Corfu
- Rose Hareux
- Jul 8, 2024
- 20 min read
Le Musée serbe de Corfou
Sur l’île grecque de Corfou située presqu’en face de l’Albanie, au cœur de la ville se trouve un musée retraçant le « Golgotha » serbe et l’endurance de son armée et de sa population. Cette « maison serbe à Corfou » porte la mémoire de la Grande Guerre et du rôle spécifique de la Serbie dans ce conflit.
Dans cette belle maison désormais gérée par les autorités serbes, une première exposition de 120 mètres carrés regroupant 386 objets en dix thèmes ouvre au printemps 1993. Une nouvelle exposition multimédia intitulée « Les Serbes sur l'île de Corfou (1916-1918) » est inaugurée le 18 avril 2016, pour les commémorations du centenaire de l'arrivée des soldats serbes sur l'île de Corfou. L'exposition se répartit sur deux étages et cinq salles : la situation en 1915 et la retraite à travers les montagnes, le sauvetage de l’armée serbe, « l’île des morts » de Vido, L’installation des Serbes à Corfou, la reconstruction de la nation.
Un musée de dons
La collection a été constituée en partie grâce à des dons reçus lors du lancement du musée. Ainsi, le centre de chaque pièce est occupé par des vitrines-tables où se côtoient des documents et objets-souvenirs. Il peut s’agir d’un ensemble provenant d’un combattant. Photographies, cartes, livrets militaires ou carnets d'officier alternent alors avec des épaulettes, les ensembles de médailles et des armes diverses. Certaines vitrines sont plus thématiques, par exemple autour des objets liturgiques des aumôniers militaires ou de l’artisanat de tranchée.
Dans chaque salle, de hautes vitrines présentent des uniformes serbes. L’uniforme d'un chasseur alpin français, évoqué par une capote bleu horizon et un béret, permet de revenir sur l’arrivée à Corfou du 6e bataillon de chasseurs alpins, débarqué dans la nuit du 10 au 11 janvier 1916, pour aider l’arrivée des Serbes. Ce corps d'occupation français s'installe à l'Achilleion, somptueuse propriété de l'empereur Guillaume II sur l’île. Les appartements de l'empereur sont mis sous scellés tandis que les autres pièces de la villa sont transformées en hôpital. Le 10 avril, le 10e bataillon territorial de zouaves prend la relève pour assurer la garde de l'île (1).Ces reliques familiales, données au musée, apportent une dimension plus individuelle, charnelle, à un discours historique qui aborde avant tout les grands hommes et les groupes pris dans leur ensemble (soldats, blessés, enfants…).
Le « Golgotha »
Dès le premier paragraphe (décrivant la situation de la Serbie en 1915), l’exposition insiste sur la gloire serbe et le coût élevé du conflit pour ce pays. À côté de l'uniforme de major dans la première salle, le texte explique que l'armée est, pour les paysans serbes, une promotion sociale. Le portrait-robot du soldat serbe dessine un homme de 26 ans, sédentaire, marié et avec deux enfants, bénéficiant d’une grande expérience car la Serbie est en guerre depuis 1912. Si la discipline est stricte et inclut des punitions corporelles, l’officier reste respecté par ses hommes qu’il mène au combat et avec lesquels il partage la nourriture. Une image flatteuse de l’armée comme institution est donc dressée dès les premiers cartels explicatifs et se poursuit à travers tout le parcours.
La retraite de l’hiver 1915-1916 est ensuite présentée comme le fait de forces supérieures et surtout extérieures : les unités serbes ne sont pas battues par une défaillance qui leur serait propre, telle un manque de courage ou un moral qui s’effondre (2). Au contraire, la supériorité technologique et numérique des Puissances centrales est rappelée à plusieurs reprises. Les Serbes sont présentés comme devant tenir seuls (3) un front de 1 000 km face à des troupes d’élite alors que la capitale serbe ne peut plus être défendue que par des volontaires et des hommes âgés. La situation désespérée permet au musée d’insister sur la résistance héroïque des combattants et de leur hiérarchie.La prise par les Bulgares de Skopje (capitale de la Macédoine du Nord actuelle, ville alors serbe) le 22 octobre 1915 menace l'armée serbe sur trois côtés et oblige celle-ci à se retirer dans le centre du pays. Le Haut commandement ordonne de se replier sur la ligne port de Durres-Scutari (Shkodër, au nord de l'Albanie), c’est-à-dire de quitter le territoire serbe. Le musée se focalise sur cet épisode car, bien que courte dans le temps, la retraite par-dessus les montagnes du Kosovo et du Monténégro est un moment crucial de la mémoire serbe : elle reste, à ce jour, le « symbole d’une tragédie » ainsi que de « la force et de l’endurance du soldat serbe, coupé de toute nouvelle des siens au sein de la nature hostile ». Les conditions sont effroyables : les tempêtes de neige s’abattent sur des hommes mal équipés ; des paysans albanais harcèlent les colonnes ; des dizaines de milliers de réfugiés fuyant avec les troupes perturbent les mouvements… Mais, surtout, le manque de nourriture et de moyens logistiques rend les souffrances extrêmes. Le musée prend l’exemple de la division Drina qui reçoit un neuvième de sa ration le 15 décembre.
