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Davidla face cachée d’un peintre de Cour


« Il paraît que le meilleur avocat d’Athènes, Démosthène était bègue, et qu’il s’entraînait à parler en mettant des cailloux dans sa bouche pour surmonter son handicap. Le petit Jacques-Louis pourrait peut être essayer sa méthode ? Encore qu’à mon avis, c’est avec ses crayons qu’il s’exprime le mieux. » Cette réflexion, lancée par le professeur du garçonnet de 9ans David, qui ne parlait qu’en chuintant, ne surprit pas son tuteur.

Marie-Hélène Parinaud



Depuis que son beau-frère est mort en duel en 1757, l’oncle Buiron se charge de son neveu Jacques-Louis David. Dans l’appartement du quai de la Mégisserie où le garçonnet est né le 30 avril 1748, tout le monde sait qu’exécrable élève, il ne fait que dessiner. Pourquoi l’obliger à fréquenter les bancs de l’école puisqu’il n’y entend rien ? Autant le faire entrer comme apprenti dans un atelier. On lui enseignera le métier. Justement, il y a déjà un peintre dans la famille, et pas n’importe lequel : François Boucher, premier peintre du roi Louis XV. C’est alors un vieillard alerte et gai. Il « pistonne » l’artiste en herbe pour qu’il soit admis à suivre les cours d’un de ses anciens élèves, Vien (1).


Années d’apprentissage

Pour être plus près de l’atelier du maître, David quitte sa maison natale et s’installe chez son oncle Buron, rue sainte Croix de la Bretonnerie. Trois fois par semaine, il travaille à peindre des modèles vivants. Enseignement novateur et donc critiqué par d’autres enseignants. Les querelles entre ateliers sont parfois féroces. David qui, plus qu’un autre, aurait dû fuir les duels qui l’ont rendu orphelin, défend avec ses camarades les méthodes de son maître, l’épée à la main. Il en récolte une blessure qui lui perce la joue et forme un abcès. Déjà affligé d’une difficulté d’élocution, il en restera défiguré à jamais.

Son parrain, Michel Sedaine, secrétaire de l’Académie d’Architecture, lui obtient en 1769 un atelier au Louvre. Depuis que les rois de France se sont fixés à Versailles, ils accordent l’usage gratuit des pièces du château parisien à des artistes recommandés. Il y commence son combat pour remporter le grand prix de Rome. Sur le papier, tout doit lui sourire, Vien son professeur étant membre du jury (2) et David son meilleur élève. Mais, dans la réalité, cet homme despotique et jaloux veut garder sous sa coupe et à son service ses meilleurs éléments. Il recale David trois années de suite.

Le peintre, désespéré, décide de se suicider en se laissant mourir de faim ! Son parrain, le trouvant inconscient, alerte voisins et médecins. L’événement se répand et David remporte son prix en 1774 avec La maladie d’Antiochus. Mais, toute sa vie, il restera marqué par l’idée de concours, choisir un sujet à l’antique, si possible mélodramatique – Serment des Horaces, Mort de Socrate, Les Sabines, Leonidas… –, dont il sera le seul concurrent et le seul vainqueur. Le gagnant du prix de Rome remportant un séjour gratuit en Italie, David, toujours sous les ordres de Vien qui vient d’être nommé directeur de l’Académie de France, doit copier et recopier les chefs-d’œuvre de l’antiquité. Son séjour italien, débuté en 1775, dure cinq ans. De retour à Paris, il présente au Salon de 1781 deux œuvres. La première, classique, Belisaire, l’autre un tableau, commencé à Naples, celui du Comte Potocki, superbe portrait équestre, digne de Rubens. Des tons lumineux où un splendide animal à la crinière et la queue foisonnante a été dompté par un Alexandre moderne, jeune aristocrate à la pose impeccable.


Succès foudroyant

David, plébiscité par le public, est immédiatement reçu à l’Académie. Sa carrière est lancée. C’est bien l’avis du riche entrepreneur des bâtiments du roi, Charles-Pierre Pécoul. Responsable des aménagements du Louvre, il s’occupe aussi de l’atelier de David et s’étonne de sa demande d’une alcôve pour un lit à une place. « Pourquoi pas un grand lit marital ? Vous êtes en âge de vous marier. Je vous propose ma fille aînée, Charlotte. Travaillez pour la gloire, moi je travaille à votre aisance. » Le montant de la dot est plus qu’alléchant et David, après consultation de son parrain Sedaine, épouse le 16 mai 1782 la jeune fille de dix-sept ans. Un an plus tard, après la naissance de son fils aîné, son beau-père lui offre un nouveau voyage en Italie, sans professeur, mais avec ses élèves favoris (3) et sa femme qui y accouchera de son deuxième fils.

