Il y a cinquante ans, la mort du général de Gaulle s’accompagne d’une journée de deuil national. Si les obsèques du plus illustre des Français se déroulent le 12 novembre 1970 dans la simplicité dans son village haut-marnais de Colombey-les-Deux-Églises, ce même jour un office religieux est célébré à Notre-Dame de Paris devant une assistance prestigieuse et sous le regard de plusieurs dizaines de milliers de Parisiens, venus rendre un dernier hommage au libérateur de la France.Mathieu Geagea
Le mardi 10 novembre 1970, il est 9 h 42 lorsqu’une dépêche de l’agence France-Presse annonce : « Le général de Gaulle est mort hier soir à son domicile à 19h30. » Les stations de radio interrompent aussitôt leurs programmes pour commenter la nouvelle et évoquer les diverses étapes de la carrière de l’ancien président de la République qui a quitté le pouvoir un peu plus de dix-huit mois auparavant. Très vite, dans les rues de Paris, la foule se réunit autour des transistors. La télévision, qui ne diffuse aucun programme à cette heure de la journée, présente aussitôt une édition spéciale. Les drapeaux commencent progressivement à être mis en berne sur certains des bâtiments publics de la capitale.
À 11 h, le chef du service de presse de la présidence de la République, Denis Baudoin, fait lecture, devant les journalistes présents au palais de l’Élysée, du testament politique du général de Gaulle, dont Georges Pompidou, successeur et ancien Premier ministre, s’est vu remettre personnellement par ce dernier l’un des exemplaires en 1952.
À 12 h 30 s’ouvre un conseil des ministres extraordinaire. Le porte-parole du gouvernement, Léo Hamon, en présente le compte-rendu devant la presse : « […] Les obsèques du général de Gaulle auront lieu à Colombey-les-Deux-Églises, en dehors de toute représentation officielle le jeudi matin, à 11 h. Au même moment, aura lieu, à Notre-Dame, un office religieux auquel assisteront les membres du gouvernement, le corps diplomatique, et, dans l’enceinte qui leur sera également réservée, les compagnons de la libération qui voudront s’y rendre. Conformément au désir du général de Gaulle, il sera demandé à Mgr l’archevêque de Paris, qu’il n’y ait pas d’oraison funèbre. Le 12 novembre sera jour de deuil national. » Le défunt ayant refusé des obsèques nationales, le choix retenu a donc été celui d’une cérémonie de requiem à Notre-Dame. Si la nuance est subtile, l’initiative du gouvernement n’est pas du goût d’Yvonne de Gaulle, qui déclare alors : « On ne nous y verra pas. » À 13 h, le chef de l’État apparaît à la télévision pour une courte allocution enregistrée en fin de matinée. Dès l’après-midi, une gigantesque file d’attente se forme sur le trottoir de l’avenue de Breteuil, dans le 7e arrondissement, à proximité du domicile parisien du couple de Gaulle où un livre de condoléances vient d’être mis à la disposition du public. Des milliers de personnes patientent avant de pouvoir y rédiger quelques mots. Il en sera encore ainsi durant toute la journée du 11 novembre.
Les préparatifs
C’est en toute hâte que l’hommage officiel à la mémoire du général doit être organisé en la cathédrale Notre-Dame. Dans les heures qui suivent l’annonce de la disparition du plus illustre des Français, de très nombreux chefs d’État du monde entier, manifestent, par le biais de leurs ambassadeurs en France, leur intention d’effectuer le déplacement jusqu’à Paris pour prendre part à la cérémonie. L’un des premiers sera le président des États-Unis, Richard Nixon, qui, dès le début de l’après-midi, alors que le soleil vient à peine de se lever sur Washington, fait savoir qu’il se joindra à l’hommage au général. La presse internationale se rend également à Paris pour couvrir l’événement. Non sans mal, le service de presse de la présidence de la République obtient l’autorisation de placer des journalistes, des cameramen de télévision et des photographes dans la galerie qui fait presque le tour de la cathédrale, de telle façon à pouvoir retransmettre et commenter le déroulement de la cérémonie. Conséquence de cette journée de deuil national, écoles et administrations sont fermées, les compétitions sportives annulées, de même que les cinémas, les spectacles et autres manifestations artistiques doivent baisser leurs rideaux. Les drapeaux mis en berne devront le rester pendant tout le mois de novembre. Gare de l’Est, huit trains spéciaux doivent permettre à ceux qui le souhaitent de gagner la ville de Chaumont et, de là, rejoindre en car Colombey pour assister aux obsèques, finalement prévues dans l’après-midi. 5 000 Parisiens entreprennent ce périple. Un autre train est également destiné aux compagnons de la Libération : quatre cents d’entre eux se rendront aux obsèques du fondateur et unique grand-maître de l’ordre, certains venant même de Bangkok, de Djibouti ou du Kenya.
