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Christine de Suèdeune reine déchue à ParisMarie-Hélène Parinaud


Le cardinal Mazarin esquisse une grimace de dépit. Lorsqu’il lit la demande de l’ex-souveraine pour être reçue par le roi de France, il se hâte d’envoyer un message de refus poli. Mais manifestement, la Suédoise n’en tient aucun compte…


Que de déconvenues depuis sa première arrivée à la cour de France, l’année précédente, en 1656 ! Le jeune Louis XIV et sa mère Anne d’Autriche ont décidé de recevoir avec faste l’héritière de Gustave Adolphe, le grand allié du roi Louis XIII dans sa guerre contre la maison d’Espagne. Née le 8 décembre 1626, Christine de Suède est en effet devenue reine à six ans, à la mort de son père, le pouvoir étant exercée par le régent Axel Oxenstierna. Récemment convertie au catholicisme après avoir abdiqué le trône de Suède, elle a la flatteuse réputation d’un bas bleu, parle une douzaine de langues, s’intéresse aux sciences et aux arts, possédant une fabuleuse collection, acquise il est vrai dans des conditions aussi douteuses que dramatiques.


Les collections royales de Suède

Pendant son adolescence, la jeune reine vit au palais des trois couronnes, à Stockholm, lorsque son général, Königsmarck, pille les monastères de Bavière et met à sac Prague en 1648. Il fait notamment main basse sur la fabuleuse collection de l’empereur Rodolphe II. Ce grand collectionneur, amateur raffiné, a rassemblé des joyaux incomparables : monnaies anciennes, instruments de musique, armures des temps anciens, sculptures de Michel Ange, tableaux du Titien de Raphael, de Michel Ange, de Léonard de Vinci. Les reitres et les incendies en détruisent la majeure partie, puis le général, pensant que ces « images » peuvent  plaire à sa reine, les découpe et les casse pour en emplir des tonneaux, empilés sur des chariots. Il faut plus d’un an pour que le convoi du butin arrive jusqu’en Suède (1) ! La célèbre bibliothèque de la reine Christine a également la même origine.

On ignore alors à la cour de France à quel point la reine Christine de Suède, à la mort du régent, s’est encanaillée. Après son abdication et sa conversion, elle s’est entourée, durant son voyage en Europe, de crapules, les glanant au cours de ses pérégrinations. Comme en Italie, à Pesaro, où lors d’une fête, l’ex-reine s’entiche de trois beaux jeunes gens : Francesco et Ludovico Sentinelli, ainsi que Gian Rinaldo Monaldeschi, à la réputation bien établie d’escrocs et d’entremetteurs, faisant dès lors partie de sa suite, l’accompagnant partout, y compris à la cour de France.


Des mœurs étonnantes

Dès son arrivée aux Tuileries, la famille royale, stupéfaite, a déchanté. Christine de Suède ébahit les courtisans soumis aux règles strictes de l’étiquette. Elle est toujours accompagnée de sa suite interlope, refuse de se laver, assiste aux cérémonies données en son honneur au Louvre vêtue d’une perruque miteuse et d’une défroque de carnaval, interrompant le Te Deum à Notre-Dame et le sermon en hennissant de rire, tout en racontant à haute voix des plaisanteries graveleuses ! Elle n’hésite pas, durant le souper donné en son honneur, à couper la parole au jeune roi en lui tapant sur la cuisse. Durant le bal, elle affiche ses penchants lesbiens en faisant une cour éhontée à la jolie comtesse de Thianges, lui conseillant de planter là son mari et de l’accompagner en Italie.


Scandalisé par ce comportement, le jeune Louis XIV décide de ne plus l’admettre à sa cour et demande à son parrain d’éloigner cette énergumène loin de sa capitale. Mais le cardinal Mazarin reste le seul à accorder quelque crédit « à la barbare du Nord ». Il a sondé le phénomène et a mis au point avec la Suédoise une « combinazione ».

Un royaume pour le frère du roi

La France combat l’Espagne sur tous les fronts. Le cardinal a jugé qu’une des possessions de cette puissance ennemie, en Italie, le royaume de Naples, est peu protégé. Il suffirait d’une flottille et de quelques régiments débarquant à l’improviste pour s’en emparer. Une fois cette opération réussie, pour ne pas effrayer les autres principautés italiennes, et risquer de les dresser contre la France, il pense mettre sur le trône, dans un premier temps, un prince ou une princesse qui ne serait pas français. Un souverain « transitoire et neutre » ferait parfaitement l’affaire. Une fois les choses établies, ce dernier adopterait comme héritier le frère du roi de France, le prince Philippe, duc d’Orléans.