Durant ces mois de novembre 1915 à janvier 1916, l’aide des Alliés n’arrive pas, ou de manière très insuffisante. L’insuffisance de bateaux se double des hésitations géopolitiques, notamment italiennes (4). Dans le nord de l’Albanie, les civils serbes attendent d’être transportés de Medua à Durrës. Mais le port de Medua est trop petit. Les soldats devront encore marcher 200 km pour certains. Après la reddition du Monténégro le 23 janvier 1916, les Autrichiens pressent leurs ennemis et arrivent à Shkodër. Il est évident que l’armée serbe ne pourra se reposer ou se reconstituer sur la côte.Les Serbes, après être descendus dans le Sud de l’Albanie, sont finalement évacués vers Corfou, au compte-goutte au début puis avec plus d’intensité. La plupart des troupes serbes passent sept semaines entassées sur la côte albanaise. Fin février 1916, environ 135 000 soldats (et civils) ont été évacués. Si les chiffres des pertes durant la retraite proprement dite varient selon les sources, il est clair que l’armée serbe a perdu plus de la moitié de ses hommes depuis le début du conflit (5). La Serbie est alors entièrement occupée par les Empires Centraux (6).Dans la maison serbe à Corfou, la gloire dans la défaite est exaltée à chaque étape de ce « Golgotha albanais », en particulier par l’emploi de citations (7). Par exemple, le texte adressé aux commandants des unités, reproduit dans la première salle, indique que « la capitulation serait la pire des solutions et résulterait dans la disparition de l'état [serbe]. L 'État n'a pas perdu son intégrité, il existe bien que sur un sol étranger, tant qu'il y a le dirigeant, le gouvernement et l'armée. Nous devons endurer jusqu'au bout ». Dans l’escalier central du musée, une peinture murale de Milan Milosavljevic Deroks “À travers le pont de Vizier” représente des ombres esquissées traversant ce lieu stratégique (et à l’environnement particulièrement rude) de l’Albanie.
Le tombeau bleu
Après le rappel des événements au rez-de-chaussée, le parcours commence à l’étage par une salle-mémorial : l’émotion est créée par un hublot donnant sur des bulles dans une mer turquoise infinie. Le visiteur reconnaît alors l’évocation du « tombeau bleu » : ne pouvant enterrer les morts sur l’île de Vido, les autorités sont contraintes de submerger les corps dans la mer qui devient leur sépulture. Ce « tombeau bleu » vient notamment du poème éponyme de Milutin Bojic.
Les autres murs illustrent par des photos, non légendées ou localisées, les souffrances endurées. Le visiteur voit ainsi les hommes dormant sans protection à même le sol. Les vues de ces corps décharnés forment, pour le visiteur contemporain, une iconographie proche de celle évoquant les camps nazis. Les images des morts transportés en bateau puis jetés à la mer font écho de manière explicite au hublot et à ses bulles. La vitrine montrant les vêtements d'ecclésiastiques incarne cette évocation du deuil. Les efforts pour atténuer ces souffrances sont documentés par les clichés grands format et autres documents français ou serbes. Ceux-ci font ainsi l’éloge de la coopération entre les hôpitaux militaires serbes et le corps médical français. Cet effort commun face à la situation extrême est incarné par le rappel que l’on joue la Marseillaise et l'hymne serbe, ce dernier étant alors apparenté à une Résurrection dans un témoignage cité.
