« Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ le respect du passé » (Ernest Renan). La flamme est un vent désespéré qui prend la couleur noire des enfers apparus sous un ciel comme un couvercle de Charles Baudelaire, où voici la nuit des trains de fantôme dans lequel est monté l’enfant des fêtes foraines. Sur la forme du soir, la nuée monte de cet espace intermédiaire entre en bas et en haut : la toiture, ou plutôt son squelette, qui fait exploser ses pierres. J’ai senti les chairs brûlées. La messe macabre me nourrissait d’une eucharistie obscure. Au moment de basculer, la tour se redressa. La nuit ne se prolongea pas assez pour que l’aube me retrouve, immobilisé entre les deux vigies.
Préparé à retrouver Eugène Viollet-le-Duc… les questions sur la charité face au patrimoine, la piété contre l’esthétique, le choix entre les flèches pour basilique et celle pour cathédrale. L’église consumée comme un buisson ardent que déshabitués de l’invisible, nous laissons à leur montagne.
L’effacement ou les stigmates, ces « instants » d’éternité, choisirons-nous, et l’imaginaire qui se mêlait à l’héritage, fructifiera-t-il du sept au neuf, fut-elle jamais ancienne ? En forme de lutte entre anges et chimères, la cathédrale devient une communion civile de plus « plus belle la vie » au futur des « lendemains qui chantent ».
Chaque jour, la belle au bois sans prince, fait la « une » des questions et des réalités qui lui assurent un destin posthume. Car jamais anthume, rien de son vivant, tout après sa mort et sans assurance de gésine. Il est vrai qu’elle ne s’appelle pas Agnès comme la première chapelle qui s’éleva à Saint-Eustache. La sainte patronne des femmes en gésine viendrait-elle visiter la Vierge élue ?
Minutes de flèche
Peu après 2000, mes amis cordistes (de la corde à nœud à la corde lisse) Steeve et Yann Elbeze, sont priés par le responsable de travaux courants, d’aller chercher les culottes qui pendent aux gargouilles, et qu’ils enlèvent grâce au tube d’échafaudage. Là-haut, le vent des saisons n’est donc pas tout seul à porter ses messages dans les chéneaux. Deux fois par an, à la tombée des feuilles et avant les grandes pluies d’été, balade sur le plomb qui règne en plaque, en écaille et en crochet, pour vider les chéneaux.
Pour monter vers le coq, deux grilles attachées de part et d’autre du fût, et ainsi de suite en montant, servent, à d’autres équipes de couvreurs, d’échelle de Jacob. Dans cet univers de bois et de plomb, le ciel parfois, lorsqu’il devient baudelairien, semble fait de mêmes matières. Et l’on repartait avec des sacs pleins de toutes ces traces de passages nocturnes sur les terrasses qui fonctionnaient alors comme une machine à rêves pour la grande famille des quasimodos sans cloche. Notre-Dame, à l’abside, ressemble à un vaisseau coque en l’air. Les arcs-boutants, vergues par métaphore, ont attiré maints mariniers voyageurs.
Minutes charpentières
De la chambre haute de la charpente aux cryptes par la halle centrale, Notre-Dame est une trinité de niveaux que triangulait la flèche. À noter que les tours comptent un niveau de plus, la chambre des cloches, qui s’élève également au-dessus de la toiture de plomb. La pierre devient bois avant de laisser la place aux métaux. La tradition indique que, sous le massif de pierre qui porte le vaisseau, des pièces de bois auraient été foncées dans le lit du fleuve. Il est curieux de constater que la « forêt », appellation romantique, s’élève au-dessus des murs, un ancrage aérien, dans toutes les directions du temps.
Les chênes, un millier, de la deuxième charpente établie sous saint Louis (xiiie siècle), à mesure que l’église de Maurice de Sully (xiie siècle) grossissait et grandissait, ont séché en place et ont ainsi connu ici cette deuxième vie de la matière vivante lorsqu’elle est mise en œuvre par des mains et des esprits qui l’ont apprise et aimée. Au sein de la forêt de grands et petits bois, d’où son nom, une charpente à quatre pieds (modèle de la tour Eiffel), a été établie (insérée) par les entreprises Bellu et Daunay, lorsqu’Eugène Viollet-le-Duc l’a imaginée pour succéder à la précédente qui avait été démontée, pour raisons de faiblesse, entre 1786 et 1792. On passait de 72 m de hauteur à 93. Paris construisait et construira de plus en plus vertigineux. Les croix de Saint-André lui ont permis de résister à tous les vents, sauf celui du feu.
