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D’où vient la baguette parisienne ?


D’une épaisseur de 4 cm pour une longueur de 63 cm, la baguette parisienne pèse 250 g. Centenaire aujourd’hui, folle de ses succès, la reine des tables (françaises, vietnamiennes, algéroises ou tunisiennes…) se voit déjà inscrite au Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, grâce à la Confédération nationale de la boulangerie-pâtisserie française. Si les boulangers et les meuniers l’adjectivent avec bonheur – baguette traditionnelle, baguette noire à l’encre de seiche –, son origine est revendiquée, contestée, en un mot mystérieuse.

Anne-Marie Grenier-Gabillou


À quelle date apparaît-elle ?

La composition du pain sombre avec les infortunes économiques : entre le xie et le xive siècle, seuls les « pains de famine », des pains de farine de blé ou d’orge ou de seigle mêlée de paille, parfois d’argile, mieux de farine de glands, de racines et d’herbes pilées figurent à la table du brassier, du valet de laboureur ou du haricotier ! Couronné en 1380, Charles VI déclare : « Que nul boulanger ne pourra être en même temps meunier ou mesureur de blé ; que les boulangers ne pourront acheter de blé que par le ministère d’un mesureur juré ! » Fini le temps des fraudes… Mais dès le xvie siècle, la table des Français offre un pain bis-blanc, un pain de chapitre, un pain bourgeois dans sa composition un blé de qualité. En 1688, le ministre de la Guerre de Louis XIV s’en émeut : « Les troupes du roi ne sont pas accoutumées à manger du pain de seigle, qui donne des cours de ventre, non plus que d’aussi mauvais que celui qu’on donne aux troupes des princes d’Allemagne. » Le blé fin de la baguette est le savoir des meuniers.


Est-elle issue du pain de munition ?

Sous l’Ancien Régime, à la Révolution ou au Premier Empire, le pain de munition est la nourriture de base du soldat « à commencer du premier jour de mai et jusqu’au dernier octobre », durant les six mois de campagne, comme le précise l’ordonnance de Louis XIII de 1626. La« munition de bouche » est livrée par le « munitionnaire général », un marchand voire un financier, qui passe un contrat de ravitaillement avec le roi. L’ordonnance de 1727 énonce que ce pain sera « entre bis et blanc ». La raison en est simple : ce qui décime les soldats ce ne sont pas les blessures, ce sont les maladies. Au siècle des Lumières naît le service de santé des armées. Pharmacien militaire dans l’armée, Parmentier établit un rapport sur le moyen de rendre le pain plus salutaire, sans doubler la dépense pour l’État. En 1778, il publie Le parfait boulanger. Grâce aux travaux des savants, l’intendance contrôle le pourcentage de son dans les farines (le son fermenté rend le pain indigeste), le blutage (la séparation du blé et du son par un blutoir, un tamis) et le temps de cuisson du pain pour éviter le moisi : la mortalité chute dans les armées, dans les hôpitaux, dans les prisons. Les guerres napoléoniennes requièrent un pain qui laisse les mains du soldat libres de tenir un fusil et qui n’entrave pas des marches éreintantes. Les boulangers (1) imaginent un pain long qui se glisse dans une poche des basques. En 1856, Napoléon III fixe poids et taille du pain : 400 g pour 40 cm. La piste de la baguette est toute chaude… La Grande Guerre apporte ses privations. Interdiction est faite aux pâtissiers de confectionner des gâteaux. Dans le nord de la France affamé par les Allemands, le pain est un mélange indigeste de restes de blé et de légumineuses. Dans les tranchées, le pain prend l’aspect d’une grosse baguette de farine de froment, avec un peu de saindoux (de la graisse de porc). La baguette prend forme.


Et du côté de l’utopie ?