Corfou n’est pas le seul lieu envisagé pour les évacués. Un premier projet prévoyait, malgré l’opposition ferme du gouvernement serbe, de les envoyer à Bizerte (Tunisie). 60 000 civils et militaires s’y rendront durant la guerre. 40 000 soldats y sont soignés par l’aide française et les œuvres caritatives anglaises avant, pour certains, d’être renvoyés au front, à Salonique. D’autres resteront en Algérie et au Maroc après la guerre. Plus généralement, les réfugiés forment une diaspora à travers l'Europe, principalement en France, et dans ses colonies, où ils intègrent les écoles françaises et créent leurs propres établissements. Les institutions culturelles serbes se multiplient alors jusqu’en Corse, en Suisse et naturellement à Salonique. Ces activités sont rappelées dans le musée car essentielles à la reformation d’une communauté éclatée, loin de ses terres historiques.
Corfou et la réorganisation
L’installation à Corfou est présentée par le biais d’une chronologie en photographies montrant l’arrivée des premières troupes à Corfou le 15 janvier 1916 ou encore l’arrivée du commandement suprême et du gouvernement à Corfou le 6 février. La majorité de l'armée est à Corfou le 20 février et l’évacuation est terminée le 5 avril.La reproduction de photographies d’époque en grand format est un procédé utilisé tout le long du parcours. Certaines photos ont un but émotionnel souligné par des légendes comme « dépêchez-vous, l'enfant a froid ! » ou le portrait d’un guetteur, devenu incarnation iconique de la défense de la Patrie. Ces grands tirages servent aussi à illustrer le propos par des paysages et de nombreux portraits. Les grands hommes et les soutiens apportés aux Serbes sont ainsi détaillés. Par exemple, est illustrée l'aide de l'armée monténégrine, notamment via l’évocation des combats de Modkovac lors du Noël (calendrier orthodoxe) sanglant des 16-17 janvier 1916. La Grèce est naturellement évoquée et les cartels insistent sur les excellents rapports entre Serbes et Grecs en évoquant notamment les mariages intercommunautaires. À travers le musée, se forme une galerie de héros. La France, alliée historique de la Serbie depuis les événements de 1915-1918, est particulièrement valorisée par ce moyen.
Ainsi, l’officier Ernest Troubridge est qualifié de « vrai ami » pour son aide pendant l’ensemble de la guerre. Franchey d'Espèrey est évidemment évoqué pour son offensive qui cause la capitulation bulgare et libère la Serbie. Il est nommé Voïvode (Maréchal) de l'Armée serbe. Cette valorisation des Alliés se retrouve aussi dans les affiches de propagande pour les journées serbes, en France ou en Grande Bretagne, mises en exergue sur le palier du premier étage. Pourtant, cette gratitude n’est pas naïve et n’exclut pas un rapport ambigu aux autres nations. Les textes insistent sur le fait que des territoires serbes étaient promis aux voisins neutres par les Alliés. Les louvoiements géopolitiques des Grandes Puissances et leurs échecs militaires en 1915 permettent de revenir, une fois de plus, sur la situation désespérée de la Serbie et sur son martyr.
Après les souffrances endurées, l’ultime salle aborde la « résurrection » de la Serbie ; la métaphore biblique n’est pas exagérée car les analogies avec la Passion du Christ sont légion dans le musée. Sur le mur de gauche, la mise en place des instruments de l’État et de sa souveraineté (sièges du gouvernement et du Parlement, déménagement de la banque centrale, parution de journaux…), la richesse de la vie quotidienne des élites et des civils incarnent la communauté en dépit de la perte du territoire national (8).Le mur de droite est réservé à l’Armée, sa renaissance et la victoire. Dès la mi-mars, avec l’aide française, les forces serbes sont réorganisées en une division de cavalerie et six divisions d’infanterie réparties en trois armées. Les hommes en état de reprendre les armes sont dans les camps de Govino et d'Ipsos, au nord de la ville de Corfou. Les Français fournissent les armes et la plupart des uniformes (même si certains viennent des Britanniques). Une division des volontaires serbes est formée d'anciens sujets de l'empire austro-hongrois. Ces unités rejoignent Salonique dès la mi-avril 1916 puis le front après un temps de formation en juin-juillet 1916. La dernière section du musée évoque les combats, la prise de Monastir (Bitola, en Macédoine du Nord actuelle), la nouvelle organisation en deux Armées à trois divisions et l’offensive victorieuse du 15 septembre 1918 qui mène à la capitulation bulgare en deux semaines. Le 1er novembre, les Serbes entrent dans Belgrade. En fin de parcours du musée, une carte postale, étrangement en allemand, représente les célébrations de la victoire à Corfou. Le récit historique se clôt sur un uniforme de fantassin en bleu horizon et le portrait souriant d’un soldat portant (ses) deux enfants avec le mot « Retour ».