L’hommage de Notre-Dame au même titre que les obsèques religieuses à Colombey, quelques heures plus tard, sont retransmises en direct à la télévision dans vingt-cinq pays. Plus de 300 millions de téléspectateurs peuvent ainsi suivre sur leurs écrans le déroulé de cette journée. C’est la plus importante mondovision jamais organisée par la France.
Paris, capitale du monde
Tôt le matin, avant même les premières lueurs de l’aube, des centaines de Parisiens commencent à se rassembler dans les rues avoisinant la cathédrale. À 11 h, au moment où débute le service religieux, ce sont environ 70 000 personnes qui, contenues derrière des barrières, sont venues rendre hommage à de Gaulle. L’attente, debout, et le froid vif provoquent quelques évanouissements. Les postes de secours de la Croix-Rouge se chargent alors d’accueillir les personnes victimes de malaises qui ont été évacuées par les services de police.
Dans la cathédrale, à partir de 10 h, les personnalités commencent à prendre place après avoir emprunté la grande allée centrale de la nef, bordée de gardes républicains, sabre au clair. Dans ce long défilé se succèdent le prince Rainier de Monaco, le roi Baudoin de Belgique, la reine Julianna des Pays-Bas, le grand-duc Jean de Luxembourg, le prince Charles d’Angleterre, le Premier ministre indien Indira Gandhi, le président du présidium du Soviet suprême de l’URSS Nikolaï Podgorny, mais aussi Richard Nixon, le président de la République fédérale d’Allemagne Gustav Heinemann, le Premier ministre britannique Edward Heath avec deux de ses prédécesseurs, Anthony Eden et Harold Macmillan, ainsi que les dirigeants d’Afrique francophone, sans compter la présence de deux des trois empereurs de la planète : celui d’Éthiopie, Hailé Sélassié, et le Chah d’Iran, Mohammad-Réza Pahlavi, assis l’un à côté de l’autre. L’empereur du Japon, pour sa part, s’est fait représenter par son ministre des Affaires étrangères.
Tandis que quatre-vingts chefs de l’État se serrent la main ou se saluent courtoisement, à 11 h Georges Pompidou, qui a revêtu la jaquette de circonstance, est accueilli avec son épouse par l’archevêque de Paris, le cardinal François Marty. Ils s’installent dans le chœur de la cathédrale. À leurs côtés, le Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, arbore sa décoration de compagnon de l’ordre de la Libération. Siègent aussi le gouvernement au grand complet, les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, les corps diplomatiques et corps constitués. Les bas-côtés de la nef ont été réservés au public. Au total, environ 3 000 personnes assistent à l’office religieux. Les portes de la cathédrale se referment quelques minutes plus tard avant que ne commence la messe.
Le cardinal Marty, ayant revêtu sa chasuble violette, symbole du deuil, et sans oraison funèbre, se contente d’observer dans son propos d’accueil : « Notre Assemblée à laquelle s’unissent des millions d’hommes en France et dans le monde prouve quelle place tenait celui “qui vient d’être appelé soudainement dans son éternité”. Il a sollicité notre silence. Il a voulu l’humble intercession de la communauté chrétienne. » Un évangile d’espérance, selon Saint-Jean, est ensuite lu, tandis que les chorals de Jean-Sébastien Bach, chantés par le chœur d’hommes de Notre-Dame et joués par l’organiste et compositeur Pierre Cochereau, revenu spécialement des États-Unis, accompagnent la cérémonie.