Minutes horlogères
Le 31 mai 1864, la cathédrale est consacrée. Le chantier de restauration est achevé. Mais les équipements ne sont pas terminés. Dans mon film de 1974, L’étrange balade de Quasimodo (Antenne 2, réalisateur Bruno Gantillon), on la découvre dans une cage de verre, à la croisée du transept. L’horloge Wagner, successeur Collin, est inaugurée pour l’Exposition universelle en 1867. Chaque semaine, elle est et sera remontée pendant quarante ans par Joël Robineau, auquel a succédé ces dernières années son confrère Olivier Chandez de la société (historique) Michel Henry-Lepeaute.
Le chef-d’œuvre de mécanique assume deux fonctions. Les trois manivelles la remontent pour sonner les quarts, demis et heures et faire sonner la famille cloches disposées sous le plancher de la passerelle qui traverse la Forêt. Cloches des messes, paroissiales, épiscopales et canoniales, qui comportaient au nombre de sept, dont la cloche de bois du Vendredi saint, le jour du grand silence de la mort du Christ. La flèche fait office de troisième clocher, celui qui appelle à a communion, alors que le clocher qui la couronne est le reliquaire céleste aux trois reliques, du Christ, de sainte Geneviève et de saint Denis. Des tringles, axes tournants, relient (reliaient) la machine aux cadrans placés aux quatre points cardinaux, placés en haut des bras du transept. Un orgue de métal qui commandait la musique du temps et qui pourra être reconstituée, les grands horlogers contemporains nous l’assurent.
Minutes symboliques
Les signes gravés dans les membrures de la charpente, témoins du dispositif de montage, sont perdus à jamais, à moins que l’on ne respecte la tradition du montage d’origine en sa belle nécessité, lors de sa reconstitution en jeunes chênes de soixante ans (un millier, à peine plus, et beaucoup de disputes sur l’estimation de leur âge et de leur nombre). Il faudra, sur le poinçon-pivot central, replacer, reconstituée, la place comportant l’inscription AGDADU (À la Gloire Du Grand Architecte de l’Univers), comme une signature de l’entreprise Bellu, avec mention du « gâcheur » (terme compagnonnique désignant le responsable d’une tâche) Georges. Son rôle est éminent puisqu’il « lève » la flèche à l’Orient.
La tradition compagnonnique rapporte qu’un jeune garçon, né en 1859, connut Georges. Eugène Milon, Guépin, le soutien de Salomon, a dressé la tour Eiffel, autre charpente à quatre pieds, en fer cette fois. Entre les deux flèches, une parenté de structure et d’esprit. La tour Eiffel est pour les compagnons des différents rites, le lieu de leur réconciliation par et pour le chantier. Le 25 mai 1864, à peine une semaine avant la cérémonie qui concluait les grands travaux qui nous intéressent, l’Assemblée nationale, d’un Empire qui se voulait devenu libéral, votait le droit de coalition pour les ouvriers. Pas encore le droit de se mettre en grève (droit qu’ils exerceront sur le Champ-de-Mars), mais la reconnaissance de leur compagnie opérative.
Minutes intimes
Lorsque je me promenais dans la forêt avec quelques visiteurs privilégiés, l’odeur du temps, les lumières d’un blanc trouble, nous installaient dans un ordre touffu où nous respirions des odeurs tenaces que nous réinventions, en symbiose avec cette nature transposée et l’expérience du temps perdu et retrouvé. Le merveilleux éventail de bois de l’abside conservait les grandes poulies qui permettaient de manœuvrer les filins auxquelles furent suspendus les chapeaux de cardinaux et, bien avant, les tapisseries des décors pour grandes cérémonies et les grands tableaux posées sur le rang supérieur de la clôture.
Les cintres du théâtre sacré n’ont plus lieu d’être ; depuis longtemps, les machinistes ne fréquentaient plus ce paradis des coulisses. Le théâtre a cessé de se jouer dans l’église et s’est transporté dans la ville. Le feu a emporté les traces. Ni ruines, trahisons ou fidélités, ne peuvent rien contre l’irréversibilité. La mort aurait-elle gagné contre l’éternité. Notre humaine condition, en cette circonstance, est bien à l’épreuve du miroir.Visage contre visage, je me postais dans la première salle de la flèche, une fois gravies les marches l’escalier de charpente, et m’approchant du garde-corps me retrouvait face à face avec un jouvenceau, coiffé à la page, en robe de pèlerin, avec la règle d’architecte-pèlerin, qu’il tenait d’une main, rejetée en arrière, et l’autre main en visière le protégeant du soleil aveuglant.