Un musée insistant sur une exceptionnalité serbe
Le musée est inauguré en 1993 c’est-à-dire pendant les guerres de l'ex-Yougoslavie. Les combats et les violations des droits humains se multiplient alors, notamment en Bosnie-Herzégovine. L’ONU a frappé la Serbie de sanctions pour son soutien à la Republika Srpska et la communauté internationale exprime son indignation notamment suite aux images des camps (la Une du 17 août 1992 de Time a marqué les esprits). Le pouvoir de Belgrade cherche alors des soutiens internationaux et il n’est pas interdit de penser que la maison serbe de Corfou participe de la diplomatie culturelle : par le rappel des épreuves communes, elle incite les alliés d’hier à maintenir des liens forts. Dans sa nouvelle présentation de 2016, la maison reste un musée tout à fait officiel avec une exposition permanente conçue par Nebojša Damnjanović (du Musée historique de Serbie) et Nemanja М. Kalezić (Bibliothèque Nationale de Serbie), sous l'autorité du ministère de la Culture et de l'Information de la République de Serbie, avec des chercheurs parfois très politisés (9). De ce fait, il importe de se demander quel discours est transmis et à qui il s’adresse.Trilingue – serbe, anglais, grec – et gratuit, ce musée-mémorial ne néglige, à l’évidence, pas le public international en vacances à Corfou. Il revendiquait d’ailleurs 15 000 visiteurs par an avant la pandémie (et environ 5 000 depuis). Cependant, en priorité, le musée cherche à montrer une spécificité serbe. Pour reprendre les deux “espèces de musées nationaux” identifiées par Krzysztof Pomian (10), il s’inscrit dans la lignée des musées nationaux qui ne cherchent pas à montrer la nation en tant qu’elle participe à l’universel mais qui insistent sur l’exceptionnalité de la nation, de son parcours dans le temps. Ceci n’est pas étonnant pour un pays qui aura perdu un tiers de sa population totale dans le premier conflit mondial. Cette saignée incomparable est encore vive dans la mémoire collective. Elle a été réutilisée pendant la Seconde Guerre mondiale et les conflits des années 1990. Plusieurs musées à travers les Balkans n’hésitent pas à créer un continuum dans les souffrances en parlant de trois génocides du peuple serbe au XXe siècle. Le discours nationaliste, grandissant à partir des années 80, s’empare ainsi de cette mémoire pour insister sur la Serbie victime et martyr et, simultanément, héroïque et glorieuse.
À Corfou, les textes se bornent à la Première Guerre mondiale. Comme indiqué, le parcours ouvre avec la situation en 1915 et se termine avec les célébrations de la victoire sans évoquer les traités ou les conséquences de la guerre. Les guerres balkaniques et la cause immédiate de la Grande Guerre – l’assassinat de François-Ferdinand par le Serbe Gavrilo Princip – tout comme, après-guerre, la création du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes en 1918 sont de cette façon évincés du parcours. Ce silence est révélateur d’un état d’esprit actuel.Dès la Déclaration de Corfou de 1917, les buts de guerre avaient dû être revus : face aux appétits italiens, les peuples slaves doivent s’unir mais le leader serbe Nikola Pašić, notamment, craint que la liberté de son pays ne soit ainsi dissoute dans la nouvelle entité. Pour toutes ces raisons, dans le musée, le cartel explicatif sur la déclaration est très factuel, voire elliptique sur les motivations qui conduisent à ce texte. Mais, sous la pression des événements et des Alliés, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes est proclamé le 1er décembre 1918 (qui regroupe aussi d’autres groupes et différentes minorités). Cette union rassemble des hommes qui se sont combattus pendant la guerre. Des mémoires opposées s’affrontent pour imposer une lecture de la guerre.La continuité de la mémoire de l’armée serbe et l’apologie de la force innée du peuple serbe est notamment radicalement remise en cause par la création de la Yougoslavie en 1929 (11). Dès lors, la Grande Guerre est réinterprétée comme un événement fondateur, unique, où les efforts de toutes les nations yougoslaves ont permis la création d’un État commun et d’une identité nouvelle réunissant les Slaves du Sud. Le soldat serbe est désormais présenté non plus comme un homme pétri de nationalisme mais comme un combattant pour l’État commun. Alexandre Ier, régent de 1914 à 1921 puis roi de 1921 à 1934, illustre cette évolution. Il avait déjà été porteur de la plupart des monuments commémoratifs, mais, pour renforcer son autorité et son image d’unificateur, il cherche à remplacer les anciens monuments par des édifices exaltant la Yougoslavie. C’est dans ce contexte que le mémorial de l’île de Vido est construit, reléguant la Croix de la Marine au second plan. Le projet de l’architecte Nikola Krasnov, lancé entre 1936 et 1938 malgré la mort du roi, est frappé de la devise : « La Yougoslavie aux soldats serbes ».