À l’issue de l’élévation, plusieurs prêtres, les ciboires remplis d’hosties, se dirigent vers l’assistance. Claude Pompidou, le roi Baudoin, plusieurs présidents africains, de nombreuses personnalités et des centaines de fidèles anonymes communient. Après les condoléances présentées par les représentants des différents cultes au président de la République, la cérémonie touche à sa fin. Conduits par l’archevêque de Paris, Georges Pompidou et son épouse sont les premiers à quitter la cathédrale, tandis que les cloches sonnent le glas, comme partout en France. Dans les minutes qui suivent, une fois sur le parvis, les chefs d’État s’arrêtent quelques instants, prennent le temps de se saluer, d’échanger quelques propos en toute simplicité. « Le protocole, oublié un instant, réunit dans la même émotion ceux qui ont franchi parfois des distances considérables pour s’associer aujourd’hui au deuil de tous les Français », observe le journaliste Georges Walter qui commente pour la télévision. Au-delà de l’émotion et du recueillement, ce 12 novembre 1970 apparaît, à bien des égards, comme une journée historique, ce que ne manquera pas de résumer le journaliste Étienne Mougeotte à l’issue de la retransmission : « Alors qu’à Colombey battait cet après-midi le cœur de la France, Paris, ce matin, avait été pour quelques heures la capitale de l’univers. Notre-Dame de Paris est devenue “Notre-Dame du monde”. » Jamais le monde n’a, en effet, contemplé autant de présidents, empereurs ou rois, réunis en un même lieu. « C’étaient les obsèques d’un chevalier », dira plus tard André Malraux, l’ancien ministre des Affaires culturelles du général. Il faudra en réalité attendre quarante-trois ans, et les funérailles de l’ancien président sud-africain Nelson Mandela, en décembre 2013, pour assister à un événement semblable, avec environ une centaine de chefs d’État rassemblés au stade de Soweto, à Johannesbourg.
Fidèle aux dernières volontés du général, aucun membre de la famille de Gaulle ne s’est rendu à l’office religieux de Notre-Dame. Dans une interview accordée à France-Inter un an et demi plus tard, le 18 juin 1972, le fils du général, l’amiral Philippe de Gaulle, commentera ce refus : « Le gouvernement ne pouvait guère faire autrement que de faire une messe de requiem à Notre-Dame, le jour des obsèques, étant donné le concours de souverains et de chefs d’État qui se sont déplacés jusqu’à Paris ce jour-là. Étant donné que le général avait insisté pour que ses obsèques fussent privées et familiales, nous n’aurions évidemment pas pu nous rendre à Notre-Dame. Nous aurions eu, en quelque sorte, l’air de participer à des obsèques nationales. »
Un hommage unanime
Dans l’après-midi, les dirigeants du monde se rendent à l’Élysée afin de présenter individuellement leurs condoléances au président Pompidou. Au même titre que Notre-Dame, jamais dans son histoire le palais présidentiel n’aura accueilli autant d’homologues en l’espace d’une seule journée. Après avoir accordé des entretiens particuliers à certains d’entre eux, Georges Pompidou les reçoit tous l’un après l’autre.
Au-delà de l’hommage international, les élus parisiens entendent aussi honorer la mémoire du « Premier des Français ». Didier Delfour, le président du conseil municipal, annonce, au nom de la ville élevée au rang de compagnon de la Libération, qu’il déposera une gerbe sur le tombeau du Soldat inconnu, au pied de l’Arc de triomphe, ce même jour, à 18 h. À cette occasion, il invite les Parisiennes et les Parisiens à se rassembler au rond-point des Champs-Élysées pour l’accompagner dans cet hommage au général de Gaulle. De leur côté, les anciens de la 2e Division blindée, ceux-là même qui entrèrent les premiers dans Paris occupé le 24 août 1944, sont également invités à se réunir pour participer au défilé.