La reine Christine n’a pas d’enfant, aucun héritier, et comprend immédiatement quelle perspective magnifique s’offre à elle.

Au lieu de n’être qu’une pittoresque souveraine en exil, une barbare qui offusque les cours européennes par ses extravagances, elle redeviendra une vraie reine, régnant sur un des plus beaux trônes d’Italie : Naples. Le 22 septembre 1656, le traité, dit de « conjonction de Compiègne », est secrètement signé.

Avec l’appui des troupes et de la flotte française, Christine de Suède devient reine de Naples, à titre viager. Au bout d’un délai raisonnable, elle adoptera le frère du roi Louis xiv, qui ne montera sur le trône napolitain qu’à la mort de la souveraine « légitime »

Le débarquement du corps expéditionnaire français est prévu pour février 1657. Le lendemain de la signature du traité, la Suédoise est raccompagnée jusqu’à des carrosses de location qui la ramènent en Italie. On n’a plus besoin d’elle.


La reine et ses voyous

Elle se console de cette humiliante éviction en rêvant au prestigieux royaume de Naples qui l’attend désormais. Elle est installée par le pape Alexandre VII au palais Farnèse avec son trio de canailles qui partagent son lit et contrôlent son palais romain, rançonnant les domestiques qui, pour garder leurs places, doivent reverser aux trois compères la moitié de leurs gages. C’est à qui fera le mieux danser « l’hanse du panier ». Les cuisiniers revendent les casseroles au poids du cuivre, les laquais échangent les chandeliers d’argent contre des lumignons de cuivre, en mettant la différence dans leurs poches. Les chambrières décousent et revendent les galons dorés des tentures tandis que les jardiniers pour se réchauffer, faute de bois de chauffage, brûlent le mobilier des salons !


Un tripot fonctionne au rez-de-chaussée. Le palais, jouissant de la franchisse d’extra-territorialité, est devenu un repaire et un refuge pour les spadassins et les rufians qui s’y installent, moyennant une petite redevance. Très vite, à la salle de jeux s’est ajouté un lupanar, les prostituées y exerçant jour et nuit par roulement. La cour de la future reine de Naples est devenue, à son grand amusement, un bordel, une auberge et un repaire de voleurs.

Néanmoins, le temps lui semble long et, non contente de rêver, malgré les consignes de discrétion absolue, elle décide d’agir, de trouver des alliés pour cette magnifique entreprise napolitaine, tel le duc de Modène. Mais, les mois passent et la souveraine a l’impression que quelque chose freine ce beau projet. D’ailleurs, il ne se passe rien, ni en Italie, ni en France.


Deuxième séjour

Christine de Suède envoie d’abord son valet-amant-secrétaire, Monaldeschi, comme émissaire, auprès du cardinal Mazarin. Mais ce dernier refuse de le recevoir et ne lui transmet aucune réponse. Elle décide alors de se rendre en personne à Paris pour obtenir des explications. « Fâcheuses perspectives », soupire le cardinal, lorsqu’il reçoit la missive le 6 août 1657 que lui porte Tenderini, le capitaine des gardes de l’ex-reine. « Mon cousin, je pars d’ici demain […] que Votre Excellence ne s’étonne pas si je lui parle de cette affaire. Elle est entre vos mains et il ne tient qu’à vous de faire réussir la plus brillante entreprise qui fut jamais. » Elle a quitté Rome, grâce aux subsides du pape qui lui a même prêté une de ses galères, trop heureux de débarrasser la ville éternelle d’une créature aussi démoniaque. 

Devant la difficulté d’éloigner l’encombrante « barbare du Nord », le Premier ministre charge Tenderini de lui porter cette réponse : « Le roi et la reine-mère lui proposent de s’installer à Fontainebleau. » Le 10 octobre 1657, la Suédoise y arrive dans un carrosse brinquebalant, en compagnie de ses commensaux habituels, Monaldeschi et les frères Sentinelli. Au château, comme tous les invités de marque, elle est logée au rez-de-chaussée, dans l’ancien appartement d'Henri IV au pavillon de la conciergerie, relié au château par la grande galerie des cerfs. La reine peut se promener à loisir dans cette immense salle ornée de quarante trois têtes de cerfs, trophées royaux, où des plaques gravées à l’or indiquent les lieux des différents hallalis. Comme elle déambule dans la galerie, poursuivant en rêve son installation dans le beau palais royal de Naples, l’ancien ambassadeur de France en Suède, Chanut, qu’elle connaît depuis son enfance, se fait annoncer, comme envoyé du Premier ministre. Immédiatement introduit, il s’incline devant elle : « Majesté j’ai une mauvaise nouvelle. »


