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Belphégorvoir: Le Louvre entre les lignes


Parmi les romans qui accordent dans leurs intrigues un rôle non négligeable au Louvre, Belphégor tient une place emblématique. Le livre et ses adaptations télévisées et cinématographiques ont ancré dans l’imaginaire le musée en tant qu’élément scénique indispensable de l’inquiétant Belphégor, au même titre que Notre-Dame pour Quasimodo dans l’œuvre de Victor Hugo. Ainsi, sous la plume d’Arthur Bernède, le Louvre devient lieu de crime, mais aussi un bel écrin de la littérature populaire.

Vivianne Perret



« Il y a un fantôme au Louvre ! » Dès la première phrase de ce roman-feuilleton signé d’Arthur Bernède et publié dans Le Petit Parisien du 28 janvier 1927 au 28 mars 1927, l’univers est posé. Un musée à la fois mystérieux et menaçant, car ce fantôme tue, et contemporain des lecteurs car l’auteur situe très précisément le début de l’action au 17 mai 1925.


La salle des dieux barbares

Les habitués de la prose ô combien prolifique d’Arthur Bernède dans les colonnes du journal retrouvaient leur détective favori, Chantecoq, dans une nouvelle aventure. Néanmoins le premier rôle serait assigné à un nouveau venu, le jeune Jacques Bellegarde, journaliste… au Petit Parisien. Car, dans ce roman, truffé de délicieuses invraisemblances et riche en rebondissements, l’auteur sème à tout-va des indices du paysage urbain qui permettent de suivre nos héros dans la capitale.

L’intrigue débute alors que l’ancienne résidence royale devenue musée en 1793 venait tout juste d’être réaménagée. L’occasion pour l’auteur de placer l’action dans une pièce imaginaire, baptisée « salle des Dieux barbares », fortement inspirée par sa propre visite du département des antiquités égyptiennes. Le succès fulgurant du roman et de ses adaptations cinématographiques et télévisées conduiront longtemps les touristes à réclamer avec insistance au personnel du musée la direction de cette fameuse salle ! La silhouette « enveloppée d’un suaire noir et la tête couverte d’un capuchon » qui se faufile entre les statues avant de s’engouffrer dans la galerie qui mène à la Victoire de Samothrace reçoit un nom : Belphégor, du nom de la statue du dieu Moabite renversée près de laquelle le corps du malheureux gardien a été retrouvé. Contrairement à la célèbre adaptation en série télévisée de 1965 de Claude Barma avec Juliette Gréco dans le rôle de Belphégor, où la production avait été contrainte de récréer le décor du musée, le film en quatre épisodes réalisé en 1927 par la société des Cinéromans sera tourné dans les lieux décrits dans l’ouvrage, en suivant fidèlement la trame.

Notre jeune premier, bien décidé à mener l’enquête et à s’offrir le scoop du siècle se précipite au Louvre. Mais il croise l’inspecteur Ménardier qui lui en interdit l’accès. Il rebrousse chemin, remonte le boulevard Sébastopol et s’enferme dans son bureau au Petit Parisien, rue d’Enghien.


L’antre du reporter

L’ancien siège du journal Le Petit Parisien se dresse toujours au 18-20 de la rue d’Enghien qui porte son nom actuel en mémoire de Henri de Bourbon, duc d’Enghien fusillé à Vincennes en 1804. Le quotidien, fondé en 1876, pouvait se targuer d’un des tirages de presse les importants avec Le Matin où publiait également Arthur Bernède. À la pointe de la modernité, Le Petit Parisien avait lancé une radio dont les studios et l’antenne étaient installés dans l’immeuble dont la façade porte encore les initiales PP. Les locaux serviront bien évidemment de décor pour les épisodes du roman et du film. On voyait ainsi en 1927 le grand hall d’entrée, le hall du premier et la salle de rédaction briller sous les feux de quinze cents ampères projetés par vingt-cinq lampes, tandis que le personnel, dactylos comprises, se pliait avec grâce aux charmes de la figuration. Le destin du journal basculera après la Seconde Guerre mondiale. Accusé de collaboration, Le Petit Parisien disparaît. Ses locaux seront repris par Le Parisien Libéré, puis, après le déménagement du journal, ils seront successivement affectés à un théâtre, à l’agence d’architecture de Ricardo Bofill, au couturier Paco Rabane avant de servir en 2007 au QG de campagne de l’UMP lors de l’élection présidentielle que remporta Nicolas Sarkozy.