À Rome, David peint Les Horaces. Un vieux et sévère romain présente un bouquet d’épées à trois jeunes guerriers qui jurent sur ces armes, un serment que l’on devine tragique à l’attitude désespérée des femmes en retrait. David s’est minutieusement documenté sur les costumes et les meubles qui figurent dans le tableau, allant jusqu’à commander à l’ébéniste Jacob des chaises curules, telles qu’elles devaient être dans la Rome antique. Les coiffures des femmes sont copiées d’après les dessins des vases. En présentant ce serment « romain » au Salon de 1785, David incarne pour le public le défi « républicain ». Il obtient un succès foudroyant qui dépasse le cadre de la France pour être européen. Il vient de lancer une mode. Désormais, on s’habille, on se coiffe, on se meuble « à l’antique ». Une fracture déchire la société française, opposant les tenants de l’Ancien Régime aux adeptes de la nouveauté. David incarne le renouveau de la peinture française et illustre la modernité politique. Mécènes et amateurs d’art, tels les Trudaine, deviennent ses premiers clients importants. En 1786, année de la naissance de ses filles – des jumelles –, ils lui passent commande de l’épouse du frère aîné, Marie-Josèphe. Fascinant portrait. Devant un mur mouvant, rouge moiré, qui n’est pas sans évoquer un ciel de Van Gogh, une étrange créature se tient, assise de biais. Une robe noire enferme comme une carapace d’insecte une femme hiératique, d’ou sortent deux bras maigres, aux bouts desquels des mains sont recroquevillées. Une ample mousseline immaculée isole son visage émacié, surmonté d’une coiffure agressivement échevelée. Plus que tout, ce sont ses yeux qui intriguent. Impossible d’en croiser le regard qui domine le spectateur. S’il s’efforce de le rencontrer, il trébuche face à un vide vertigineux, angoissant. On sent le désarroi du peintre, presque sa panique, face à ce signe de folie, décelé des années avant que le modèle ne finisse interné.

Autre mécène prestigieux : Lavoisier. Le grand savant, qui devait révolutionner la chimie, lui apporte la clientèle fabuleuse des fermiers généraux (4). L’épouse de Lavoisier a été élève de David, aussi le peintre, lorsqu’il fait le portrait du couple, représente-t-il l’élégant savant au milieu de ses cornues et fait figurer derrière la jeune femme qui se penche vers son mari, un carton à dessins (5). David livre surtout aux Sudaine, pour la présenter au Salon, leur grande commande : La Mort de Socrate. Pour ce tableau très attendu, David veut séduire son mécène par sa parfaite connaissance de l’histoire du maître de la dialectique. Mais les lacunes de son éducation l’en empêchent. Son parrain l’adresse alors à un spécialiste, un Oratorien, Adry. L’érudit lui indique tous les détails, aussi minutieux que précis sur la fin du philosophe. C’est ainsi que David peut expliquer à Trudaine pourquoi « à son avis » Platon se trouve au pied du lit, assistant à la dernière leçon du condamné qui, absorbé par sa discussion, tend le bras vers la coupe de poison. Lorsque le tableau sera exposé, il sera plébiscité et qualifié de « triomphe de la philosophie ».


Un révolutionnaire engagé

Mais, à Paris, la Révolution dépasse bientôt le cadre de la peinture. Un mois après la prise de la Bastille, le Salon ouvre ses portes et le public découvre les toiles de David : Paris et Hélène, commande du comte d’Artois, frère du roi Louis XVI, et surtout Brutus. Cette ode au républicanisme antique est considérée comme une provocation,  Brutus ayant chassé le roi Tarquin de Rome avant de fonder la République. Le comte d’Angivillier, responsable du Salon, lui demande, « au nom du roi » de retirer le tableau de l’exposition. Scandale. Le public manifeste. Le  pouvoir recule. La déclaration des droits de l’homme, accordant le 26 août 1789 à tous les citoyens l’égalité sociale, David demande à l’Académie de démocratiser ses statuts. Refus absolu des administrateurs, Vien en tête. Le peintre dénonce à l’assemblée l’Académie comme le dernier bastion aristocratique. Il réunit dans sa demeure les artistes dissidents. Le groupe se nommant « commune des Arts » se rapproche de la Commune de Paris qui passe commande, à David, du Serment du Jeu de Paume, devant être payé par souscription. David, qui considère que ses Horaces en sont la préfiguration, se rend sur place à Versailles, rencontre les témoins, les participants et commence des esquisses. Las, les événements courent plus vite que le pinceau ne remplit la toile. Certains protagonistes deviennent antagonistes, la souscription s’essouffle. David ne sera jamais payé, le tableau jamais terminé.

