« Il faut la voir ! Il faut la voir ! », trépignent d’impatience les Parisiens harcelant les vendeurs de billetterie, dans les guichets du théâtre, pour être sûrs d’avoir leur place. « Il faut l’avoir… », sourient d’un air gourmand les ducs et marquis à peine débarqués de leur province, en arrivant à Paris pour les fêtes. En cette fin d’année 1864, tous n’ont à la bouche que le nom d’Hortense Schneider, qui triomphe au théâtre des Bouffes dans la Belle Hélène. La reine de Sparte, dès la première le 17 décembre, est devenue la « reine de Paris ».
Marie-Hélène Parinaud
Offenbach, créateur de l’opérette avec Orphée aux Enfers, a passé des années à l’écrire, et des mois à faire répéter. Il a choisi entre toutes, pour interprète, cette blonde grassouillette et piquante, pour son abattage naturel et endiablé, sa façon d’entraîner la complicité immédiate du public par un geste, un regard canaille, qui prend toute sa mesure dans cette parodie des dieux de l’Antiquité. Hortense est une « belle Hélène » pétillante, grisante, irrésistible, lançant ses couplets comme si elle envoyait des œillades, dans un Olympe où rois et dieux trichent au jeu.
Si quelques grincheux de la presse conservatrice se lamentent – « C’est Homère qu’on assassine ! » – les journaux et jusqu’aux correspondants de la presse étrangère exultent, un engouement qui gagne toute l’Europe.
Du jour au lendemain, Hortense Schneider, jusqu’à présent connue pour ses petits rôles, la blondeur vénitienne de sa chevelure et sa liaison affichée avec le fashionable duc de Gramont-Caderousse (Le duc qui aime les Rousses…), est devenue « la belle Hélène », celle qui fait « Cascaaaader la vertuuuue ».
De jeune femme à la mode, elle s’est métamorphosée en idole des foules ; pour la presse, une étoile ; pour les femmes, un modèle ; pour les lycéens, un rêve inaccessible ; pour ses partenaires en coulisses, une garce.
La guerre en dentelles
Les journaux citent ses amants comme autant de prises de choix, ce qui les flatte, et les pousse à se montrer généreux. Ils n’omettent pas de conter aux lecteurs ses querelles avec ses rivales. Le public se partage entre « Schneideristes » et « Sillystes », du nom de Léa Silly, interprète travestie du rôle d’Oreste. Pas de jour sans qu’un journal ne se face l’écho de leur dispute. Un jour, Léa Silly remplace le bouquet de fleurs artificielles figurant dans le boudoir de la reine de Sparte par un bouquet de fleurs fraîches, auxquelles Hortense Schneider est allergique : étouffement, toux ! Comment chanter ? Le chroniqueur tient ses lecteurs en haleine. « Léa Silly a tendu un fil, très fin, mais très solide, sur les marches qui mènent à la loge de sa rivale. Ce n’est qu’un accessoiriste qui se prit les pieds dans ce fils. » Il en sera quitte pour la mâchoire cassée ! Le public est outré et siffle Silly.
Hortense Schneider se venge en augmentant ses tarifs, distançant largement ceux de sa rivale, comme le souligne cette anecdote que la presse s’empressa de rapporter. La représentation terminée, des visiteurs de marque, attirés par leurs notoriétés, viennent porter leurs hommages aux deux actrices. L’un d’eux reste longtemps dans la loge de Léa Silly. Lorsqu’elle ressort, elle passe devant celle d’Hortense Schneider, dont la porte reste largement ouverte aux admirateurs qui, comme chaque soir, se pressent autour d’elle. « Entre Léa ma chérie ! Faites lui place messieurs. » Un peu surprise par cet accueil si aimable, l’actrice entre sans méfiance au milieu du cercle des admirateurs de sa rivale, agitant avec gloriole une de ses mains, où miroite une jolie bague. « Elle te va à ravir, tout à fait ton genre » rit doucement la « Belle Hélène ». Se rengorgeant, Léa Silly oublie toute méfiance. « Oui elle est magnifique. Tu aimerais bien en avoir une semblable hein ? » Grand éclat de rire d’Hortense Schneider : « Moi ? Certainement pas ! Je l’ai refusée la semaine dernière à ton admirateur. Beaucoup trop petite ! » Tandis que Léa Silly, vexée, part sous les ricanements, les galants, amusés, s’empressent de promettre à la diva qu’ils lui en offriront chacun une, beaucoup plus grosse !