Dès 17 h, plus d’une centaine de porte-drapeaux des associations d’anciens combattants, de résistants, de membres de la France libre, sont présents. Mais une pluie diluvienne s’abat sur la capitale. Il en faudrait bien davantage pour décourager cette foule qui ne cesse de grossir. Les élus parisiens, la poitrine barrée de l’écharpe tricolore, et les anciens combattants ouvrent la marche vers l’Arc de triomphe. Lorsque la tête de cortège arrive à la hauteur de la place de l’Étoile, c’est une véritable forêt humaine, estimée à un demi-million de personnes qui, dans le silence et sans aucun drapeau partisan, remonte et recouvre les Champs-Élysées. Sous l’Arc de triomphe, un portrait du général a été placé. Aux couronnes et gerbes officielles ou en forme de croix de Lorraine s’ajoutent de simples bouquets déposés par les anonymes. Les fleurs s’entasseront bientôt sur une hauteur d’un mètre cinquante. Œillets, roses rouges et blanches, iris et mimosas dominent l’ensemble. À l’issue d’un moment de recueillement, une Marseillaise est entonnée par ces centaines de milliers de personnes groupées autour du monument, certaines d’entre elles dessinant de leur main le « V » de la victoire. Une atmosphère extraordinaire règne alors, avec des ministres sur le point d’être étouffés, des anonymes qui s’évanouissent ou d’autres qui éclatent en sanglots. « Après l’hommage des grands du monde réunis ce matin en communion du souvenir en la nef de Notre-Dame de Paris, après l’hommage de tous les hommes et femmes de France dans la déchirante simplicité de l’église de Colombey, c’était ce soir Paris, rassemblé sur cette voie royale des Champs-Élysées dans le lent cheminement du respect profond », commente pour les actualités télévisées l’un des journalistes présents. Les Parisiens, équipés de leur parapluie, continueront ainsi de défiler devant le tombeau du Soldat inconnu une bonne partie de la nuit. Après le 26 août 1944 où les Parisiens célébrèrent leur libération et le 30 mai 1968 où une « marée gaulliste » manifesta son soutien au président de la République afin de réclamer la fin des grèves, c’est la troisième et dernière fois que des centaines de milliers de personnes se rassemblent sur les Champs-Élysées pour témoigner de leur attachement au général de Gaulle.
Une place Charles de Gaulle
Dans son édition du 13 novembre, Le Monde résume la journée de la veille par cette phrase digne d’une épitaphe : « De Gaulle mort fait l’unanimité qu’il n’obtint guère de son vivant. » Pourtant, cette unité ne sera pas de mise au sein du conseil municipal de Paris dans les semaines qui suivent. Lors de la session ordinaire qui se réunit le même jour à l’Hôtel de Ville, tous les conseillers, debout, observent une minute de silence à la mémoire de « l’homme du 18 juin » avant, sur proposition de tous les groupes qui composent l’assemblée, d’adopter, à mains levées et à l’unanimité des présents, d’attribuer à la place de l’Étoile le nom de Charles de Gaulle. L’élu centriste André-Yves Breton déclare par la suite avoir suggéré de baptiser la place de l’Hôtel de Ville ou le rond-point des Champs-Élysées mais cela a été rejeté par tous les autres présidents de groupes.
Moins d’un mois plus tard, le 11 décembre, au début d’une séance du conseil municipal, le centriste Édouard-Frédéric Dupont souhaite annuler la décision adoptée le 13 novembre précédent. En lieu et place, il souhaite qu’un monument à la mémoire du général de Gaulle soit construit sur la nouvelle place qui verra bientôt le jour porte Maillot et que celle-ci reçoive immédiatement pour nom « porte Général-de-Gaulle » : « L’Étoile, déclare Édouard-Frédéric Dupont, nom et symbole, se trouve étroitement associée dans le cœur et l’esprit de tous les Français au tombeau du Soldat inconnu, il ne convient pas de l’en séparer. Ce tabernacle ne peut porter un nom d’homme, si illustre soit-il. » La discussion d’urgence est alors acceptée par quarante-cinq voix contre quarante-trois. L’ancien président du Conseil de Paris et député gaulliste, Michel Caldaguès, dénonce alors les arrière-pensées politiques des centristes, avant de faire appel à « l’honneur » d’Édouard-Frédéric Dupont pour qu’il retire son texte, faisant valoir qu’il serait désastreux que l’assemblée « laisse entendre aujourd’hui qu’elle a été trop loin dans sa propre manifestation de reconnaissance à l’égard d’un homme qui a notamment incarné les espérances puis la réalisation de la libération ». Pour sa part, le président du groupe communiste, Maurice Berlemont, déclare, au nom de ses élus, être favorable à l’octroi du nom de Charles de Gaulle à une place parisienne, en souvenir de son rôle dans la résistance, mais estime que le choix de la place n’est pas le plus opportun. Une position également partagée par le socialiste Michel Salles qui reconnaît que la décision du 13 novembre a été « hâtive » et prise dans un « climat émotionnel ». L’intéressé propose donc que le projet d’Édouard-Frédéric Dupont soit renvoyé, pour étude, en commission. Claude Bourdet, au nom du Parti socialiste unifié, évoque alors une « unanimité un peu artificielle » lors de la séance du 13 novembre et estime que le conseil ne se déjugera pas en revenant sur sa décision, mais se plierait aux règles de la démocratie, qui doit tenir compte de l'opinion publique.