Au xviiie siècle, la France confectionne des pains fantaisie en forme de bâton de près de deux mètres, appréciés des Français et des visiteurs. Mais la Révolution gronde : « – Il n’y a plus de pain. – Qu’ils mangent de la brioche », rétorque la reine Marie-Antoinette. L’histoire est celle d’un malentendu. Mariée à quatorze ans, reine à dix-huit, née à Vienne, l’Autrichienne n’a connu que la brioche. Pour elle, c’est un mets commun ; en revanche, le pain de Paris, vraie nouveauté pour elle, est renommé. A-t-elle surestimé le prix de revient du pain versus brioche ? En 1789  : « La richesse et la pauvreté devant également disparaître du régime de l’égalité, il ne sera plus composé un pain de fleur de farine pour le riche et un pain de son pour le pauvre. Tous les boulangers seront tenus, sous peine d’incarcération, de faire une seule sorte de pain : le pain égalité. »


Est-elle une vraie fille de la civilisation du blé ?

La baguette parisienne est issue de la civilisation du blé. Fernand Braudel (2) a tracé des lignes immatérielles dans la nourriture des humains : la civilisation du blé, européenne et moyen-orientale, avec une récolte par an, chacun conserve du temps libre. La civilisation du riz court l’Extrême-Orient : Chine du Sud, delta du Mékong ou bords du fleuve Rouge et l’Inde. Avec trois récoltes par an, le riz nourrit plus d’hommes, induit des natalités fortes, mais sa culture pénible dévore le temps, exige des soins constants. La civilisation du maïs, l’épi des dieux, celle des Olmèques, Aztèques, Incas ou Mayas que l’on voit fleurir sur les terrasses de Cuzco a généré tests et recherches et plus de dix-sept espèces de maïs transgénique.


La baguette a-t-elle été sucrée ?

La piste autrichienne est sérieuse : il faut remonter à la victoire de Sobieski. Septembre 1683, les Turcs assiègent Vienne, Jean Sobieski apprend la fuite de l’empereur Léopold, exige de ses soldats une marche forcée de 26 km, réunit princes et généraux. Sous ses ordres, les troupes autrichienne, allemande et polonaise convergent, brisent l’enfermement de Vienne, Kara Mustafa s’enfuit sur un cheval tandis que Jean Sobieski libère Vienne. C’est la fête des petits pains en croissants de lune. Or, des petits pains à la baguette, le chemin débouche sur August Zang. 1839, il ouvre une boulangerie viennoise à Paris. Son pain à base de farine de gruau, un blé de qualité supérieure, à la levure de bière, le même champignon microscopique qui fait fermenter la bière, qui cuit dans un four avec de la vapeur, fait fureur. Ce pain blanc, donc lourdement taxé, aurait donné le jour à la baguette parisienne.


Serait-elle venue par le premier métro ?

Il ne faut pas négliger l’hypothèse Belle Époque. Juillet 1900. Les Parisiens montent dans le premier métro. Le chantier de construction a été colossal, les ouvriers sont venus de tous les départements. Dans les galeries souterraines, langues et accents s’emmêlent : Auvergnats et Bretons se disputent secteurs et tronçons, sortent les « ganivets » (les canifs) qui servent de tranchoir à pain, et le couteau pliant se mue en arme. Lassé de dégager les blessés, le maître d’œuvre du chantier, Fulgence Bienvenüe en appelle aux boulangers : « Je veux un pain qui se coupe sans couteau. » La baguette surgit alors des profondeurs de la première ligne Porte Maillot-Porte de Vincennes, qui achemine les athlètes des jeux de la deuxième Olympiade !


Est-ce aussi le pain des fêtes et des révoltes ?