Le vice-roi d’Égypte, Ismaël Pacha, s’invite à la première place dans la ronde des admirateurs de la « Belle Hélène ». On murmure qu’elle lui a coûté ce que lui a rapporté le canal… Mais Hortense chante avant tout, elle est La Belle Hélène partout en Europe. Au retour de sa tournée, Offenbach lui offre un nouveau rôle : Boulotte, dans Barbe Bleue. Consécration suprême, elle l’interprétera au Grand théâtre de Bordeaux. Car elle l’avoue en scène, aux Bordelais venus applaudir la star internationale : « C’est ici que tout a commencé pour moi, quand j’avais dix ans… »
Les débuts
Pour son anniversaire, ses parents couturiers retoucheurs lui ont en effet offert de les accompagner. Grâce à des voisins de palier musiciens d’orchestre, ils bénéficient parfois de places restées libres. Ce soir-là, on donne La juive de Fromenthal Halévy, thème dramatique, mise en scène grandiose. Catherine Schneider est éblouie. « C’est ça que je veux faire ! »
Elle s’éveille de son rêve deux ans plus tard en sortant de l’école pour entrer comme apprentie chez une fleuriste près du Grand Théâtre. La jeune vendeuse attire la clientèle voisine des musiciens et des clients qui fleurissent leur boutonnière. Certains s’entichent de cette jolie rousse qui a toujours un sourire aux lèvres et une chanson à la bouche. Lorsqu’au détour de quelques paroles échangées avec un client elle laisse échapper qu’elle regrette de ne pas avoir pris des cours pour placer sa voix correctement, un ancien ténor, Schaffner, lui assure qu’il n’est pas trop tard et se propose d’être son professeur.
Les soirs où il n’est pas en scène, il lui donne rendez-vous chez lui, à l’insu des parents. Ambitieuse autant que peu farouche, sa voix enfin placée, elle piaffe d’impatience à l’idée de passer enfin sur scène. Schaffner lui trouve un petit rôle de figuration dans le quartier et suggère de prendre un pseudonyme pour que ses parents ne se doutent de rien. Hortense est son cinquième prénom, et personne à la maison ne l’a jamais appelée que Catherine. Va pour Hortense.
Un jeune homme la remarque et vient l’attendre chaque soir. Il lui offre du parfum, des toilettes élégantes. Son employeuse s’étonne un peu, vu la modicité de son salaire, du chic de ses tenues. Son vieux professeur, lui, s’en inquiète. Elle pouffe : « Est-ce qu’il croyait qu’il allait la garder longtemps sans que ça lui coûte rien ? Mon nouvel ami est fils d’armateur et très généreux. » Hélas, il n’est qu’un employé qui pique dans la caisse pour entretenir la jolie rousse. Il est arrêté et condamné au bagne. Dépitée, Hortense retombe dans les bras de son vieux professeur, tout heureux de la récupérer. Ce n’est qu’à condition qu’il lui trouve des engagements. Il reçoit une lettre d’un de ses amis, Casimir Delmas, qui dirige un petit théâtre à Agen et cherche de nouveaux talents. Adieu, Bordeaux !
Hortense arrive à Agen. Elle doit chanter, réciter, danser, mimer, tenir la scène, pour un salaire pitoyable. Répétition le matin, représentations l’après-midi et le soir. Un rythme infernal. Enfin, elle attire l’attention du public qui, derrière le joli minois, sent la bête de scène. « Sa voix est aussi jolie que sa personne », écrit le premier article consacré à sa prestation, par le journal du Lot-et-Garonne. Son nom commence à figurer sur l’affiche, lorsqu’un incendie détruit le théâtre. Recommencer à zéro ? Autant aller à Paris.
À nous deux maintenant !
Elle débarque gare d’Austerlitz en 1855, l’année de l’Exposition universelle. Paris grouille de touristes. Elle a l’adresse d’un garni où vit un ami de Delmas, l’acteur Berthelier. « Qui voir ? Où loger ? », lui demande-t-elle. Elle est jeune et jolie, il lui offre de partager son lit et lui donne des adresses où passer des auditions, d’abord aux Variétés. Qu’elle le retrouve ce soir aux Bouffes, aux Champs-Élysées chez Offenbach qui vient de l’engager pour la saison. Aux « Variétés », elle commence Domino noir et se fait éjecter dès le premier couplet : « Pas assez de voix. Suivante. » Lorsqu’en fin de journée, elle raconte son échec à Berthelier, ce dernier l’encourage à passer une dernière audition devant Offenbach. Elle commence Domino noir. « Engagée. Tu commences dans deux semaines. »
Elle s’intègre bien à la troupe, se fait remarquer des spectateurs. L’un d’eux, Eugène de Talleyrand Périgord, l’installe dans un appartement rue Lafayette. Parmi les admirateurs qu’elle reçoit chez elle, il y a aussi des journalistes. On voit apparaître des articles louangeurs dans la presse parisienne. Pour la gazette musicale, « elle est des plus ravissantes et des plus agréables à entendre. Une Vénus qui serait un titi parisien. » Pour ses débuts, Hortense est « arrivée ».