Après dix heures de discussions confuses, entrecoupées de cinq suspensions de séance, il est environ 1 h du matin lorsque le président du groupe gaulliste, Pierre Bas, constatant qu’aucune unanimité ne parvient à se dessiner, annonce que son groupe préfère cesser de participer à un débat indigne de l’Hôtel de Ville. Les conseillers gaullistes quittent aussitôt la salle des séances, au même titre que le préfet de Paris, tandis que Didier Delfour laisse la présidence du conseil à son vice-président, le centriste Joseph Ayrignac. Un autre élu centriste, Philippe Tollu, dépose alors une délibération proposant que le nom de Charles de Gaulle soit attribué à la place des Invalides. Les groupes encore présents (centriste, socialiste et communiste) décident finalement de reporter la discussion à la séance prévue deux jours plus tard.
Un conseil municipal divisé
Dès l’ouverture des débats, le 14 décembre 1970, soucieuse de mettre un terme aux tergiversations des derniers jours, l’élue centriste Janine Alexandre-Debray, en désaccord avec son groupe, choisit de déposer une proposition. Celle-ci consisterait à confirmer la décision adoptée le 13 novembre plutôt que de devoir étudier les autres options qui cherchent à la remettre en cause. L’élue fait valoir que le vote du 13 novembre n’a provoqué aucune observation lors de son enregistrement le lendemain, 14 novembre. Dès lors, il doit donc être considéré comme définitif, ce qui, par voie de conséquent, rend irrecevables les propositions présentées le 11 décembre : « Le Conseil de Paris compromettrait gravement sa dignité en admettant la poursuite d’un débat qu’il était convenu de ne pas ouvrir. » Après deux suspensions de séance, la proposition est insérée à l’ordre du jour. Un scrutin, par appel nominal à la tribune, est aussitôt organisé. Le conseil comprend alors quatre-vingt-cinq votants. Avec quarante-quatre voix pour et quarante-et-une contre, le maintien de la délibération du 13 novembre n’est donc obtenu que d’extrême justesse.
À l’issue du vote, Didier Delfour communique à la presse des extraits d’une lettre que lui a adressée Georges Pompidou : « Le nom du général de Gaulle appartient de toute évidence à nos gloires nationales les plus hautes. Par son émotion lors du décès du général, le peuple français a montré qu’il en avait conscience. Le conseil de Paris, de son côté, l’a manifesté par une décision aujourd’hui contestée. […] Laissez-moi vous dire qu’une autre décision eût sans doute été possible, mais que revenir dessus, aujourd’hui, constituerait un manquement à la mémoire du général. […] L’émotion soulevée par cette décision me paraît sans objet. Il est évident que l’Arc de triomphe continuera de garder la dénomination que lui donne le peuple de Paris d’Arc de triomphe de l’“Étoile”. Ainsi, le fait d’appeler la place “place Charles de Gaulle” ne fait pas disparaître le nom de l’Étoile, mais, au contraire, y associe celui du général. […] Je souhaite, pour ma part, que le conseil de Paris recrée l’unanimité qui s’impose quand il s’agit de nos gloires nationales. » À trois mois des élections municipales de mars 1971, cet épisode témoigne des rivalités exacerbées entre gaullistes et centristes. Dans sa thèse intitulée “Paris dans la pensée et l’action de Charles de Gaulle”, l’historien Michel Brisacier note : « L’initiative d’Édouard Frédéric-Dupont est de politiser le débat. Les conseillers de gauche ont eu conscience, après la séance, de s’être laissés entraîner dans une mésaventure. Ainsi, n’allaient-ils pas tellement insister, le lundi 14 décembre, malgré les pressions des centristes les plus anti-gaullistes, pour empêcher le Premier ministre d’inaugurer la place Charles de Gaulle. »
Un choix controversé
En toute hâte, dans la nuit du 14 au 15 décembre 1970, les plaques sont réalisées et apposées aux angles des douze avenues qui débouchent sur la nouvelle place Charles de Gaulle. La polémique n’en est pas moins clause puisqu’elle débouche sur la création du Comité national de défense de la place de l’Étoile – sanctuaire du Soldat Inconnu et du Prestige de Paris dans le monde. Animé par l’ancien ministre de la IVe République, Paul Antier, l’organisme se donne pour principal objectif de conserver le nom originel de « place de l’Étoile ». Dès le 9 décembre, un recours a été déposé devant le tribunal administratif de Paris « pour demander, d’une part, l’annulation de l’arrêté préfectoral qui, à lui seul, constitue un véritable scandale juridique par les atteintes qu’il porte aux libertés municipales fondamentales de la ville de Paris, et, d’autre part, l’annulation de la délibération du conseil de Paris prise elle aussi dans une irrégularité juridique inacceptable ». Le Comité national de défense de la place de l’Étoile demande, par ailleurs, au tribunal administratif de prononcer, avant de statuer sur le fond, le sursis à exécution des décisions incriminées.