La mémoire communiste, s’appuyant sur la victoire contre les nazis, va occulter la Grande Guerre et le premier État commun, transformant même les déchirements ultimes de ce dernier en un repoussoir. Il faudra attendre les années 70 pour que des initiatives locales permettent que les monuments de guerre de 1912 à 1920 soient recensés, entretenus et parfois restaurés. Le renouveau d’intérêt pour la Grande Guerre coïncide avec un réveil du nationalisme serbe. Des auteurs comme Çosiç insistent sur les deux premières années de guerre, les défaites et les souffrances qui y sont associées. Cette vision pessimiste dénonce le prix payé pour l’unité et promeut un destin centré sur les intérêts de la Serbie.Le musée actuel apporte une réponse en creux à ces questions en ne s'intéressant qu'aux Serbes et aux volontaires. Le titre même du musée « Serbian House in Corfou » (Maison serbe à Corfou) ou les banderoles « les Serbes à Corfou 1916-1918 » impliquent la Renaissance, malgré les obstacles, de la nation. Lors des cérémonies du centenaire de l’arrivée des soldats serbes sur Corfou (où s’intègre l’inauguration de la nouvelle présentation du musée), le Président serbe Tomislav Nikolic résume cette approche en déclarant : « Dans la conscience du people serbe, Corfou symbolise la trinité avec laquelle nous sommes nés et avec laquelle nous mourrons : souffrance, salvation et espoir » (12) avant de remercier de manière appuyée les Grecs et les Alliés sur ce lieu de « pèlerinage ». Sur l’île de Vido, le panneau d’orientation participe de cette mouvance, il indique « mausolée de l'armée serbe durant la Première Guerre mondiale et tombe bleue ».
Conclusion
Le musée se veut donc un modèle pour les jeunes générations serbes. En témoigne le mur du fond de l’ultime salle : une stèle aux images animées est encadrée de deux photographies plus grandes que nature représentant respectivement des convalescents en armes et le plus jeune officier de la Grande Guerre (13).Ce musée n’est donc pas un musée de démobilisation culturelle ou d’une histoire apaisée. Il véhicule au contraire un message interpellant le visiteur (serbe) en lui enjoignant de se montrer digne de ses aînés et de leurs épreuves. Ce discours d’un engagement total se focalise sur le combattant, faisant parfois l’impasse sur l’occupation et les civils : les femmes sont très peu évoquées tout comme les actes de résistance en Serbie occupée, tel le soulèvement de 1917 à Toplica.Les musées de la Grande Guerre peuvent être des filtres qui permettent de saisir par quels mécanismes et manières la guerre a été intégrée dans les discours et mémoires nationaux de ces cent dernières années (14). En décrivant le « Golgotha » puis la « résurrection », la maison des « Serbes à Corfou 1916-1918 » cherche à provoquer chez ses visiteurs une vive émotion et le sentiment de partager une communauté soudée par les souffrances passées et la défense commune d’un idéal spécifique. En ce sens, et pour reprendre le texte d’un des cartels, la maison serbe à Corfou est bien un « Mémorial aux hommes qui sont morts pour sauver, de la manière la plus difficile, l'honneur du pays et de son peuple ». Avec un discours historique nationaliste qui insiste d’une part sur la Serbie victime et martyr, et d’autre part sur les notions miroir de valeur et gloire, ce musée se situe ainsi clairement dans la montée du nationalisme serbe des années 80 et suivantes.