Elle est engagée aux « Variétés ». Maintenant qu’elle est devenue une célébrité, on lui trouve toute la voix nécessaire pour être la vedette de La rose de Saint-Flour. Sa célébrité est entretenue par les échotiers parisiens. À présent qu’elle est la flamboyante maîtresse du duc de Gramont Caderousse, l’ambition de ce dernier est de se faire remarquer. Pour cela, il jette l’argent par les fenêtres. Ceux qui, comme lui, gaspillent l’argent qu’ils n’ont pas gagné sont des « lions », suivis d’une cohorte de « biches ». Par la presse, ils font connaître leurs noms jusque dans les plus lointaines provinces. Avec Hortense, « une lionne », son ambition est comblée ; elle a une cote, on sait qu’elle chante, qu’elle est belle, qu’elle est rousse. On ne parle plus que d’eux.
Disparition
En 1857, la presse s’interroge : « Où est Hortense Schneider ? » Elle n’est plus sur aucune scène. Elle a quitté son appartement de Paris. On l’oublie vite, et le duc de Gramont Caderousse a beau faire mille extravagances à Paris, il n’intéresse plus personne.
Elle est à Bordeaux, chez sa mère. « Bêtement enceinte. » Elle accouche d’un garçon, « de père inconnu ». Avec la vente de ses bijoux, elle achète de grandes propriétés et s’installe dans une confortable vie de rentière. En province, lorsqu’on a connu Paris et les feux de la rampe, on s’ennuie.
Hortense Schneider revient dans la capitale et choisit pour sa rentrée le « Palais-Royal » qui accueille à bras ouverts l’enfant prodigue. Elle interprète La fille de la Belle au bois dormant. Ayant regagné son public, elle compte aussi retrouver ses admirateurs, mais ils ne se précipitent pas à ses pieds. Gramont Caderousse est mort ruiné, autant physiquement que financièrement, et les autres ne s’empressent pas de lui offrir fourrures et bijoux. Un soir, elle en reconnaît dans la salle et choisit alors de les interpeller sur scène : « Vous avez vu ? Je n’ai plus de bijoux. Lequel de vous va m’en offrir de nouveaux ? » S’ils sont bluffés par son audace, le restant du public est furieux de ce sans-gêne et la siffle ! Tandis que les échotiers, ravis de l’esclandre s’empressent d’écrire leurs articles, la direction du Palais-Royal la flanque à la porte ! Vexant, mais rentable, car la presse ayant relayé le scandale, les diamants sont revenus. Va-t-elle pouvoir remonter sur une scène? C’est alors qu’Offenbach lui offre ce qu’elle n’ose plus espérer : l’Olympe théâtrale.
Le magicien de la vie parisienne
Offenbach a transformé sa baguette de chef d’orchestre en celle d’enchanteur et offert à sa jeune maîtresse, Zulma Bouffar, un rôle étourdissant. Elle incarne à ravir le rôle principal de La Vie Parisienne où, tandis que les crinolines se croisent en une ronde folle, virevoltant sur scène, elle chante, symbolisant pour les siècles à venir le charme et la volupté de vivre à Paris. « Tout tourne, tourne, tourne. / Tous danse, danse, danse. » Face à ce triomphe, Hortense Schneider est inquiète. Aura-t-elle droit à un aussi beau rôle ? Offenbach aime cette émulation. Il peaufine une opérette sur les aventures amoureuses de la grande Catherine de Russie et a pensé à elle.
« Quel sera mon rôle ? – Le principal. – Parfait. Quel sera le titre ? – La Grande Duchesse. » Mais il y a un problème. Le protocole impérial, via la censure, veille à ce qu’aucun hôte titré, en visite dans la magnifique capitale toute neuve telle que l’a conçue Napoléon III et réalisée Hausmann en 1867, ne puisse y retrouver une anecdote familiale. Et se sentir froissé. Donc en haut lieu, on ne veut pas de ce titre trop provocateur. « Dans les Mystères de Paris, il n’y avait pas une grande duchesse de comment déjà ? – De Gérolstein. –Tu as trouvé ton nom Hortense. Ce sera la “grande duchesse de Gérolstein”. » Offenbach aurait aussi voulu Léa Silly mais Schneider est impitoyable : « C’est elle ou moi ! »
Le passage des Princes
Le 1er avril, jour des blagues, Napoléon III inaugure l’Exposition universelle. Le monde entier s’y précipite, découvrant la transformation de Paris en la capitale la plus belle et la plus moderne du monde. Parmi les nouveautés à découvrir : égouts, gaz dans toutes les rues la nuit lui donnant son titre de « ville lumière », grands magasins et distractions. En tête, la « Grande Duchesse de Gérolstein », autrement dit Hortense Schneider. Le premier à se précipiter au théâtre puis dans sa loge est le Tsar. Les autres rois suivent, ainsi que les multiples princes, ducs et archiducs, tous riches, tous généreux et fiers de l’être.