La cérémonie d’inauguration se déroule néanmoins le 15 décembre 1970, à midi, en présence de Jacques Chaban-Delmas. C’est à l’angle des avenues de Friedland et des Champs-Élysées qu’une des plaques est dévoilée par le chef du gouvernement. Plusieurs ministres, anciens ou en exercice, des compagnons de la Libération et la veuve du maréchal Leclerc assistent à cette courte cérémonie, néanmoins troublée par la présence de manifestants hostiles à la nouvelle dénomination. C’est sous les cris de « Étoile, Étoile, sacrilège ! » et « Algérie française »que Jacques Chaban-Delmas salue les personnalités présentes et regagne son véhicule. Plus bas, sur l’avenue des Champs-Élysées, d’autres manifestants, le bras tendu, les doigts en forme de V, crient, quant à eux, « De Gaulle, De Gaulle ». L’atmosphère est très différente du recueillement qui, à peine un mois auparavant, prévalait sur la plus belle avenue du monde. Après quelques échauffourées opposant des groupes de manifestants entre eux ou aux forces de police, un escadron de gendarmes mobiles prend position rue de Tilsitt vers 12 h 30, avant que le calme ne revienne une demi-heure plus tard. Le nombre d’interpellations s’élèvera à vingt-six personnes.
Pour empêcher à l’avenir pareilles réactions, et éviter de prendre des décisions parfois hâtives sous le coup de l’émotion, les élus du conseil de Paris décident d’édicter de nouvelles règles. Dorénavant, il ne sera plus possible d’attribuer le nom d’une voie publique de la capitale à une personne décédée depuis moins de cinq ans. Pour leur part, les responsables de la RATP choisissent de renommer la station « Étoile » en « Charles de Gaulle-Étoile ». Une décision qui permettra notamment aux touristes étrangers visitant Paris de ne pas se retrouver en haut des Champs-Élysées alors qu’ils pensaient rejoindre l’aéroport Paris-Charles-de-Gaulle… Dans son ouvrage Les Champs-Élysées : trois siècles d’Histoire paru en 1997, Roland Pozzo di Borgo explique : « En 1968, commissaire au bicentenaire de la naissance de Napoléon en Corse, j’avais imaginé de changer le nom de la place de l’Étoile en place Napoléon. […] Il me fallait l’accord du général de Gaulle […]. Il refusa le projet au motif que l’on ne devait pas toucher au nom de la place, sans autre commentaire. […] Le général m’avait-il dit non car il se réservait l’espoir de voir son nom sur cette place, ce qui arriva, ou avait-il une autre motivation ? […] C’est Alain Poher (le président du Sénat) qui un jour, au cours d’un déjeuner au Sénat, me donna la réponse : “Le général était un soldat et pour lui la place de l’Étoile était avant tout la tombe du Soldat inconnu. De ce fait, le nom de la place devait rester anonyme pour préserver la mémoire des hommes morts pour la France.” »
Le testament
« Je veux que mes obsèques aient lieu à Colombey-les-Deux-Églises. […] Je ne veux pas d’obsèques nationales. Ni président, ni ministres, ni bureaux d’assemblées, ni corps constitués. Seules, les armées françaises pourront participer officiellement, en tant que telles […]. Aucun emplacement réservé pendant la cérémonie, sinon à ma famille, à mes Compagnons membres de l’ordre de la Libération, au Conseil municipal de Colombey. Les hommes et femmes de France et d’autres pays du monde pourront, s’ils le désirent, faire à ma mémoire l’honneur d’accompagner mon corps jusqu’à sa dernière demeure. Mais c’est dans le silence que je souhaite qu’il y soit conduit. […] » (Charles de Gaulle).
