Depuis toujours, l’eau est directement liée à l’histoire de Paris. Jusqu’à l’achèvement des travaux de Belgrand, la ville, bien qu’édifiée au bord d’un fleuve, manque d’eau.
Philippe-Enrico Attal
Les Romains ont-ils abreuvé Paris ?
« Fluctuat Net Mergitur », la devise de Paris rappelle le lien originel entre la ville et son fleuve. Le premier établissement sur l’Île de la Cité est lié à la présence de la Seine qui permet les transports et garantit la vie. Mais cette proximité ne suffit pas à assurer un bon approvisionnement. À mesure que la ville s’étend, la question de l’accès à l’eau devient cruciale. C’est à l’époque romaine que Lutèce connaît sa première grande période d’extension sur la rive gauche. Les Romains sont de grands consommateurs d’eau qu’ils utilisent également pour le plaisir. L’édification des thermes de Cluny rappelle le rapport particulier de la société gallo-romaine à l’eau. Mais la seule présence du fleuve, partiellement impropre et boueux, ne suffit pas à alimenter la ville. Au iie siècle de notre ère, pour obtenir un approvisionnement en abondance et de bonne qualité, on édifie un ouvrage d’adduction d’eau comportant un aqueduc pour franchir la vallée de la Bièvre. D’une longueur de 16 km, il permet de capter les sources des plateaux de Wissous et de Rungis pour les amener au pied de la montagne Sainte-Geneviève et alimenter les thermes. Grâce à ce réseau, la ville est approvisionnée correctement durant cinq siècles. Mais le manque d’entretien finit par tarir les canalisations et les fontaines, et c’est bien souvent directement dans la Seine que l’on se sert. C’est aussi dans le fleuve que l’on déverse les eaux usées, à commencer par les seaux d’aisance. S’ensuivent de nombreuses épidémies dont les causes ne sont pas toujours très bien déterminées. Sur la rive gauche, la Bièvre sert également à évacuer les déchets liés à l’industrie des teinturiers qui se développe progressivement sur ses berges. La mauvaise qualité de l’eau est un frein à la croissance de Paris. L’édification de nouveaux quartiers ne peut se faire qu’avec un approvisionnement régulier, aussi rudimentaire soit-il. La situation est plus critique encore pour les commerces et les marchés fortement tributaires de la ressource.
De quand datent les premières fontaines de Paris ?
Pour répondre à ces besoins croissants, on commence à établir, dès le xiiie siècle, des fontaines sur la rive droite. Des sources provenant des collines de Belleville ou du Pré-Saint-Gervais sont captées pour alimenter le prieuré Saint-Lazare, l’hôpital Saint-Louis et l’abbaye de Saint-Martin-des-Champs. Ces sources offrent aussi des points d’eau pour le public, grâce à l’édification des nouvelles fontaines, des Innocents rue Saint-Denis, de Maubuée rue Saint-Martin ou de Sainte-Avoie à proximité de l’enceinte de Philippe Auguste. Mais l’eau distribuée est en faible quantité et arrive de manière irrégulière. En 1500, il y a dix-sept fontaines à Paris, qui ne remplissent que partiellement leur office. Elles s’assèchent peu à peu par manque d’entretien. Dès son accession au trône, Henri IV s’attaque à la question de l’eau. Il instaure un impôt sur les vins entrant dans Paris pour financer la réparation des ouvrages d’art. Avec cet argent, il engage la construction d’un nouvel aqueduc qui suit le tracé de l’édifice romain laissé à l’abandon. Le projet, long et coûteux, sera repris par la régente Marie de Médicis après la mort du roi. À la mise en service de l’ouvrage en 1623, il faudra attendre encore cinq ans avant que le précieux liquide n’arrive en ville.
Henri IV prévoit également la création d’une pompe élévatrice des eaux de la Seine pour alimenter de nouvelles fontaines. Elle prend le nom de Samaritaine en référence aux évangiles où une pécheresse de Samarie abreuve le Christ. C’est bien plus tard que la pompe donnera son nom au magasin implanté à proximité. Mise en service en 1608, elle permet d’alimenter le Louvre, les Tuileries et quelques fontaines. Une seconde pompe sur les arches du pont Notre-Dame est mise en service en 1673. Si la production d’un volume important apporte un temps une solution appréciable, le dysfonctionnement des pompes au fil du temps, lié aux gènes apportées à la navigation, conduit à leur démantèlement successif en 1813 et 1853.
Comment l’eau est-elle acheminée dans les appartements ?
À la veille de la Révolution, l’alimentation en eau à Paris reste toujours insuffisante. Les frères Périer ont alors l’idée de constituer en 1778 une Compagnie des eaux destinée à alimenter des abonnés fortunés. À cette fin, ils construisent en 1782 une pompe à feu au bas de la colline de Chaillot, bientôt suivie d’une seconde pompe dans le quartier du Gros Caillou. Le volume produit est impressionnant, et permet d’alimenter des fontaines publiques et privées. Mais cette concession pose la question de la privatisation de l’eau, qui cesse d’être un bien public. Faux problème en réalité puisque les Parisiens, en raison de la raréfaction, ont l’habitude de payer pour avoir accès à la ressource. La compagnie, faute d’abonnés suffisants, fait faillite et ses activités sont rachetées par la ville de Paris en 1786.