Si Jacques Bellechasse aimait réfléchir au journal, l’auteur le loge néanmoins dans un rez-de-chaussée avenue d’Antin…soit au 31, soit au 36. Une erreur qui s’explique probablement par la livraison du texte en feuilleton. L’avenue d’Antin, dénommée ainsi en hommage au duc d’Antin, était jadis aussi mal fréquentée que sa voisine « l’allée des veuves ». Mais à l’époque où se situe le roman, l’artère du huitième arrondissement était devenue très chic. Le couturier Poiret y avait son hôtel particulier. Le flamboyant mais ruiné Boni de Castellane s’y était retiré. Le jeune Bellechasse, pourtant peu fortuné, habitait donc au 31, soit dans l’ancien hôtel de Wecker, bâti dans le style néo-Renaissance en 1884. Devenu aujourd’hui hôtel Dillon, il est la propriété du prince Robert de Luxembourg et abrite le restaurant gastronomique Le Clarence. Curieusement Arthur Bernède commet dans le roman l’erreur de laisser à l’avenue son ancienne appellation, pourtant rebaptisée avenue Victor-Emmanuel III depuis 1918 et qui ne prendra qu’après la Seconde Guerre mondiale le nom qu’elle porte aujourd’hui d’avenue Franklin Roosevelt.


Le roi des détectives

Chasser le fantôme du Louvre n’est pas le seul souci de Bellechasse. Il souhaite rompre avec sa maîtresse, Simone Desroches. Une liaison probablement à la source de la critique émise par la Revue des Lectures, déclarant que wq. Dans son hôtel particulier « d’architecture très moderne » de la rue Boileau, dans l’ancien village d’Auteuil, la demi-mondaine se désespère de ne pas être aimée en retour. Poétesse de salon, elle se languit de Jacques, entourée par Mlle Bergen, une dame de compagnie scandinave et Maurice de Thouars, un fils de famille désargenté, qui rêverait de prendre la place libérée par Bellechasse. La commune d’Auteuil avait été rattachée au 16e arrondissement de Paris et pour une partie moindre à Boulogne en 1860. Le poète Boileau résida treize ans au xviie siècle au numéro 26 de la rue qui porte son nom, sans inspirer pour autant à Simone des vers aussi plaisants que son joli minois.

Une des raisons qui poussent à le jeune journaliste à rompre se prénomme Colette. Elle est la ravissante fille du brillant Chantecoq, dont les lecteurs du Petit Parisien connaissent déjà – depuis 1912 et six romans – son passé d’agent de la Sureté générale et de sa décision de s’établir en tant que détective privé. Le Roi des détectives, puisque tel est son surnom et as des déguisements, réside dans un petit hôtel particulier sur l’avenue de Verzy, reliant l’avenue des Ternes et la rue Gersant dans le 17e arrondissement. Un quartier lui aussi enrichi en 1860 par l’annexion de l’agglomération des Ternes. Bien que baptisée avenue, elle est en fait l’une des six voies privées desservant un ensemble de propriétés, la Villa des Ternes. Une grille barre l’accès de l’avenue de Verzy, qui porte le nom d’un ancien conseiller. La maison de notre détective, ainsi qu’il est clairement décrit dans le roman, possède un jardin, surveillé par deux énormes danois, Pandore et de Vidocq (trait d’humour de Bernède qui avait raconté les exploits du policier dans un livre) pour le protéger ainsi que sa fille des tentatives de meurtres de Belphégor.


Le trésor des Valois

Qui dit trésor, dit aussi souterrain. Celui qui permet à Belphégor d’aller et venir sans être arrêté relie le Louvre à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, en l’honneur de l’évêque d’Auxerre, père spirituel de sainte Geneviève, patronne de Paris. Située à proximité de l’ancienne résidence royale, l’église reçut en conséquence le titre de « paroisse des rois » avec l’installation des Valois au Louvre. Trois fois reconstruite depuis la fin du vie siècle et souvent menacée de destruction, l’église a eu la particularité de servir de dernière demeure à nombre d’artistes qui avaient été logés au Louvre de 1608 à 1806, lui gagnant le surnom de « Saint-Denis du génie et du talent ». Le souterrain est également le lieu où le fantôme du Louvre y attend ses complices. « Un bossu et un homme en salopette », mal logés puisqu’ils vivent dans une « bicoque » dont le toit aurait besoin d’être refait, au fond d’une impasse donnant sur la rue Beaunier, nom d’un intendant de l’Empire, dans le 14e arrondissement. Le choix de la rue n’est peut-être pas si anodin pour le romancier. Il y avait peut-être dîné au numéro 24 chez un autre Breton célèbre à l’époque, le romancier, poète et futur académicien Charles Le Goffic, de dix ans son aîné. À moins que Bernède ne soit souvenu qu’au même numéro Lénine s’y était réfugié de décembre 1908 à juillet 1909.

Malgré mille embûches, Belphégor sera démasqué et ses comparses arrêtés. L’heureux dénouement se fêtera comme il se doit au restaurant de la Tour Eiffel d’où Colette et Jacques, fiancés, admireront le panorama de Paris, persuadés que Belphégor ne ressuscitera jamais. Quelle erreur !


