indéfinissable, très liquide et d’un gras théorique ! A la rentrée au camp, la seconde ration de pain est distribuée avec du café, et, deux fois par semaine, un bol de soupe. C’est notre menu quotidien et invariable : assez pour vivre ! ».Les Italiens internés à Andenne seront également affectés à la démolition des usines sidérurgiques Dumont & Frères situées à Sclaigneaux en bord de Meuse, six kilomètres en amont. « Cette société possède une importante fonderie de zinc avec fabrique d’acide sulfurique, en même temps qu’une vaste usine à plomb produisant accessoirement de l’argent. […] Ce n’est qu’en 1918 qu’eurent lieu les destructions systématiques des fours et constructions mixtes où le métal à utiliser comme ferrailles n’était qu’une partie accessoire. […] De janvier à octobre 1918, la Rohma expédia 147 wagons de mitraille provenant des machines à vapeur, des fours, des chaudières, des broyeurs et appareils divers de l’usine à zinc. […] Ce travail entamé par des prisonniers italiens, fut achevé par des prisonniers anglais et français sous les ordres d’agents allemands », peut-on lire dans une étude publiée après la guerre. Au départ des Allemands, les installations étaient totalement démantelées.


Un camp en bord de Meuse


Les prisonniers italiens étaient logés dans les bâtiments des fonderies d’Andenne, propriété de la famille Moncheur de Rieudotte. Occupant un terrain d’un hectare, le complexe comprenait de vastes ateliers et plusieurs hangars. Il était implanté sur la rive droite de la Meuse, jouxtant la propriété de Cobegge, un domaine boisé et son « château » (une maison bourgeoise, bâtie au XIXe siècle), à hauteur de l’actuelle rue de Belle Mine. Aujourd’hui, il ne reste plus rien de ce lieu : les fonderies et le château de Cobegge ont été rasés et le site entièrement réaménagé en 2013.Les Allemands réquisitionnèrent le site des fonderies et le transformèrent en un camp de détention. L’album nous donne à voir trois de ses espaces : une salle intérieure, la cour extérieure et l’entrée du site.

Les prisonniers étaient logés dans les hangars et les ateliers de la fonderie. L’album contient une vue intérieure du bâtiment sur laquelle on aperçoit, à l’arrière-plan, deux niveaux de couchages superposés. Des hommes y sont assis, semblant manipuler des feuilles de papier, ou peut-être des journaux. Un autre est plongé dans ses effets personnels. Au pied des couchages, des prisonniers sont attablés et discutent. Au premier plan, un prisonnier est occupé à se faire raser la barbe, une serviette sur le torse ; l’homme qui le rase porte un veston clair, comme s’il s’agissait d’un coiffeur professionnel. Deux autres réparent des bottes à l’aide de quelques outils. On aperçoit les matricules individuels cousus sur les casquettes et les tuniques.Plusieurs photographies ont été prises à l’extérieur du bâtiment, le long de ses murs. Monrique explique qu’il y avait là « cent mètres carrés de cour bornés aux quatre points cardinaux de fils de fer barbelés ». Une grande porte de bois coulissante fermait l’accès à cette cour. On l’aperçoit ouverte sur certaines photographies, et fermée sur d’autres.

Enfin, une troisième série de photographies a été prise devant un large portail métallique, fermant l’accès au site des fonderies dans lesquelles sont détenus les prisonniers. Au sol, on aperçoit des rails menant vers la ligne de chemin de fer vicinal reliant Namur et Huy, qui suit la rive droite de la Meuse en passant notamment par la rue Moncheur (actuelle N 90). En arrière-plan, une haie feuillue sépare le camp de la propriété du château de Cobegge, aujourd’hui disparu.

L’assistance des civils

L’Album Souvenir du camp des soldats italiens prisonniers à Andenne s’ouvre sur une série de portraits de civils, ce qui pourrait paraître a priori paradoxal. Mais il n’en est rien. Car l’ouvrage a pour but de rendre hommage et de garder trace de l’œuvre d’assistance accomplie par ces personnes à l’égard des militaires italiens. Les premiers portraits à apparaître, après ceux des couples royaux belges et italiens, sont ceux de Paul et Isabella Errera – ce couple dont les archives personnelles contiennent l’album-souvenir. Qui donc étaient-ils ?Paul Errera (1860-1922), dont le grand-père Giacomo, riche banquier vénitien, avait émigré en Belgique en 1856, était professeur de droit à l’Université libre de Bruxelles, dont il fut recteur de 1908 à 1911. Il fut également bourgmestre (c’est-à-dire maire) d’Uccle, une commune bruxelloise, de 1912 à 1921. Son épouse Isabella Goldschmidt était née à Florence le 5 avril 1869. Son mariage en 1890 avec le juriste belge l’amène à Bruxelles. Férue d’art pictural et d’étoffes anciennes, elle publie plusieurs ouvrages de référence dans le domaine et contribue à l’enrichissement des collections des Musées royaux bruxellois. Au tournant du siècle, le couple Errera-Goldschmidt est au cœur de la vie mondaine de la capitale belge, animant un salon privé où se croisent les personnalités politiques, littéraires et artistiques de l’époque, toutes convictions et confessions confondues.