Un seul vient, puisque c’est la mode, mais reste tranquillement assis, sans « flirter », parlant de la reine sa femme à laquelle il entend manifestement rester fidèle, le roi de Prusse. N’aimant pas perdre son temps, la jeune femme lui tend les laisses de ses petits loulous. « Rendez vous utile. Allez les faire pisser. » Docile, le monarque les promène sur le trottoir, tandis que des admirateurs plus larges d’esprit le remplacent. En lisant dans les journaux les listes du défilé incessant de généreuses célébrités qui se presse chez sa rivale, Léa Silly s’exclame : « Cette femme c’est le passage des princes ! » Nom d’une promenade prisée des Parisiennes faisant du lèche-vitrines, les passages commerciaux couverts d’une verrière.
Apprenant que l’Impératrice, voulant visiter de nouveau l’exposition avec sa mère, a dû palabrer une demi-heure avant de se faire ouvrir la grille d’honneur, Hortense Schneider se présente dans un magnifique landau à quatre chevaux, son cocher annonçant : « Grande duchesse de Gerolstein ! » Aussitôt, on ouvre la grille et les gardes présentent les armes. Les journaux du monde entier en font leurs titres.La guerre éteint la fête à Paris, mais Hortense Schneider parcourt l’Europe, incarnant la « Belle Hélène » et la « Grande Duchesse » et revient dans la capitale pour créer La Périchole.
Après la mort d’Offenbach, survenue le 4 octobre 1880, elle considère que la magie a disparu avec lui et quitte la scène. Vivant dans son hôtel particulier, elle reçoit non plus ses admirateurs, mais des admiratrices, les débutantes douées qui veulent reprendre ses rôles. Se prenant au jeu, elle s’installe au piano. À toutes, elle indique les intonations, les mimiques qui vont « accrocher le public ».En 1906, le fils du grand acteur Lucien Guitry, Sacha, a résolu de jouer sa première pièce. Il a donné à une amie de son père, Jeanne Granier, un double rôle : celui d’interprète et de conseil professionnel, si elle voit le moindre défaut.
Elle assiste à toutes les répétitions en compagnie d’une vieille dame, tout en noir, avec qui elle discute constamment avant de faire ses recommandations : « Il faut enlever ceci… Il vaut mieux faire cela... Cette phrase ne va pas… » Tout ce que Jeanne Granier dit impressionne Sacha Guitry qui le fait aussitôt. Mais une chose l’exaspère : la vieille dame, chaque fois, hoche la tête et commente : « C’est mieux… Enfin… Il faudrait… » et elle chuchote à l’oreille de Jeanne Granier qui fait aussitôt d’autres observations. N’en pouvant plus, Sacha Guitry prend Jeanne Granier à part et lui dit : « Vous pouvez me dire ce que vous voulez, j’en tiendrai compte, mais votre dame de compagnie, non ! – Mon Dieu !, s’empourpre Jeanne Granier, j’ai omis de vous présenter ma très chère amie et mentor, madame Hortense Schneider. »
Un rescapé du passage des Princes
Édouard, prince de Galles, dit Bertie, quarante-six ans, fils aîné de la reine Victoria, qu’il a surnommée « la mère éternelle », est condamné par le protocole britannique à servir d’utilité à sa mère, souveraine en titre. Viveur impénitent, il ne supporte pas l’atmosphère compassée de Buckingham et passe le plus clair de son temps à Paris ou sur la Côte d’azur en hiver, avec ses jeunes maîtresses. Différents cuisiniers, honorés de sa présence, veulent baptiser leurs desserts du nom de leur hôte prestigieux. Ce dernier refuse, mais propose systématiquement de lui donner le nom de sa compagne du moment. C’est ainsi qu’existent encore aujourd’hui les recettes des « crèpes suzette » et des pêches « Melba ».
À Londres, modèle de distinction il interprète son rôle à la perfection, mais a parfois besoin de relâcher la pression. Lors des cérémonies du Jubilé, il assume les fastidieux devoirs de chef de la maison royale mais le soir, ayant invité des princes amis au restaurant, il ordonne à l’orchestre, vers 2 h du latin, de jouer l’air de La belle Hélène. Grisé par la magie d’Offenbach, il entraîne la duchesse de Manchester avec lui et danse le French Cancan !
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