ENCADRÉ 4 EN FIN DE TEXTE
(1) Les textes du musée ne le précisent pas explicitement mais l’évacuation des Serbes sur Corfou est décidée le 8 janvier 1916 sans que la France ne demande l'autorisation à la Grèce.(2) Le fait que certains hommes désertent lors de l’annonce de la retraite générale vers l’Albanie est toutefois évoqué.(3) Les Russes battent alors en retraite, les lignes de front aux Dardanelles sont stabilisées et la tentative de jonction avec les forces françaises venant de Salonique est un échec. Pour une autre histoire officielle avec quelques différences dans l’importance de l’aide accordée ou des chiffres, voir ministère de la Guerre, état-major de l’armée, Les armées françaises dans la Grande Guerre, Tome VIII. 8,1 pages 439 et suivantes.(4) L’Italie, qui désire contrôler l’Albanie et les côtes de l’Adriatique, ne souhaite pas forcément voir l’armée serbe dans sa zone d’influence.(5) Après la guerre, un certificat commémoratif individuel sera décerné aux participants de la retraite. Néanmoins, du fait notamment du traitement controversé des jeunes recrues serbes mortes de faim en route, aucun monument ne fut érigé pour commémorer cet épisode trop douloureux. (Šarenac, Danilo: Commemoration, Cult of the Fallen (South East Europe), in: 1914-1918-online. International Encyclopedia of the First World War, ed. by Ute Daniel, Peter Gatrell, Oliver Janz, Heather Jones, Jennifer Keene, Alan Kramer, and Bill Nasson, issued by Freie Universität Berlin, Berlin 2014-10-08. DOI: 10.15463/ie1418.10070.)(6) Pour les chiffres, voir aussi : https://encyclopedia.1914-1918-online.net/article/serbia Consulté le 11/06/2022(7) Ces redites remplissent la double fonction de convaincre le lecteur assidu et de toucher les visiteurs qui, dans leur majorité, ne lisent pas tous les textes.(8) Les tensions internes, comme le renvoi de tout l'Etat-Major serbe par le gouvernement, sont ainsi évoquées sans entrer dans les détails.(9) Parmi les relecteurs, figure par exemple Dr. Milos Ković (qui s’est distingué lorsqu’il était témoin de la Défense pendant le procès de Ratko Mladić devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en déclarant notamment que ce dernier avait pour mission principale non pas de « condamner des criminels mais de réécrire l’histoire serbe et d’imprimer sur les Serbes la marque de la culpabilité collective »).(10) Voir notamment Krzysztof Pomian, « Musée, nation, musée national » in Le débat, Gallimard, France, N° 65 (mai-août 1991, pp. 166-175(11) Vojislav Pavloviç, « La mémoire et l'identité nationale : la mémoire de la grande guerre en Serbie », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2007/4 (n° 228), pages 51 à 60. Consulté le 28 septembre 2021 sur https://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2007-4-page-51.html.(12) https://www.serbia.com/nikolic-corfu-symbol-suffering-salvation-hope/ Consulté le 25/02/2022.(17) Momčilo Gavrilovič, sergent-chef dans le 6 Régiment d'Artillerie de la Drina Division, est né en 1906 (il meurt en 1993).(18) Jennifer Wellington, Aaron Cohen, Anne Hertzog, Susanne Brandt « Museums »in 1914-1918-online. International Encyclopedia of the First World War, https://encyclopedia.1914-1918-online.net/article/museums Consulté le 26/02/2022.
Milutin Bojic poète et héros national
« Halte-là galères puissantes ! Arrêtez vos gouvernails. Voguez doucement. Je chante en ce minuit funèbre un requiem sublime sur ces eaux sacrées. Relief d’une barque où s'entassent les cadavres qu'un marin emmène loin du rivage. »Milutin Bojic est un poète et critique de théâtre. Il couvre les guerres balkaniques en tant que journaliste avant de s’engager en 1914. Il travaille alors à la censure du courrier. Après la retraite de 1915, il écrit de nombreux poèmes à l’hôpital. Il se distingue par son exaltation de la Patrie, du dévouement des soldats et de leur sacrifice pour la société serbe. Plava grobnica (Le Tombeau bleu) fait partie du recueil au titre évocateur Poèmes de douleur et d'orgueil. Le poète meurt de la tuberculose à l’âge de 25 ans à Thessalonique en 1917. Son œuvre est enseignée depuis les années 20 dans les écoles serbes.