Messages de l’Élysée
Dans la cour de l’Élysée, un carrousel ininterrompu de voitures marque la fin de journée. Sur le perron, quelques-uns consentent à répondre aux questions des journalistes. « J’ai tenu à exprimer en mon nom, au nom de mes amis, au nom de tous les peuples soviétiques, nos profondes condoléances à l’occasion du décès de cet homme d’État hors pair qu’a été le général de Gaulle », explique Nikolaï Podgorny. « J’ai eu l’honneur et le plaisir de connaître ce grand homme depuis les années de la guerre, mentionne de son côté le Chah d’Iran. C’est normal que je vienne rendre hommage au général, en représentant mon pays, un ami de la France, ainsi qu’à titre personnel. Et en faisant cela, c’est au fond rendre hommage à la France, à son histoire, peut-être à cet esprit de “chevalier sans peur et sans reproche” que nous aimerions voir se perpétrer toujours. » Les propos de Richard Nixon s’inscrivent dans la même lignée : « Je suis très heureux d’avoir eu l’occasion de venir pour présenter le respect du peuple américain et mes propres hommages à la mémoire du général de Gaulle. Le fait que tant de chefs d’État du monde soient venus exprimer l’énorme contribution que le général de Gaulle a apporté à son pays, mais aussi aux grands principes auxquels nous croyons. J’espère seulement que mon très bref séjour ici exprime le respect immense que le nom de De Gaulle suscite auprès de millions de mes concitoyens, mais aussi le respect qu’il commande auprès de millions de personnes du monde entier qu’il n’a jamais pu rencontrer. Les siècles passent, mais l’Histoire compte peu de très grands hommes. Il n’y a aucun doute : il a été l’un des plus grands parmi les grands. Et quand un tel homme nous quitte, c’est un grand privilège de s’associer à ceux qui le pleurent. »
Un aéroport, un pont, une statue et un historial
Après avoir attribué à la place de l’Étoile le nom du général de Gaulle, d’autres hommages sont rendus à Paris dans les décennies suivantes. Le 8 mars 1974, le troisième aéroport parisien, après ceux du Bourget et d’Orly, est inauguré à Roissy-en-France. C’est sous la présidence du général, par un arrêté interministériel daté du 16 juin 1964, qu’il avait été décidé de créer de nouvelles infrastructures pour répondre à l’augmentation du trafic aérien. À la mort de De Gaulle, il est décidé de baptiser ce nouvel aéroport à son nom. En 1998, est aussi inauguré le pont Charles de Gaulle, enjambant la Seine, reliant les 12e et 13e arrondissements, et permettant de mettre en correspondance directe la gare de Lyon et celle d’Austerlitz. Le 9 novembre 2000, pour le trentième anniversaire de sa disparition, une statue du général, œuvre de Jean Cardot et réalisée à l’initiative de l’association des Français libres, est dévoilée par Jacques Chirac sur la place Clemenceau. Sur un piédestal de quatre mètres et d’une taille de trois mètres soixante-dix, elle représente le général lors de sa descente des Champs-Élysées, le 26 août 1944. C’est au pied de cette statue que chaque 8 mai, en amont de la cérémonie se déroulant devant l’Arc de triomphe pour commémorer la victoire de 1945, le président de la République dépose une gerbe et rend hommage à celui qui appela les Français à poursuivre la lutte contre l’ennemi. Le 22 février 2008, année du cinquantième anniversaire de la naissance de la Ve République, Nicolas Sarkozy a inauguré l’Historial Charles de Gaulle aux Invalides. Porté par le musée de l’Armée et la Fondation Charles de Gaulle, ce projet offre, sur un espace de 2 800 m2, un parcours muséographique multimédia retraçant la vie, la carrière et l’œuvre du héros de 1940.
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