Fin du rêve napolitain

À Naples, le gouvernement espagnol a agi. Manifestement prévenu, il a pris toutes les mesures pour contrer un débarquement français. Trois mille soldats viennent d’arriver de Madrid en renfort, tandis que de puissantes fortifications sont dressées à la hâte le long de la côte, sur les points initialement prévus pour le débarquement. Il est impossible dans ces conditions d’espérer réussir une intervention surprise, seule garante de succès. Le gouvernement français préfère donc renoncer à l’expédition. Adieu aux merveilleux rêves royaux : Christine ne sera jamais reine de Naples ! Toute son ambition, tous ses préparatifs n’ont servi à rien. À travers sa rage et sa déception, une phrase de l’ambassadeur Chanut la tourmente : « – Le gouvernement espagnol a été mis au courant. – Comment ? Par qui ? »

Le diplomate exclut toute fuite dans l’entourage du Premier ministre : « Nos secrétaires gardent nos secrets ! »  Pas plus que dans celui du duc de Modène, lui aussi peu suspect de bavardages intempestifs auprès du cabinet madrilène. Ne reste que celui de l’ex-souveraine…. Et le vieux diplomate ne lui cache pas qu’il lui paraît sujet à caution. Restée seule, la reine fait le point. Elle vient de perdre un royaume pour la seconde fois. C’est une catastrophe définitive et sans remède. La seule chose qui reste encore possible est la vengeance. Qui l’a trahie ?

Sentinelli est auprès du duc de Modène. Elle confie à Monaldeschi, resté à ses côtés, la nouvelle de cette effroyable traîtrise. L’Italien, qui tire gloire de se faire appeler « grand-écuyer », dernier titre qu’elle a donné comme un hochet à son amant, réfléchit à haute voix devant elle : « En effet, Votre Majesté a sûrement été trahie. Le coupable ne peut être que don Francesco ou moi. Comme ce n’est pas moi, je suis sûr que Votre Majesté peut conclure et j’espère qu’elle ne pourra jamais pardonner à l’auteur d’un tel crime. » La reine lui demande quel châtiment elle doit appliquer pour sanctionner cette trahison. Monaldeschi n’hésite pas : « La mort. » La Suédoise le regarde avec attention et laissa tomber : « Rappelez-vous ce que vous venez de dire et en quel lieu. Je vous promets que j’appliquerai votre avis qui concorde avec le mien. Je ne pardonne rien. »


La vengeance

Monaldeschi quitte sa souveraine en dissimulant sa satisfaction, d’autant plus soulagé d’avoir condamné son compagnon, se débarrassant surtout d’un associé devenu trop gourmand. Il a découvert que ce dernier perçoit des bénéfices plus importants que les siens sur une salle de jeux clandestine du palais Farnèse. Certains ont même insinué que son rival est en passe de la supplanter dans le lit de la reine. Par surcroît de précaution, il rédige une lettre anonyme, dénonçant la connivence de Sentinelli et du gouvernement espagnol. Il compte bien, grâce à cela, faire d’une pierre, deux coups : détourner les soupçons sur son rival et, une fois celui-ci éliminé, s’assurer l’exclusivité des détournements et des « à-côtés » du palais Farnèse.

Pendant les semaines suivantes, le visage impénétrable de la reine ne laisse rien transparaître de ses impressions. Elle attend la réponse du cardinal Azzelino, un des responsables de la curie romaine, s’occupant plus spécialement du courrier. Il a, à sa demande, fait systématiquement et secrètement ouvrir et recopier celui qu’envoient ou reçoivent les trois aventuriers qui gravitent autour de l’ex-souveraine. Un mois plus tard, les services du cardinal lui transmettent les doubles des lettres échangées entre les autorités espagnoles et son secrétaire. Ce dernier avait des dettes de jeux qu’il ne parvenait pas à régler. Il a donc trouvé une solution facile pour se renflouer et ne pas rembourser : vendre les secrets de la reine aux Espagnols ! Ces derniers ont alors découvert l’abîme qui les attendait et se sont empressés d’effacer la dette du voyou pour sauver le royaume napolitain. Tous les détails y sont : des précautions prises pour s’assurer de la conquête de Naples, jusqu’à la petite prime réclamée par le dénonciateur… Monaldeschi afin de compenser les risques encourus. Et justement les  risques, ils sont là.