Vido, l’île des morts
L'île de Vido, où se trouve le mémorial serbe, reste un symbole des souffrances extrêmes endurées par les Serbes. À partir de leur arrivée en janvier 1916, ces derniers sont triés sur l'île du Lazaretto et les plus faibles, souffrant de maladies potentiellement contagieuses, sont envoyés à Vido. On estime qu’il y a 6 à 7 000 personnes sur l'île rocheuse à la mi-janvier. En l’absence de tentes, seuls des restes de bateaux permettent de créer de précaires abris contre la pluie. Les hommes, trop longtemps sous-alimentés, décèdent de la « diarrhée de guerre », leur organisme étant incapables d’assimiler la nourriture donnée. On décompte jusqu'à 150 morts par jour à la mi-janvier 1916. Ce n’est que progressivement que la situation s’améliore. Fin février, la moyenne quotidienne est de 15 décès.Après la guerre, les 28 cimetières serbes de Corfou sont rassemblés à Vido (A). Le 19 mai 1922, la Marine inaugure une croix ornée d’une ancre et de l’inscription « Aux héros immortels, la marine SHS. ». Les deux îles font régulièrement l’objet de visites officielles. La plus grande commémoration a lieu en 1929 en présence d’amiraux grec et yougoslave (B).
Mais la mémoire, qui se veut alors yougoslave, ne s’empare réellement du site que dans les années 1930 lorsque le roi Alexandre de Yougoslavie lance le projet d’un mausolée. Celui-ci, positionné devant la croix, se trouve à l’issue d’un chemin pavé d’environ 500 mètres, surplombant la mer dans une forêt de pins. L’édifice de pierres blanches, inauguré en 1938, est percé d’une porte centrale surmontée des armoiries du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Le tout est dominé par une croix. De chaque côté, une tour est ornée d’un médaillon, l’un d’entre eux représente le roi Alexandre de Serbie. Le décor lapidaire ne fut cependant jamais complété, la guerre, très proche, interrompant les travaux. Le mausolée de Vido reste le plus grand avec celui de Zejtinlik (1936) près du front de Salonique.Dans l’entrée, le visiteur découvre une mosaïque représentant la crucifixion. Des icônes de part de d'autre encadrent un calice et un encensoir ainsi qu’un autel. À cette mise en scène classique vient s’ajouter un béret placé sur un crucifix.Des couloirs partent de chaque côté. Leurs murs sont recouverts de plaques numérotées et nominatives formant des sections de huit lignes sur cinq colonnes. Les plaques totalisent 1 232 noms auxquels il faut ajouter 1 532 soldats sans nom et quelques 5 à 8 000 corps de disparus en mer (C). Ces longs couloirs se terminent sur une fenêtre au verre dépoli avec de nouveau une croix. Des objets religieux et commémoratifs de soldats ou d’autres monuments posés sur le rebord forment des lieux de recueillement supplémentaires.
L’emplacement précis (et plus probablement, les endroits) où les corps furent basculés dans l’onde n’est pas connu. Ceci se reflète dans le fait que plusieurs plaques évoquent le tombeau bleu sur l’île. Une d’elles se trouve naturellement en face de la mer, devant le mausolée. Mais une autre plaque reproduisant une partie du poème de Milutin Bojić se trouve sur la plage de l’embarcadère, à proximité d’un mémorial où flottent deux drapeaux grecs. Sur cette deuxième plaque est indiquée : « De cet endroit en 1916 les guerriers morts serbes étaient transportés vers la tombe bleue. Gloire éternelle à nos ancêtres, les martyrs de la liberté, gratitude éternelle au généreux peuple grec ».
(A) Il existe 28 monuments, notamment divisionnaires, et de nombreuses plaques commémoratives sur l’île de Corfou aux endroits où vivaient les Serbes.(B) Dušan T. Bataković, Serbia’s Effort in the Great War: Testimonies, Commemorations, Interpretations in Cent Ans Après : La Mémoire De La Première Guerre Mondiale, École Française d’Athènes, 2019, pp. 157-185. https://books.openedition.org/efa/4568?lang=fr Consulté le 26/02/2022.(C) Ces chiffres sont donnés par une personne chargée de médiation qui accueille depuis quinze ans les visiteurs devant le mémorial pendant les mois de juin à octobre. Le nombre annuel de ces visiteurs serait passé de 30 000 avant la pandémie à 5 à 10 000 aujourd’hui.