Dès les premiers jours de l’invasion allemande, en août 1914, Isabella Errera mettra son énergie, son intelligence, sa fortune et ses relations au service de la population démunie, d’abord, et d’une résistance active à l’occupant, ensuite. Dans sa commune, elle ouvre un asile pour les indigents et les réfugiés, qu’elle meuble et entretient à ses frais. Elle y reçoit également des nécessiteux d’un autre genre : « il est arrivé à Mme Errera de recevoir clandestinement en son refuge des soldats français et belges auxquels elle tâchait de fournir les moyens de passer la frontière », raison pour laquelle elle est arrêtée un jour de fête nationale, le 21 juillet 1917, pour motif d’une « contravention aux ordres relatifs aux papiers d’identité », comme le consignent des journalistes bruxellois dans leurs notes clandestines, publiées après la guerre. Enfermée à la prison pour femmes de Louvain, condamnée par les autorités allemandes à trois mois de détention, Isabella Errera sera acquittée le 9 octobre 1917 et relaxée immédiatement.L’installation de prisonniers italiens sur le territoire belge lors de l’hiver suivant lui donne un nouveau motif d’action. Dès le début de 1918, elle mobilise ses relations en faveur de cette cause inattendue et en mai 1918 son initiative prend un caractère officiel. Dans un courrier qu’il lui adresse personnellement, le Marquis de Villalobar, l’ambassadeur d’Espagne patronnant le Comité National de Secours et d’Alimentation depuis sa création, annonce qu’il « vient d’organiser au 29, rue Archimède au rez-de-chaussée, un bureau spécial pour les secours aux prisonniers de guerre italiens se trouvant dans la Belgique occupée ». Sa trésorerie sera confiée à Monsieur Giacomini, le commerçant italien le plus connu de Bruxelles auprès duquel la riche maison Errera se fournissait en vins exquis.

L’œuvre procède par la création d’un comité local de « marraines » recrutées parmi les dames de la localité, qui adoptent chacune un « filleul » parmi les prisonniers et veille sur son sort. Ces marraines procèdent à des collectes régulières de fonds, de nourriture et de vêtements, s’assurent de leur distribution à l’intérieur du camp et organisent des activités permettant aux prisonniers d’en sortir ponctuellement. Ainsi, deux fois par mois, les prisonniers assistent à la messe à l’église d’Andenne, et y rencontrent leurs marraines « toujours aux aguets pour leur donner de petits paquets ». Ils passent alors un moment rompant avec l’uniformité de leur vie d’exilés. Monrique mentionne encore une autre forme d’assistance : « Une buanderie a été installée au camp, grâce à la générosité d’une marraine qui a donné le matériel nécessaire et d’un ami, qui fait régulièrement des dons de savon ».L’album abonde de photographies montrant ces dévouées marraines de tous âges, dont les identités nous restent pour la plupart inconnues. Seules leurs doyennes et leur présidente sont présentées nommément. Mademoiselle Gabrielle Moncheur de Rieudotte (1877-1944) est la « Présidente des marraines ». Son père, Camille, fut sénateur, conseiller provincial et Échevin de la ville d’Andenne. Après son décès en 1905, une artère de la localité fut baptisée « rue Moncheur », le long de laquelle se trouvent les installations des fonderies installées et gérées par sa famille, celles où sont logés les prisonniers italiens. C’est sans doute pour cette raison que mademoiselle Moncheur de Rieudotte assure le rôle de Présidente du comité qui leur porte assistance.Si tout l’album cherche à garder le souvenir de la rencontre entre « les Marraines d’Andenne et leurs filleuls italiens », on remarquera que jamais ces marraines ne se retrouvent sur un même cliché avec leurs protégés. Sans doute la chose leur était interdite par les gardiens allemands. Cependant, la personne qui a réalisé l’album a cherché à rapprocher les prisonniers et leurs marraines en plaçant leurs portraits côte à côte tout au long des pages de l’album.