Belphégor ressuscité

Le fantôme du Louvre fit à nouveau trembler la France entière pendant quatre semaines tous les samedis. Nous sommes le 6 mars 1965 et l’adaptation du roman de Bernède sur la première chaîne de l’ORTF apparaît sur les écrans de télévision, remportant un incroyable succès, rivant quinze millions de téléspectateurs à leur poste dès le premier épisode. Respectant la découpe en quatre parties habituelles au cinéroman d’antan, le réalisateur Claude Barma transpose l’intrigue dans le Paris de 1965, l’adapte avec quelques modifications, comme la suppression de Ménardier permettant à Chantecoq d’endosser le rôle de commissaire et ajoute une pointe d’ésotérisme à l’histoire. Il donne un peu plus d’élégance au masque de Belphégor dont le costume était déjà bien défini par le Cinéroman de 1927. L’engouement est tel qu’il est obligé de mettre faire la pellicule sous séquestre et de faire signer des contrats de confidentialité aux acteurs afin de protéger le suspense et l’identité du fantôme. À l’instar de Jacques Bellechasse, Robert Werner, un jeune reporter du Paris-Jour (et qui fera par la suite une très belle carrière) se laisse enfermer une nuit au Louvre. Point de fantôme mais une belle augmentation du tirage le lendemain !

Le Louvre ayant refusé d’accueillir le tournage du film, les lieux seront reconstitués dans les studios de Saint-Maurice, dans le Val-de-Marne où Claude Autant-Lara tourna La traversée de Paris en 1956. Les adaptations suivantes ne connaitront pas le même succès (La malédiction de Belphégor en 1967 et une série animée en 1998) avant une version cinématographique en 2001 de Jean-Paul Salomé avec Sophie Marceau dans le rôle-titre et qui aura quant à elle la bonne fortune d’être tournée au Louvre.


Arthur Bernède, romancier populaire

« La seule épitaphe que je veuille sur ma tombe, avait affirmé Arthur Bernède, est : il fut romancier populaire. Je n’en rougis pas ; ne l’est pas qui veut. » Et quelle production ! L’auteur de Belphégor compte à son actif deux cents quarante-trois romans (policiers, aventures et historiques), une quinzaine de livrets d’opéra et autant de scénarios. Né à Redon en 1871, Arthur Bernède appartient à la bonne société de cette petite ville bretonne où il fera de brillantes études, bien qu’indiscipliné. En 1894, toute la famille s’exile à Ville-d’Avray, en région parisienne, peut-être à la suite d’un revers de fortune. Le jeune Arthur « monte à Paris » afin d’y poursuivre ses rêves d’une carrière musicale et s’installe au 41 de la rue Mazarine dans le 5e arrondissement avec son épouse, Henriette, avec laquelle il a eu une fille, Suzanne, née hors-mariage. Chanteur lyrique prometteur, élève de Gabriel Fauré, il est engagé à l’Opéra-comique avant qu’un accident vocal ne brise son élan.

Reconverti en librettiste pour Saint-Saëns et Massenet et en auteur dramatique jusqu’en 1925. il entame parallèlement une carrière journalistique, se signalant par ses positions dreyfusardes et publiant ses premiers feuilletons. Bourreau de travail, signant de son nom ou sous des pseudonymes divers dans de nombreuses publications, Arthur Bernède livre ses productions littéraires les plus célèbres au Matin et au Petit Parisien. Elles sont ensuite reprises ensuite sous forme de roman. Divorcé puis remarié à Thècle-Marguerite Bétouret, l’imaginatif Bernède devient en 1919, avec Gaston Leroux, un des collaborateurs les plus assidus de Cinéromans, une société cinématographique fondée par René Navarre et spécialisée dans la production d’épisodes coïncidant avec la publication des feuilletons éponymes dans les journaux. C’est pourquoi dès 1927, Belphégor eut droit à une adaptation à l’écran (en quatre épisodes découpés comme les parties du roman publiées simultanément) réalisée par Henri Fontaines et scénarisée par Arthur Bernède, projetée dans la salle du théâtre Empire, avenue Wagram. Ce type de films disparaîtra avec l’avènement du cinéma parlant. Séparé de sa seconde femme depuis 1920, avec laquelle il continuait d’entretenir d’excellents rapports, il déménage au 2, boulevard Raspail avec sa compagne, la pianiste Marie Madeleine Paillet. Très actif au sein de la Société des Gens de Lettres, ce fut au cours d’une de ses interventions, le 19 mars 1937 qu’Arthur Bernède fut pris d’un malaise. Transporté à l’hôpital Ambroise Paré, il y décédera quelques minutes avant que ne sonne minuit.


Une couverture sous influence

Pour la réédition de l’ouvrage en 2019, les éditions Libretto ont confié à l’illustrateur Gérard Dubois la réalisation de la couverture. Cet ancien élève de l’École Étienne avoue avoir été marqué par la série télévisée et s’en est inspiré pour une image percutante qui « doit, explique-t-il immédiatement transporter le lecteur au cœur du roman ». Travaillée par rapport au format de la couverture et au titre, il a choisi des tons ocre pour placer le mystérieux fantôme dans une ambiance de jour et raviver l’intérêt d’un des derniers grands romans de la littérature populaire, précurseur de nos séries télévisées (A).

Plus d’œuvres de Gérard Dubois sur son site : www.gdubois.com


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