Voulant mettre les documents à l’abri, la Suédoise a convoqué le 6 novembre 1657 le père Le Bel, supérieur du couvent des Mathurins de Fontainebleau : « Vous portez, mon père, un habit qui m’oblige à me confier à vous. Promettez-moi, sous le coup de la confession, de garder secret ce que je vous confie. » Et elle lui avait remis le paquet de lettres. Le moine s’est incliné : « Je suis sourd, muet et aveugle pour les plus petits, à plus forte raison pour les rois. » 

Quatre jours plus tard, le 10 novembre, elle reconvoque le père Le Bel pour midi, dans la grande  galerie des cerfs. En même temps que lui, le favori de la Suédoise, Monaldeschi, est également présent. Le religieux, dès son arrivée, est troublé par l’étrangeté de l’ambiance.

À son entrée, des valets à la mine peu engageante ont refermé la porte, à clefs, derrière lui. Dans un coin de la grande salle, des gardes en armes, regroupés dans un coin, les bords des chapeaux rabattus sur le front pour dissimuler leurs visages, observent attentivement la reine et son interlocuteur, Monaldeschi qui, à l’autre bout, devisent l’un près de l’autre. Le grand-écuyer, très à l’aise, sourit en parlant à la souveraine qui, tout en ne le quittant pas des yeux, fait signe au religieux d’approcher. D’un signe de tête, elle interrompt la révérence du moine : « Mon père, rendez-moi le paquet que je vous ai donné. »


Hallali dans la salle des cerfs

Christine de Suède ouvre lentement la première enveloppe, tout en demandant à Monaldeschi : « – Vous rappelez-vous ce que vous m’aviez conseillé en ce même lieu au sujet du châtiment de trahison ? – La mort » réplique le grand-écuyer avec désinvolture. L’ex-reine déplie alors les lettres qu’elle lit une à une. Monaldeschi, ignorant ce dont il s’agit, continue de sourire et de pérorer. Interrompant son verbiage, la reine, d’un ton glacial, lui tend les lettres : « Vous les reconnaissez, je pense. » L’Italien identifie au premier regard ses dépêches aux Espagnols. Livide, il nie tout en bloc. En réponse, l’ancienne reine ricane de façon si insultante, qu’il finit par avouer du bout des lèvres que ce sont bien des extraits de ses lettres. Bafouillant des explications qui se bousculent maladroitement, il rejette la responsabilité sur Sentinelli, éclate en sanglots, la supplie de lui pardonner cette petite incartade dont il n’est pas totalement responsable. Son interlocutrice, impavide, reste impénétrable et Monaldeschi se sent vaciller lorsqu’elle lui dit : « Je vais appliquer votre conseil, et m’y tiendrai. »


La cour de France, aussitôt avertie du massacre, est scandalisée par la brutale désinvolture de l’invitée, et la souillure apportée à une résidence royale. Louis XIV et sa mère Anne d’Autriche, choqués qu’une criminelle soit l’hôte de leur demeure de Fontainebleau, envoient Chanut pour lui faire quitter immédiatement la France. Mais la Suédoise ne l’entend pas de cette oreille et répond au cardinal Mazarin : « Mon Cousin, monsieur Chanut, qui est de mes amis, sait que nous autres gens du Nord sommes un peu farouches et peu craintifs. Pour ma part, je trouve beaucoup moins de difficulté à étrangler les gens qu’à les craindre. Pour l’action que j’ai faite avec Monaldeschi, je vous dis que si je ne l’avais fait, je ne me coucherais pas ce soir sans le faire et que je n’ai nulle raison de m’en repentir et que j’en ai plus de cent mille d’en être ravie. J’ai bien l’honneur… »


En compensation du préjudice subi

Elle demande au cardinal des dédommagements pour la perte du royaume de Naples ! Pour les toucher plus rapidement, elle décide d’aller le trouver à Paris, où elle débarque en trombe en janvier 1658 ! Faut-il l’arrêter ou la recevoir ? La Suédoise reste trois mois dans la capitale. La Cour lui étant interdite, elle passe son temps à le guetter à la porte de son hôtel, dans l’actuelle rue de Richelieu (2), pour lui rendre des visites « surprises » afin d’obtenir des fonds. Mazarin achète son départ et son retour en Italie. Gorgée d’écus, elle repart le 23 mars, enfin, après une halte de deux jours à Fontainebleau, le temps de rassembler ses nippes et d’embarquer avec elle sa petite cour interlope.

Elle laisse derrière elle des traces de sang longtemps visibles entre les dalles de la galerie des cerfs, et une pierre tombale, près du bénitier de l’église d’Avon : « Ci gît Monaldeschi. » La cour de France, froissée par son comportement, refuse dès lors de recevoir des souverains de cet acabit. Ainsi, lorsque Pierre-le-Grand demandera à venir à Versailles, Louis XIV, en souvenir de l’affront fait au château de Fontainebleau, interdira au tsar, à la réputation de « barbare du nord », l’entrée du territoire français (3)

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