Quelques mois après l’Armistice, on lira dans le journal de la communauté italienne de Bruxelles qu’Isabella Errera aurait également contribué à protéger certains de ses compatriotes prisonniers ayant réussi à s’évader, comme elle l’avait fait précédemment pour d’autres prisonniers alliés :« Nous ne citerons cette fois que Madame Paul Errera, la femme du sympathique bourgmestre d’Uccle. C’est une tradition dans cette famille d’être généreux. C’est aussi celle d’être braves. On a déjà beaucoup parlé de l’œuvre accomplie par Madame Errera en faveur de jeunes gens qui voulaient passer la frontière pour aller servir et venger leur pays. Ce que l’on ne sait pas c’est que cette héroïque dame avec la plus grande simplicité et le plus vif empressement a hébergé et caché dans sa propre demeure de la rue Royale un bon nombre de prisonniers italiens échappés des camps allemands ! Madame Errera n’ignorait cependant pas que si jamais elle aurait été surprise ou dénoncée c’était le conseil de guerre et la fusillade ! Et à un reporter italien qui demandait à cette âme généreuse – qui donna sans compter pour les nôtres, comme pour toutes les œuvres d’ailleurs – si elle n’avait pas songé qu’elle pouvait être trahie ou surprise, Madame Errera répondait avec la plus belle simplicité – qui est l’apanage des âmes sereines et fortes – « Bah ! si on devait perdre son temps à réfléchir à tous ces petits détails, on finirait par ne plus rien faire !  Quel brave cœur ! » (L’Eco d’Italia, 31 août 1919).


Libération


Le 11 novembre 1918, comme tous leurs frères d’armes, les prisonniers apprennent la nouvelle de l’Armistice : « Il ne fallut point nous pousser dehors et nous étions bientôt tous sur la chaussée, marchant allègrement vers Andenne ». Les marraines reçoivent alors leurs protégés dans leurs maisons, célébrant avec eux la liberté retrouvée. Les Allemands n’ont pas encore quitté le territoire, mais les prisonniers militaires sont tous officiellement libres, comme le stipulent les conditions d’Armistice. Le 13 novembre, un soldat allemand appartenant à l’Inspection des Prisonniers de guerre de la 7e Armée (Gef. Insp. 7. Armee) dresse une liste nominative de tous les prisonniers des armées alliées stationnés à Andenne : elle contient les noms de 1 570 Français, 19 Russes, 7 Britanniques et 78 Italiens.Quelques jours plus tard, après le départ définitif des troupes allemandes, les ex-prisonniers italiens participent à une cérémonie patriotique organisée par la ville d’Andenne aux côtés de régiments belges et alliés. Et c’est finalement le 28 novembre que l’ordre de départ leur est signifié. Tous les soldats italiens embarquent le lendemain à bord d’un bateau-vapeur mis à disposition par l’administration du service fluvial Namur-Andenne. L’émotion est vive et partagée, Italiens et Andennais se saluent et s’ovationnent une dernière fois. À sa manière, Joseph Monrique relate l’instant mémorable : « Le bateau était orné de drapeaux belges et italiens ; nous étions massés tous sur le pont d’avant. Quand la cloche de bord donna le signal du démarrage, une longue acclamation partît de nos poitrines : « Vive la Belgique, Vive Andenne ». Nous agitions des drapelets et nos mouchoirs, criant notre ultime adieu à nos marraines et à la foule massée sur le quai ». Le dessin au fusain sur la dernière page de l’album représente le bateau au départ d’Andenne, contournant la petite île de Belgrade, en amont du pont sur la Meuse.Les Italiens libérés prennent alors la direction de Namur, où les attend une grande réception organisée par la colonie italienne de la région. Le jour suivant, le 30 novembre 1918, les ex-prisonniers montaient dans un train à destination de Valenciennes, d’où ils seront ensuite dirigés vers « un camp de concentration à la frontière suisse », qui est fort vraisemblablement celui de Leyment (dans l’Ain), plaque-tournante du rapatriement des troupes et des prisonniers italiens vers leur pays.

La ville d’Andenne n’enregistrera qu’un seul décès parmi les prisonniers italiens : celui de Vittorio Smanio, un fantassin du 58e régiment d’infanterie âgé de 30 ans, originaire de Montagnana dans la province de Padoue. Il s’éteignit le 5 février 1918, « rue Moncheur à Andenne », précise son acte de décès dressé par l’administration communale ; l’homme est donc mort dans le camp où il était détenu, dans les bâtiments des fonderies d’Andenne, à Cobegge. D’autres prisonniers d’Andenne, malades, furent probablement transportés vers les hôpitaux militaires de Namur ou de Liège, où certains sont peut-être décédés. Si c’est le cas, nous ne connaissons pas leurs noms.Nous ne connaissons pas plus les noms de ceux dont les visages figurent sur les photographies de l’album-souvenir, car il est impossible d’établir une correspondance entre celles-ci et les noms repris dans la liste dressée le 13 novembre 1918. En revanche, nous pouvons remarquer que certaines photographies n’ont pas été prises au camp : quatre portraits ont été réalisés en studio, comme en atteste le décor artificiel en arrière-plan. Trois datent vraisemblablement d’avant la guerre, car les hommes y portent un uniforme impeccable et leurs cheveux sont parfaitement coiffés. Dans ce cas, elles auraient été offertes par ces hommes eux-mêmes à leurs marraines lors de leur détention à Andenne, ou peut-être leur ont-ils envoyé ce souvenir très personnel après leur retour en Italie. La quatrième photographie montre un soldat en tenue de prisonnier : le cliché a donc été pris en 1918, probablement à Andenne, soit au cours de la captivité, soit, plus probablement, entre le 11 novembre, jour de l’Armistice, et le 29 novembre, jour du départ définitif des prisonniers. L’homme porte son brassard de bagnard et une décoration sans doute reçue d’une marraine andennaise. Sa tunique est faite de plusieurs pièces de tissu différentes, signe des réparations apportées à ce précieux vêtement au cours de sa captivité. Son regard brille de la dignité retrouvée.