De très nombreux Parisiens doivent continuer à se contenter des porteurs qui sillonnent les rues avec leur chargement. L’eau y coûte plus cher qu’à la fontaine, mais elle est livrée à domicile. L’homme transporte généralement deux seaux maintenus par une bretelle passée derrière ses épaules. Ce commerce vieux de plusieurs siècles est l’objet de heurts et de querelles fréquents. Les porteurs s’estiment prioritaires dans la collecte aux fontaines alors qu’ils font payer l’eau plus cher qu’elle ne coûte. Ils n’hésitent pas non plus à s’en prendre aux domestiques envoyés par leur maîtres s’approvisionner aux fontaines, afin qu’ils aient recours à leurs services. À partir du xixe siècle, les pouvoirs publics commencent à réglementer la profession. L’arrivée progressive de l’eau courante fera disparaître les porteurs devenus inutile et certains, reconvertis, deviendront marchands de vin ou de charbon.
Pourquoi de nouvelles fontaines sont-elles apparues sous l’Empire ?
Durant la Révolution, les fontaines ont été délaissées. À l’avènement de l’Empire, la plupart sont en mauvais état. Celles qui ne sont pas taries ne donnent plus qu’un mince filet d’eau. Le 10 avril 1806, Napoléon, conscient du problème, se prononce par écrit, demandant que « les cinquante-six fontaines de Paris coulent [à nouveau] nuit et jour depuis le 1er mai prochain ; qu’on cesse d’y vendre l’eau à la bouteille et que chacun puisse en prendre autant qu’il veut ». Par la suite, l’Empereur précise sa pensée, souhaitant que ces fontaines soient alimentées par les pompes à vapeur et les établissements hydrauliques existants, et que pour couvrir les frais, 25 % soient pris sur les coupes de bois. Le 2 mai, un décret impérial ordonne l’érection de 15 nouvelles fontaines, dont l’Empereur souhaite qu’elles portent des noms de victoires. Dès le 10 mai, les travaux débutent et l’eau coule à nouveau dans les fontaines existantes, ainsi que dans des bornes établies à l’emplacement des nouvelles prévues. Mais tout cela serait insuffisant si des travaux bien plus importants n’étaient entrepris.
Pourquoi le canal de l’Ourcq a-t-il été réalisé ?
« – Je voudrais faire quelque chose de grand pour Paris. – Donnez lui de l’eau. » Voici comment le ministre Chaptal présente la décision de Bonaparte d’entreprendre la construction du canal de l’Ourcq. Frochot, préfet de la Seine, s’attribue le même mérite. Quoi qu’il en soit, la décision est prise de réaliser des travaux d’importance pour assurer l’approvisionnement de la capitale. L’idée est de prendre les eaux de l’Ourcq au nord de Meaux pour les amener jusqu’à Paris. Le 1er vendémiaire an xi, on pose la première pierre de ce gigantesque canal. Six mois plus tard, le 26 février 1803, Bonaparte parcourt le chantier pour juger de l’avancement des travaux. Le 1er ventôse de l’an xiii, on décide que le canal sera également navigable. L’ampleur de la tâche est immense. Il faut édifier un barrage à La Villette qui restera en place jusqu’à la fin de du chantier. Le 2 décembre 1808, l’eau de la Beauvronne arrive enfin dans Paris. La distribution s’effectue grâce à un aqueduc circulaire longeant le mur d’enceinte de Paris de La Villette jusqu’à Mousseaux (Monceau). Trois grandes conduites souterraines s’en détachent pour desservir le centre de Paris : Mousseaux qui alimente les Champs-Élysées et les Tuileries, Martyrs pour le faubourg Montmartre, la chaussée d’Antin, la place Vendôme et, passée la Seine, la Cité et l’École de médecine. Saint-Laurent approvisionne le faubourg Saint-Antoine jusqu’à l’Éléphant, la fontaine imaginée (et jamais achevée) place de la Bastille. Les travaux ne sont pas encore terminés qu’on prévoit d’y ajouter trois canaux supplémentaires aboutissant au bassin de La Villette. En 1813, malgré la nécessité de débloquer des fonds pour l’armée, l’Empereur considère ce projet de première nécessité. On engage ainsi la construction du canal Saint-Denis, qui raccourcit le parcours des bateaux, et le canal Saint-Martin qui traverse Paris de La Villette à la Seine. Le long de son tracé, Napoléon prescrit d’acquérir au-delà du lit du canal des terrains permettant d’établir de larges quais pour y construire de belles maisons. Ces travaux ne prendront fin qu’en 1821.
Pourquoi des puits artésiens ont-ils été creusés ?