Il y a l’imagination des boulangers dans la forme des petits pains des Rameaux. Fixés sur la branche de buis, ces petits pains ont, selon les régions, la forme d’une étoile ou de mini-baguette… Une branche de buis qui attise durant la grand’messe bien des convoitises, chaque enfant rêvant de mordre dans les friandises. Que de péchés durant cette messe de bénédiction des Rameaux : l’envie, la luxure, la gourmandise… voici réunis tous les plaisirs de la baguette. Pour la popularité de la baguette, il faut en revanche se tourner vers Cabu. Cet esprit frondeur, le doigt jamais posé sur la couture du pantalon mais toujours sur le crayon. C’est sa caricature du Français, la baguette sous le bras, qui a aussi fait le succès de ce pain du matin, du sandwich du midi, et de la baguette au camembert le soir. La baguette à la racine de l’esprit français, de son indéfectible foi dans la séparation de l’Église et de l’État ? Dès qu’on parle baguette, le Français de Cabu se profile à l’horizon, béret vissé au crâne et baguette sous le bras, une miche pas faite pour être rapportée à la maison sans un détour par le troquet.


Reste-t-elle à la base de l’alimentation ?

Les Français consomment 30 millions de baguettes chaque jour. En 2011, en France, 59,8 % de la farine destinée à la panification est convertie en pain par la boulangerie-pâtisserie artisanale (32 000 entreprises), 32,1 % par la boulangerie-pâtisserie industrielle (270 entreprises). Pendant le confinement, chacun lui a donné son craquant personnel : avec du levain ou de l’huile, sans machine à pain ou avec un four à pain.


Comment s’est-elle exportée du côté de la Manche ?

Le comte de Sandwich, né début 1700, voue une passion aux cartes. Il joue des nuits entières, sans manger. Son cuisinier, décidé à conserver son comte et son emploi, lui sert de fines tranches de bœuf salé, fromage et concombre entre deux tranches de pain. Le comte joue… et mange, et passe son titre au sandwich. Alors la baguette venue du jeu ? Beurré à l’excès, planté de cornichons croquants, cachés sous la tranche épaisse de jambon, le sandwich-baguette est consommé à 1,2 milliard d’exemplaires par an dans l’Hexagone et dans tout bon café parisien...


Comment déterminer sa réelle origine ?

Après ce dédale, qu’affirmer ? Dernier pain des champs de bataille, petit pain viennois, pain de Gonesse, déjà blanc, de ce premier essai en 1665 dans la recette oubliée d’un boulanger parisien qui mit de la levure de bière dans son pain… Démêler les fils de sa généalogie, c’est découvrir mille talents, cent essais, rencontrer les savants traquant les bactéries, choisir entre levain (fermentation naturelle de la farine et de l’eau) et levure et saluer… les lois sociales : la loi de 1919 supprime le travail de nuit dans les boulangeries, limite la journée de travail à 8 heures. Les boulangers ne rejoignent leur fournil qu’à 4 h du matin, trop tard pour livrer le pain à temps. Les boulangers parisiens se remémorent les petits pains ovales d’August Zang, leur temps de confection réduit : la baguette respecte la loi et délivre sa croûte toute chaude aux Parisiens. Craquante, mie dorée, fond bruni par le four à pain.


La recette

500 g de farine (type 55), 35 cl d’eau tiède, 10 g de sel, 1 sachet de levure de boulanger. Mélangez la farine et l’eau en pétrissant doucement. Laissez reposer 10 min. Incorporez la levure, puis le sel. Pétrissez doucement 10 min. Laissez reposer 1 heure sous un torchon, évitez les coups de chaud et les courants d’air. La pâte double de volume, repliez-la sur elle-même. Laissez reposer 1 heure. Elle double encore de volume. Divisez-la en deux pâtons de 250 grammes. Repliez chaque pâton en portefeuille, vous avez replié quatre fois. Soudez doucement et allongez chaque pâton. Laissez reposer 1 heure. Allumez votre four à 250 °C. La pâton a doublé de volume. Déposez chaque baguette sur une feuille de papier sulfurisé saupoudré de farine. Incisez tous les cinq centimètres chaque pâton avec un cutter en traçant une coupure de quatre centimètres en partant de votre gauche en remontant vers la droite. Déposez un plat à four rempli d’eau chaude dans votre four pour la vapeur. Enfournez vos deux pâtons sur le papier sulfurisé. Laissez cuire 25 min. Laissez reposer avant de craquer.


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