Javel a longtemps vécu au rythme de Citroën. Même si les usines automobiles ont laissé la place à un grand parc face à la Seine, Citroën reste associé à ce quartier de Paris. Philippe-Enrico Attal
L’histoire de l’automobile est intimement liée à la région parisienne. On se souvient bien sûr des usines Renault à Billancourt. On a davantage oublié De Dion à Puteaux ou Panhard à la Porte d’Ivry. Pareillement, de nombreux Parisiens ne font plus tout à fait le lien entre le parc André Citroën et le site industriel qui l'a remplacé. Jusqu’en 1975, les usines de Javel ont produit les plus grands véhicules de la marque. C’est pourtant par hasard que ce quartier industriel du 15e arrondissement est devenu un temple de l’automobile.
Depuis la fin du xviiie siècle, on y produit un désinfectant bientôt connu sous le nom d’eau de Javel. La proximité de la Seine facilite les communications et le terrain y est disponible en abondance. D’autres usines viennent s’y installer alors que les voies du chemin de fer sont posées le long du fleuve. C’est près de là, à Grenelle, que s’installent les usines Citroën qui fabriquent... des engrenages à chevron. À l’origine pourtant, rien ne destinait André Citroën à embrasser une carrière industrielle.
Débuts de carrière
Son père, né aux Pays-Bas est dans le négoce des pierres précieuses. Au lendemain de la guerre de 1870, il s’installe à Paris pour ses affaires où, en 1878, André voit le jour. La famille Citroën qui réside dans le quartier de l’Opéra vit confortablement. Pourtant, son père se suicide alors qu’il n’est âgé que de six ans. Ce drame n’empêche pas le petit André curieux et rêveur, d’être un très bon élève. Il entre au lycée Condorcet où il se fait remarquer par ses résultats et ses nombreux prix dans quasiment toutes les matières. C’est donc sans difficulté qu’il intègre l’École polytechnique. Il est encore élève quand il entreprend un voyage en Pologne après le décès de sa mère née dans ce pays. Il y découvre, au hasard d’une visite dans une usine, un engrenage révolutionnaire en forme de V. André perçoit rapidement tout le potentiel de cette innovation qui offre une plus grande souplesse et moins de perte d’énergie. Il sort cent soixante-deuxième de Polytechnique, classement qui lui ferme les portes de la haute fonction publique.
Il se lance alors dans les affaires, plaçant tous ses espoirs dans son brevet d’engrenage à chevrons, acheté lors de son voyage en Pologne. Rapidement, il s’associe aux frères Hinstin qui ont fondé une petite société de métallurgie, réorientant l’affaire dans la production des engrenages. La société Citroën Hinstin et Cie est fondée en 1905. Son atelier, situé rue du faubourg Saint-Denis, emploie une trentaine d’ouvriers. Les affaires marchent bien et des succursales ouvrent à Londres, Bruxelles et Moscou. André dépose également plusieurs brevets de procédés techniques. Bientôt, l’atelier de la rue du faubourg Saint-Denis trop exigu est remplacé par une nouvelle usine située quai de Grenelle. En 1912, la société dont le symbole est un double chevron, prend le nom des Engrenages Citroën.`
Citroën sauve les automobiles Mors
André Citroën est encore loin du monde de l’automobile. Pourtant au début du siècle, ces nouveaux véhicules ont le vent en poupe. De nombreux industriels et aventuriers de la finance se lancent dans l’aventure. Mais s’il existe d’indéniables réussites, les échecs sont nombreux. C’est le cas des automobiles Mors au bord de la faillite en 1908. Ses dirigeants, proches d’André, lui demandent de sauver leur entreprise. Mors situé rue du Théâtre n’est qu’à quelques encablures des usines Citroën. André modernise les ateliers et améliore la productivité.C’est sans doute là que se joue son destin. En prenant le contrôle de Mors, Citroën met un pied dans l’industrie automobile et n’en sortira plus.
Tout s’accélère avec le premier conflit mondial. Citroën qui produit des engrenages ne reçoit pas de commande militaire. Mais dès les premiers mois de la guerre, les besoins de l’armement sont immenses. La France produit 13 000 obus par jour alors qu’il en faudrait dix fois plus. André Citroën perçoit le potentiel à tirer de cette situation et, dès novembre 1914, propose de fabriquer des obus en grande série. Il négocie pour Mors un contrat d’armement de 15 000 obus de 75 et 22 500 gaines d’obus, livrables en seulement trois mois. Le pari est audacieux alors que l’usine continue à sortir 50 véhicules par mois pour les états-majors. Rapidement, la production est recentrée sur la fabrication d’obus et en janvier 1915, un nouveau contrat d’un million de pièces est signé.