Un hommage à Isabella Errera et aux Dames d’Andenne

Le grand album-souvenir se referme. Ses 16 pages et ses 65 images laissent son lecteur sans voix, mais non sans questions. Qui a pris ces photographies ? Qui a conçu ce majestueux album ? Qui a dessiné les magnifiques illustrations et enluminures ? Qui a offert cet album à Paul et Isabella Errera ? Et à quelle date ? Autant d’interrogations qui restent aujourd’hui sans réponse. S’il est évident que cet ouvrage fut confectionné après la fin de la guerre, probablement à la fin de 1918 ou au début de 1919, aucun élément interne ou externe ne permet de le dater précisément. Mais il est une certitude néanmoins : l’assistance apportée aux prisonniers italiens détenus à Andenne fut largement une histoire de femmes. D’Isabella Errera-Goldschmidt à Gabrielle Moncheur de Rieudotte, de la vénérable doyenne à la jeune demoiselle, des Sœurs de la Charité aux écolières de la localité, ces dizaines de visages sont autant de traces du dévouement et de l’abnégation dont ces femmes ont fait preuve durant les quatre années éprouvantes de la Grande Guerre, et en particulier durant cette année 1918 où elles assistèrent des exilés plus éprouvés qu’elles-mêmes. Leurs visages rayonnants, leurs gestes réconfortants, leurs paroles apaisantes et leur présence soutenante remplirent d’une clarté salvatrice les jours des prisonniers italiens. Grâce à elles, leur exil fut moins sombre.

L’Œuvre d’assistance aux prisonniers Italiens déportés en Belgique fut officiellement dissoute le 10 mars 1919. Comme le souligna Monsieur Giacomini dans le discours qu’il prononça à cette occasion, « la prospérité de cette œuvre de solidarité hautement humanitaire est due tout entière aux sentiments de générosité des membres de la Colonie Italienne de Bruxelles et aussi à la charité sans bornes de personnes dont le dévouement envers les éprouvés ne s’est jamais démenti au cours du long drame que nous avons vécu sous l’occupation ennemie ». En plus d’Andenne, elle aura été active à Acoz, Landen, Libramont, Mochamps (Tenneville), Muizen (Malines), Namur, Neuville-sous-Huy et Quenast, où se trouvaient cantonnées d’autres compagnies de prisonniers italiens durant l’année 1918, parmi bien d’autres localités encore.Le 30 novembre 1919, L’Eco d’Italia annonçait que Madame Errera avait été décorée de la médaille d’argent de la Croix-Rouge italienne pour « les services très grands et le dévouement inlassable de cette courageuse dame pour secourir les malheureux prisonniers italiens en Belgique ». Elle sera également mise à l’honneur par les autorités belges, qui lui décerneront la Croix civique de première classe avec raie d’or pour ses interventions dans les services de ravitaillement de la commune d'Uccle durant la période d’occupation allemande.Devenue veuve en 1922, « Madame Paul Errera » s’éteindra le 23 juin 1929, dans la demeure familiale bordant le Parc Royal de Bruxelles. Huit décennies plus tard, une de ses descendantes lèguera ses archives au Musée Juif de Belgique. L’Album Souvenir du camp des soldats italiens prisonniers à Andenne en faisait partie. Un époustouflant cadeau pour l’historien de la Grande Guerre, et un vibrant hommage à celles et ceux qui en vécurent l’épreuve.

L’Album Souvenir a été entièrement digitalisé et peut être consulté sur note site : www.pdgit1918.be




Sources:


Archives du Musée Juif de Belgique, Bruxelles (Fonds Errera, boîtes 28 et 35). Sauf mention contraire, toutes les illustrations de cet article sont extraites de l’Album Souvenir du camp des soldats italiens prisonniers à Andenne 27 janvier – 29 novembre 1918, qui y est conservé (www.mjb-jmb.org).

Archives de la Ville d’Andenne, Prisonniers des armées alliées (Bibliotheca Andana, https://www.bibliotheca-andana.be/?page_id=198033).

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