Le prochain Salon est celui de « la liberté », où exposent les trois cents artistes de la commune des Arts patronnés par David, devenu membre actif du club des Jacobins. Il prononce à la tribune, malgré ses difficultés d’élocution, des discours virulents. Il prépare la première manifestation révolutionnaire, « la translation des cendres de Voltaire », hommage au défenseur des Calas qui fait de lui l’organisateur incontournable des futures fêtes révolutionnaires. David signe aux Cordeliers la pétition demandant la déchéance du roi, tout en préparant une commande, Louis xvi donnant la constitution à son fils. Il organise ensuite le 15 avril 1792 « la fête des Suisses de Chateauvieux », manifestation interactive où il fait participer la population parisienne, par des cortèges de jeunes filles en blanc et de fort des Halles dans les quartiers populaires, ponctués d’arrêts où le « ça ira » est chanté et dansé aux nombreux carrefours. Après ce succès, il est élu à la Convention (6). Il siège avec les Montagnards, vote la mort du roi, se rapproche de Robespierre, combat à la tribune l’existence de l’Académie et obtient sa suppression, remplacée en 1794 par « le club révolutionnaire des Arts » qu’il préside. Les sujets du concours sont tous « patriotiques ».


Depuis l’exécution du roi, David peint le fameux tableau disparu, qui représente Le Peletier de Saint Fargeau. Député conventionnel, comme David, mais richissime, il avait longtemps hésité, retenu par ses intérêts de caste mais finalement opté pour le nouveau pouvoir politique, et voté la mort du roi, obtenue à la majorité d’une voix. Reconnu par un des anciens gardes du corps du monarque alors qu’il dînait au restaurant, ce dernier lui avait passé son épée au travers du corps. Forte émotion à l’assemblée comme on l’imagine, qui demande aussitôt à David de faire le portrait de leur défunt collègue, et de suspendre cette « pietà républicaine » dans la salle des séances. David, à la pointe de l’interventionnisme politique, est élu président du club des Jacobins. À l’Assemblée, Girondins et Montagnards s’opposent pour faire face aux revers militaires, à l’invasion du territoire et aux trahisons de villes (come Toulon) qui se livrent à l’ennemi, profitant des révoltes vendéennes et bretonnes.

Toutes les puissances occidentales sont coalisées contre la France qui est aux abois. La Convention délègue le gouvernement au Comité de salut public, dominé par les Montagnards. David, montagnard engagé, proche de Robespierre dont il est presque un intime et de Marat, dont il est l’ami, fait partie du Comité de sûreté générale (7), l’organe policier, chargé d’organiser la Terreur. On admire son exaltation furieuse à la tribune. À coté de Marat, il s’écrie : « Je demande à être assassiné ! Car je suis un homme pur ! » C’est un apôtre du jacobinisme le plus dur. Si ses difficultés d’élocution nuisent à son pouvoir sur la foule, David par ses scénographies suscite la ferveur populaire par l’organisation de fêtes à grand spectacle. Chaque decadi – la semaine n’existe plus –, il célèbre une vertu : la Raison, la Tolérance, etc.


Fêtes, hommage et prison

La fête la plus célèbre, voulant mettre fin à la déchristianisation sauvage tout en ralliant les acquis des Lumières, est celle de « l’Être Suprême ». Partant de l’Assemblée, traversant les Tuileries et la Seine, les Conventionnels décorés de l’écharpe tricolore, portant un bouquet de bleuets, de coquelicots et d’épis de blé, avancent jusqu’au champ de Mars, chantant sur une musique de Gossec, ponctuée de salves d’artillerie, des paroles de Chénier. David, coiffé d’un chapeau surmonté du panache tricolore, conduit ses deux fils par la main, tout en surveillant la bonne ordonnance du défilé. Clou du spectacle, Robespierre, armé de la torche de la Vérité, enflamme une gigantesque montagne de carton, décorée en statue de l’athéisme, qui une fois consumée laisse place à la statue de la sagesse, en pierre. C’est la partie visible de l’iceberg de l’œuvre de David.