Sous l’administration de Rambuteau, préfet de la Seine en 1833, on creuse également le premier puits artésien dans la capitale. Il permet de capter les réserves d’eau enfouies à grande profondeur, avec une qualité et une quantité garanties. Le premier puits foré à Grenelle en 1841 plonge jusqu’à 547 m. Il donne 40 litres d’eau par seconde, laquelle remonte de façon naturelle sans pompage. Un autre puits est ouvert à Passy en 1861 donnant 5 000 m3 par jour après un forage jusqu’à 586 m. D’autres puits serviront principalement à alimenter des piscines comme place Hébert creusé à 718 m d’où l’eau jaillit à 30 °C. Pareillement, la piscine de la butte aux Cailles est alimentée par une eau d’un forage à 582 m. La piscine Blomet profite d’un puits artésien creusé en 1929 jusqu’à 587 m. Mais cette méthode, si efficace soit-elle, est complexe et relativement coûteuse.
Haussmann et Belgrand avaient-ils un plan pour Paris ?
Sous le Second Empire, la question de l’eau reste préoccupante. En parallèle aux travaux d’embellissement de Paris, il est nécessaire d’établir (enfin) un réseau d’alimentation pérenne. Il doit s’accompagner de la mise en place d’un système d’assainissement, avec des égouts chargés d’évacuer les eaux usées après leur usage. Le préfet Haussmann tient l’homme de la situation, l’ingénieur Belgrand, dont il a fait la connaissance alors qu’il était préfet de l’Yonne. Haussmann et Belgrand défendent la mise en place d’un double réseau alimenté par des sources, privé (à destination des habitations) et public (servant à la voirie et à l’alimentation des fontaines). Cette approche est totalement révolutionnaire et de nombreux détracteurs ne comprennent pas l’intérêt de la distinction, ni la nécessité d’engager de nouveaux travaux pour améliorer la qualité de l’eau. N’y a-t-il pas déjà le canal de l’Ourcq et la Seine ?
Dans un ouvrage publié en 1862, Louis Figuier reprend une communication de l’académie des sciences, qui précise qu’à Paris « l’eau tient en suspension des myriades de particules jaunâtres qui lui donnent l’apparence d’une émulsion épaisse semblable à de la boue. En retirant un sceau de cette eau, on voit qu’elle est remplie d’êtres vivants ». Belgrand imagine, à l’instar des Romains, aller chercher les sources du bassin de la Seine pour les ramener, à l’aide d’aqueducs jusqu’à Paris. L’avantage est de disposer toute l’année d’une eau de qualité en quantité suffisante. En revanche, la difficulté porte sur le un débit régulier et l’acheminement jusqu’à Paris. Pour réduire les coûts, Belgrand et Haussmann retiennent le principe gravitaire (déjà développé par les Romains) plutôt que d’avoir recours à des pompes. La ville fait l’acquisition de sources, notamment dans la vallée de la Vanne et de la Dhuys, réalise les infrastructures pour les capter et les faire venir dans la capitale. D’imposants aqueducs sont construits. Celui de la Dhuys, long de 131 km, haut de 1,80 m, déverse à son achèvement 22 000 m3 d’eau par jour. De nouveaux réservoirs sont édifiés aux quatre coins de la capitale. En parallèle, un réseau d’égouts est construit, sans doute le plus moderne du monde. Particulièrement haut et large, il peut être parcouru par l’homme. Chaque rue a son égout où les eaux usées viennent se déverser. Ces imposants travaux commencés sous le Second Empire se poursuivent jusqu’au début du xxe siècle avec la construction de nouvelles infrastructures pour répondre à des besoins toujours plus importants.
Pourquoi un château d’eau a-t-il été élevé à Montmartre ?
Il reste des quartiers où l’arrivée d’eau reste problématique, ceux situés sur les collines de Montmartre ou Belleville. En altitude, la pression est insuffisante pour alimenter les habitations. À Montmartre, une infrastructure complexe est destinée à acheminer l’eau dans les rues les plus hautes. Place Saint-Pierre, une usine prend l’eau d’une canalisation boulevard Rochechouart pour la monter dans un réservoir édifié en 1889 juste à côté du Sacré-Cœur. L’eau est ensuite envoyée vers un château d’eau édifié dès 1835 en haut de la rue Lepic. D’une capacité de 150 m3, il est remplacé en 1927 par un ouvrage rue du Mont-Cenis plus en rapport avec les besoins du quartier. Aujourd’hui, les habitants des hauteurs de Montmartre consomment environ 20 000 m3 d’eau. S’y ajoutent 10 000 m3 d’eau non potable. Désormais, la ville dispose d’un réseau de qualité. Son origine est variée selon les quartiers, captée dans le fleuve ou depuis des sources. Les infrastructures anciennes ont été modernisées pour continuer à assurer un service performant. Depuis dix ans, l’eau à Paris est distribuée en régie directe en remplacement d’un concessionnaire. Son coût a ainsi été abaissé de 8 %, soixante-dix fois moins cher que celle vendue en bouteille plastique. 500 000 m3 d’eau potable sont produits chaque jour, acheminés par 470 km d’aqueducs à émission zéro carbone. Boire de l’eau est donc bon pour la planète…
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