Javel, un nouveau site pour les usines
Mais Citroën est à l’étroit à Grenelle. Pour honorer efficacement ses commandes, il lui faut s’agrandir. Heureusement, les terrains ne manquent pas à Paris. Du foncier, il y en a à profusion à peu de distance de Grenelle au quai de Javel. En mars 1915, Citroën achète 34 000 m2 occupés par une usine d’aciérie. Il modernise les locaux, détruisant ce qui lui est inutile, adaptant le reste. Il continue son extension sur 20 000 m2 en acquérant d’autres parcelles contiguës. Certains des terrains appartiennent à la ville de Paris qui prévoit d’y construire des logements sociaux. En attendant, elle les met à disposition de Citroën pour ses usines d’armement. En octobre 1915, Javel produit déjà 5 000 obus par jour. En 1916, Citroën achète et loue d’autres parcelles à proximité pour atteindre la surface de 120 000 m2. C’est ainsi que le site se développe par étapes, pour s’étendre au final sur l’ensemble des terrains compris entre les rues Cauchy, Balard, Saint-Charles et Leblanc.
À l’intérieur de ce périmètre, Citroën construit un ensemble industriel d’une redoutable efficacité. Le site traversé par les voies ferrées possède sa gare intérieure qui voit partir les convois chargés d’obus. L’usine est dotée, face à la Seine, d’un imposant laboratoire travaillant à améliorer la qualité des métaux.
En 1917, c’est au sud que Javel connaît son dernier développement avec la construction d’une aciérie. Peu satisfait en effet de ses fournisseurs, Citroën se dote de nouveaux ateliers spécialisés répondant à ses exigences.
Javel devient ainsi le premier site pour la fabrication d’obus en France. Deux équipes d’ouvriers se relaient, travaillant de 11 à 12 heures par jour dans une usine qui ne dort jamais. Entre 1915 et 1918, 26 millions d’obus sont produits.
Cent voitures par jour en 1919
On pourrait penser que ce formidable outil de production tourné vers l’armement connaîtrait un coup d’arrêt avec la fin du conflit. Mais c'est mal juger André Citroën qui, dès le début, a conçu ses usines pour le temps de paix. Le 11 novembre 1918, il déclare que là où l’on a fabriqué des obus pour la France, on produira demain des automobiles. Il promet 100 voitures par jour, un chiffre insensé pour l’époque. Son idée est de fabriquer en grande série une automobile populaire à la portée de (presque) toutes les bourses. Pour y parvenir, il prévoit de réduire les coûts en améliorant la productivité à l’extrême. Cette organisation du travail, il l’a découverte en 1913 aux États-Unis dans les usines automobiles Ford. Le fordisme répond parfaitement aux exigences de la production de masse.
Citroën avec Javel dispose des moyens nécessaires à ses ambitions. Dès la fin du conflit, un premier modèle populaire, la Type A est imaginé en partie par lui même. En fin communicatif, (comme il le sera toujours), il annonce dans la presse au début de l’année 1919, la commercialisation prochaine de son automobile au prix de 7 250 F, moitié moins que la voiture la moins chère du marché. Disponible à partir du mois de mai, la type A sera finalement vendue 7 950 F. Progressivement, la cadence augmente pour atteindre trente à quarante véhicules par jour. Produite jusqu’en 1921, elle est vendue à 24 093 exemplaires, malgré un prix finalement relevé à 12 500 F pour couvrir les investissements réalisés. Mais Citroën a donné le ton, fabriquer en masse des automobiles populaires à moindre coût. En cela, il suit exactement le modèle économique de la Ford T, la première voiture standardisée destinée au grand public.
Un publicitaire de génie
Après la Type A, les modèles se succèdent, imposant progressivement la marque. La 5HP est produite à partir de 1922, puis les Types B qui remplacent progressivement la Type A. À partir de 1924, les voitures disposent d’une carrosserie révolutionnaire tout en acier. De nouvelles usines apparaissent en France et en Europe à mesure que la marque prend son essor. En 1924, Javel se trouve un peu à l’étroit et un nouveau site de production de 72 000 m2 est édifié à Saint-Ouen pour les carrosseries tout acier, rapidement suivi d’un autre à Clichy en 1926.André Citroën maîtrise tous les codes, la production de masse, le prix, et bien sûr l’innovation qui sera toujours intimement liée à la marque. Mais son coup de génie reste la communication. Très en avance sur son temps, il imagine les solutions les plus folles pour vendre ses automobiles.
En octobre 1924, il organise la Croisière noire, une épopée automobile de 20 000 km en autochenille à travers le continent africain. La portée publicitaire de l’expédition qui durera jusqu’en juin 1925 est énorme. En 1931, il réitère l’opération avec la Croisière jaune qui s’élance cette fois de Beyrouth à destination de Pékin sur 13 000 km. Ces voyages extraordinaires qui rappellent les aventures de Jules Verne marquent les esprits. Jamais auparavant, un constructeur automobile n’avait fait preuve d’autant d’audace. Et André ne s’arrête pas là. Il voit plus grand ou plutôt... plus haut. Fernand Jacopozzi, fabricant d’enseignes lumineuses, lui propose d’illuminer... la tour Eiffel aux couleurs de Citroën. A partir du 4 juillet 1925, la tour se pare de 250 000 ampoules alimentées par 6 km de câbles. Pendant près de dix ans, Citroën fait sa réclame en lumière, visible tous les soirs aux quatre coins de la capitale. Ce phare servira de guide à Charles Lindberg lors son approche vers Paris.