Au Comité de sûreté, il signe sans hésitation des centaines de mandats d’arrêts qui sont autant de condamnations à mort. Ary, l’oratorien qui l’avait aidé pour la mort de Socrate, a la mauvaise idée de lui demander du secours. David l’envoie en prison rejoindre ses premiers mécènes, les frères Trudaine. Tous guillotinés. Un révolutionnaire sait faire table rase du passé. Son épouse, bouleversée par son fanatisme, le quitte en emmenant leurs enfants. Pendant dix mois, David continue à pourvoir la guillotine, ne s’accordant quelques instants de détente que pour assister à certaines exécutions, dont celle de la reine. Il guette le passage, installé à la fenêtre du citoyen Julien, pour croquer la souveraine déchue en quelques traits féroces. Après avoir condamné à mort Danton et Camille Desmoulins, il les insulte au pied de l’échafaud : « Scélérats ! »

Pendant toutes ces années, le rouge qui teinte ses doigts n’est pas celui de ses pinceaux. Accaparé par son activité politique, sa seule production – un chef-d’œuvre il est vrai –, illustre cette période noire : L’hommage à Marat. Il faudra attendre deux siècles et la peinture moderne de Malévitch pour concevoir un espace aussi abstrait que dense ! Après l’assassinat par la fédéraliste Charlotte Corday du pamphlétaire, David, qui était son intime, fait exposer le corps dans l’église des Cordeliers, avant de l’enterrer, en raison de la décomposition rapide, dans le jardin même du couvent. La foule a chanté dans la nuit : « Ô cœur de Jésus ! Ô cœur de Marat ! » Le dépouillement moderne de cet Ecce Homo est en contraste absolu avec le pathos des discours baroques prononcés devant le cadavre. À la demande des députés, David réalise le pendant du « Lepeletier ». Se détachant sur un espace noir intense et profond, deux cubes, d’où coule un corps, le bras glissant dans l’interstice des plis, dans une même teinte de pierre. La dédicace se confond avec la signature en une sobriété, digne de l’Antique. La Convention, subjuguée, décrète que le tableau sera accroché en permanence dans la salle des séances, et n’en sera jamais retiré.

Élu président de la Convention, David atteint le pouvoir suprême et propose de rassembler toutes les œuvres des collections royales et privées en un musée national. Il continue parallèlement son activité d’épuration politique, finalement interrompue par le coup d’État du 9 Thermidor. La chute de Robespierre entraîne la sienne. Arrêté, emprisonné, son épouse le croyant perdu, revient à lui. David se défend en reniant Robespierre. Heureusement pour lui, les temps ont changé. On veut finir la Révolution ! Les sentiments sont à la conciliation.

Un nouveau maître

Sa cellule n’est plus l’antichambre de la guillotine, mais celle de son atelier, où il est assigné à résidence à partir du 28 décembre 1794. David reprend ses pinceaux et livre au Salon, qui a rouvert, Les Sabines. Une œuvre à l’antique, sur la réconciliation. Succès. David incarne de nouveau la modernité. Il ne le sait pas, mais c’est la dernière fois qu’il choisira son sujet. Dorénavant, il ne peindra que ceux décidés par son maître.Un jeune général, ancien robespierriste, Napoléon Bonaparte, est revenu d’Italie, auréolé de victoires. Au cours d’une réception donnée en son honneur au Luxembourg, les deux hommes font connaissance, et le général accepte de venir poser à l’atelier. Il arrive, rapide, pressé, escorté de ses aides de camp. Monte sur l’estrade, hôte son chapeau et prend la pause. Trois heures après, n’y tenant plus, il repart. David est ébloui : « Quelle belle tête ! Il est beau comme l’antique ! Bonaparte est mon héros ! » Il sera bientôt son unique modèle.

Après le coup d’État de Brumaire, ou l’armée prend le pouvoir, le Premier consul lui commande son portrait, franchissant le Grand Saint-Bernard, mais refuse de poser : « Peignez l’idée. Alexandre a-t-il posé pour Apelle ? » Devenu empereur, il déclare le 18 décembre 1804 : « Nous avons nommé et nommons, David, notre premier peintre. » Et il lui commande le gigantesque tableau, symbole du peintre de Cour, le Sacre, triomphe du règne, entouré d’une séries de magnifiques portraits. Mais lorsque David le termine, l’impératrice Joséphine, personnage central de l’œuvre, a été répudiée. Impossible de la gratter, comme pour la Distribution des aigles, où l’envol judicieux des drapeaux permet de camoufler sa disparition ! Pour un admirateur écossais, il peint alors le seul portrait de Napoléon debout, donnant au spectateur l’impression d’être reçu par l’empereur dans le bureau des Tuileries.

Après les Cent-Jours, David se réfugie à Bruxelles, ultime plage où échouent ceux qui comme lui ont traversé tous les orages de l’époque. Comme artiste, Gros, Géricault, Delacroix l’ont démodé. À Bruxelles, on salue en lui le témoin du plus grand homme de son temps. Un Anglais, quelques semaines avant sa mort survenue le 29 décembre 1825, l’aperçoit au théâtre et veut absolument lui serrer la main. « – Vous êtes donc un amateur bien passionné des arts ? – Moi ? Pas du tout. Je voulais voir et toucher la main de l’homme qui a été l’ami de Robespierre ! » On n’échappe pas à son passé.

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