La Déclaration de Corfou
Le texte de juillet 1917 appelle de ses vœux la création d’un État unique des Slaves du Sud. Elle est signée par Nikola Pašić du gouvernement serbe en exil, à Corfou, et par des délégués du Comité Yougoslave, un groupe londonien constitué de Serbes mais aussi de Croates et de Slovènes qui cherchent à obtenir l’indépendance de leurs territoires contrôlés par les Austro-Hongrois. Ce comité yougoslave découvre le traité de Londres, un document d’avril 1915 rédigé pour rallier les Italiens à la cause alliée en leur promettant l’Istrie ainsi qu’une partie de la Dalmatie et de la Slovénie. La Déclaration de Corfou est donc une réponse face aux ambitions de Rome pour séduire les Alliés en appelant à l’instauration d’une monarchie constitutionnelle garantissant des droits égaux pour tous les groupes ethniques et religieux (A). La déclaration enjoint ainsi les Croates combattants dans les armées de la Double Monarchie des Habsbourg à se joindre aux Yougoslaves.
(A) https://www.britannica.com/place/Serbia/The-Ten-Years-War Consulté le 26/02/2022.
Poème Le tombeau bleu / Plava grobnica
À LA LIGNE À CHAQUE MAJUSCULE.RESPECTER LES ÉCARTS ENTRE LES PARAGRAPHES
« Halte-là ! impériales galères ! Suspendez votre cours ! Voguez doucement !Je chante, en ce minuit funèbre, un Requiem sublime Sur ces eaux sacrées.
Là où sommeillent les conques,
Là où les algues mortes se recouvrent de limon,S’étend le cimetière des braves, couchés frère contre frère,
Prométhées de l'espérance, apôtres de la douleur.Ne sentez-vous pas comme la mer glissePour ne point troubler leur repos éternel ?Du gouffre béant s'exhale le calme,Et la lune lasse y promène ses rayons.
C’est le temple mystique, le sinistre tombeauDu Grand Mort – immense comme notre âme,Silencieux comme la nuit tropicale sur l'archipel,Sombre comme l'abîme glacial du désespoir.
Ne sentez-vous pas des glauques profondeursLa piété monter et s'épandre sur les eaux,Un étrange cortège se dérouler dans les airs ?Des morts, c'est la grande âme errante.
Halte-là ! impériales galères! Au cimetière de mes frères Voilez vos clairons ;Vigies au garde-à-vous, chantez les prières Là où les flots s'embrassent.
Car des siècles entiers passeront, comme l'écumeQui flotte sur la mer et disparaît sans trace,Et la grande relève, sur les amas d'ossements,Viendra bâtir un palais de splendeurs ;
Mais cette sépulture où fut enseveliL'énorme et terrible mystère de l'épopée,Sera le berceau de la légende des temps futursOù l'esprit ira chercher ses hérauts.
Les couronnes anciennes y sont engloutiesEt la joie éphémère de toute une génération.C'est pourquoi cette tombe gît à l'ombre des flots,Entre la terre maternelle et la voûte céleste.
Halte-là ! impériales galères ! Eteignez les flambeaux Laissez reposer vos avirons ;Et, après les prières funèbres, glissez, pieuses, Sans bruit, dans la nuit sombre.
Car il faut qu'un profond silence règne ici,Que les morts entendent les clameurs du combat :Aujourd'hui leur sang bouillonne en leurs filsQui, là-bas, s'élancent sur les ailes de la gloire ...
Je veux le silence pour chanter le Requiem,Sans paroles, sans larmes et sans soupirs.Pour mêler le parfum de l'encens à l'odeur de la poudreAux bruits sourds des tambours lointains.
Halte-là ! impériales galères ! pour rendre les suprêmes honneurs, Glissez doucement...Je célèbre un Requiem comme le ciel n'en vit jamais Sur ces eaux sacrées ! »
Traduit par Miodrag Ibrovac et Svetislav Petrović dans Anthologie de la poésie yougoslave des XIXe et XXe siècles, Paris, Librairie Delagrave, 1935
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