Un industriel hors pair mais mauvais comptable
La crise des années 1930 vient réduire le marché automobile et André doit une fois de plus se démarquer de la concurrence. Malgré son prestige et sa notoriété, Citroën reste une entreprise financièrement fragile notamment en raison des coûts de développement des modèles. C’est donc une version revisitée de ses anciens véhicules qui est proposée à la clientèle. Finies les appellations techniques, la petite nouvelle s’appelle Rosalie, comme de nombreuses petites filles de l’époque. Mais elle n’est qu’une étape avant une toute nouvelle voiture totalement révolutionnaire, la traction avant. L’usine de Javel est entièrement reconstruite pour produire ce nouveau modèle. Alors que la crise bat son plein, André Citroën entrevoit déjà la reprise économique et la place que l’automobile occupera bientôt.
À tous les points de vue, la traction est très en avance sur son temps, avec sa ligne basse, sa suspension, ses freins hydrauliques et son incroyable tenue de route. Mais la conception a coûté cher et sa commercialisation demande encore d’importants investissements. Quand elle sort en 1934, la situation financière de l’entreprise est préoccupante. Industriel de génie, André n’est pas très bon comptable. La trésorerie constitue son point faible. Pour poursuivre ses activités, il lui faut s’appuyer sur de nouveaux partenaires. André fait appel à des banques et à l’industriel Michelin. Fin 1934, le fabricant de pneus prend finalement le contrôle de la marque, débarquant son fondateur au début 1935. Malade, affaibli par un cancer, André ne survivra que quelques mois, décédant le 3 juillet 1935. Jusqu’en 1974, c’est Michelin qui assurera les destinées de Citroën.
Citroën sauve le général de Gaulle
Le constructeur durant cette période ne cesse d’innover. Juste avant la Deuxième Guerre mondiale, alors que la traction avant s’impose comme la reine des berlines, les ingénieurs travaillent à la mise au point d’une voiture populaire, nom de code TPV, très petite voiture. Prête dès 1939, elle restera cachée durant tout le conflit et c’est seulement au salon de l’automobile de 1948 que le public découvre la 2 CV. Le succès est tel qu’il y a tois ans d’attente pour obtenir sa voiture. Instituteurs, médecins et curés de campagne sont prioritaires. Elle est produite jusqu’en 1990 totalisant en quarante-deux ans près de 4 millions d’exemplaires.
Plus révolutionnaire encore, la marque présente au salon de 1955 sa nouvelle berline destinée à replacer la traction avant, provisoirement appelée VGD, voiture de grande diffusion. C’est peu dire que la DS bouscule les codes. Il suffit de regarder les modèles présentés par les autres constructeurs au salon pour comprendre l’incroyable avance de ce véhicule. La DS restera la voiture emblématique des Trente glorieuses, celle des chefs d’entreprises et des hommes de pouvoir. C’est aussi la voiture du président de la République, sans aucun doute celle qui sauva la vie du général de Gaulle lors de l’attentat du Petit Clamard en 1962. Alors que ses pneus sont crevés, elle continue à rouler en ligne droite sur un sol mouillé, se dégageant ainsi du feu des armes automatiques.
Cette voiture exceptionnelle sera la dernière produite au quai de Javel. Quand les chaînes s’arrêtent en 1975, l’usine ferme ses portes tournant une page de plus de soixante ans. Le site de Javel est progressivement démantelé et un grand parc entouré de logements y est aménagé. Et c’est logiquement qu’il prend le nom d’André Citroën, tout comme la station de métro Javel qui y donne accès. Le quai de Javel est rebaptisé du nom de l’industriel, l’associant ainsi définitivement à ce quartier de Paris.
Des succursales extraordinaires
Pour vendre de beaux véhicules, il faut de beaux magasins. La marque se dotera ainsi de magnifiques points de vente à l’architecture parfois audacieuse. Ces vitrines destinées à attirer le plus grand nombre font partie de l’image de marque de Citroën. À Paris en 1931, une ancienne halle de chemin de fer, place de l’Europe, est transformée en quelques semaines pour y présenter sur 15 000 m2 l’ensemble de la gamme. Tous les trains qui arrivent gare Saint-Lazare passent devant les lettres géantes Citroën de 8 m de haut étalées sur 110 m de long. Rue Marbeuf, c’est un gigantesque magasin sur plus de neuf étages qui met en valeur les modèles de la marque. Cette formidable publicité a malheureusement un coût qui finira par peser lourd dans les finances de Citroën.
Une marque tout azimut
En dehors des voitures, Citroën produit des camions, des autocars et même des taxis. La marque s’est également déclinée dans de nombreux autres domaines. Pour vendre des automobiles, André imagine un système de prêts à la consommation diffusé par une filiale, la Sovac. Des contrats d’assurance sont également proposés. Tout comme Renault, Citroën met en place des lignes d’autocars destinées à desservir la province. On peut rejoindre Fontainebleau ou Compiègne depuis les gares routières de Denfert ou du rond point de la Villette. Autre domaine assez inattendu, les jouets. Les modèles d’automobiles sont reproduits à l’identique pour les petits garçons afin de donner l’envie à leur papa de les acquérir grandeur nature.
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