Eugène Viollet-le-Duc, une œuvre du chef sculpteur, son adjoint, Adolphe-Victor Geoffroy-Dechaume, montait de l’escalier de Saint-Jean son idée géniale pour cette flèche, a consisté à disposer en croix de Saint-André, le tétramorphe des quatre évangélistes descendant les quatre escaliers des apôtres. Lui seul quitte la terre selon la tradition de l’église tridentine qui élève au ciel l’arche de Noé, pendant qu’atterrit le vaisseau de l’église.
Minutes de couvreur
Les tuiles de plomb du grand toit avaient le double d’épaisseur de celles utilisées par Viollet-le-Duc pour la flèche. Les 210 tonnes de la toiture médiévale reprise régulièrement, en particulier au xviiie siècle, assuraient une belle contrepartie à la voûte ogivale, et la couverture de la flèche soudée à chaud (outre la pente), l’étanchéité du clos couvert.
Où l’on voit que la question d’un concours pour explorer des solutions nouvelles, ne peut, en aucun cas, outrepasser statique et cinétique parfaitement associées dans le monument dont nous héritons. Ajoutons-y la symbolique dont notre époque est peu porteuse, ce qui l’oblige à imiter faute d’une connaissance autre qu’intellectuelle des sites anciens. Qui parmi nous est le successeur de nos maîtres du rationalisme et du récit romantique ?
Par où est passée l’histoire ?
La question n’en reste pas moins posée entre consolidation et restitution… Et comme comprendre fonde, non pas seulement notre désir de justice – je mets de côté la mise en accusation qui est une manière de se débarrasser du regret, la fameuse « résilience » indispensable à notre passion pour le bonheur « malgré tout » –, mais le mode de construction-reconstruction, et le soin que nous devons aux lieux qui donnent du sens aux nations. Vous savez sûrement que si la Commune de Paris n’a pas vraiment mis le feu à la cathédrale en ces jours tragiques de la Semaine sanglante de mai 1871, c’est sûrement parce que Notre-Dame ne faisait pas le poids idéologiquement à ce moment de l’histoire.
Nos années économiques et quelque nostalgie l’ont à nouveau investie, et notre mémoire événementielle, l’ont « patrimonialisée ». Culte et culture s’effacent derrière le patrimoine, certaines attitudes paraissant, à l’évidence, fétichistes. Peut-être un nouveau Contrat social !
Depuis le 15 avril, deux questions me sont posées : pourquoi et comment a-t-elle brûlée ? C’était impossible, me dit-on, compte tenu des mesures de sécurité, assez récentes en vérité (à partir des années 2014), et compte tenu de la nature des matériaux en jeu. Vous avez lu les multiples articles qui appuient sur ou tel point, avec des erreurs avérées et d’autres soupçonnées. J’en traiterai dans les chroniques techniques qui suivront cet article. On aboutit à deux conclusions. L’une, que j’adopte, est la rupture de la chaîne des responsabilités, qui met en cause, à travers les années et le déroulement des faits et interventions de tous types qui constituent l’histoire de cette soirée. L’autre, que j’écoute, consiste à dire qu’aucune explication ne rend compte de la ruine possible de la cathédrale, le fait et l’intrigue. L’énigme non résolue est la pire des suggestions : la preuve par l’absurde dont les réseaux sociaux et quelques grandes intelligences sont les témoins convaincus.
Luc Le Vaillant, dans un article de La Croix, reconnaît à la Vierge qui avoue : « C’est moi qui ai mis le feu », la capacité de s’immoler pour sauver le catholicisme. L’article se termine avec un trait d’esprit combattif, que vous apprécierez : « Je biche intérieurement de les avoir tous vus défiler à mon chevet, les rois, et présidents, les riches et puissants, les influenceurs et les likeurs. Comme si j’avais su leur rappeler leur finitude, leur fragilité, leur inconsistance en mettant mon éternité en jeu. Et mon habileté au feu. »
Sur le parvis je reviendrai pour regarder le huitième roi de Judas, Aminabad (généalogie de Jésus, évangile de Mathieu), signé Chenillon 1858, Eugène Viollet-le-Duc, second portrait de l’architecte, cette fois âgé d’un peu plus de quarante ans, en roi barbu. Victor Hugo est à nouveau lu. L’histoire se réveille pour accompagner le progrès des consciences. L’incendie a cristallisé nos angoisses. Les pierres vivantes de la cathédrale sont offertes par l’œuvre à notre humanité. Hôtellerie des peuples qui l’attendent comme elles les attendent. À jamais, ne soyons plus des consommateurs indifférents.
Commenti