Dans ses Lettres Persanes, publiées une quinzaine d’années après l’achèvement de l’édifice, Montesquieu témoigne de son admiration sans bornes pour les Invalides : « Je fus hier aux Invalides. J’aimerais autant avoir fait cet établissement, si j’étais prince, que d’avoir gagné trois batailles : on y trouve partout la main d’un grand monarque. Je crois que c’est le lieu le plus respectable de la Terre. »
Jean-Christophe Perrin
Une inscription, traduite du latin, visible au-dessus du portail d’entrée de l’Hôtel des Invalides résume la vocation de l’édifice, celle de l’accueil des anciens soldats : « Louis le Grand, par munificence royale pour ses soldats et prévoyant dans la suite des temps a fondé cet édifice en l’an 1675. » Henri III avait le premier tenté, par les édits de mars 1578 et de février 1585, de placer sous sa protection les « stropiats ». Henri IV, avec la maison de la Charité chrétienne, puis Louis XIII et Richelieu en 1633, avec la commanderie de Saint-Louis à Bicêtre, tentent sans succès de spécialiser des établissements dans l’accueil des anciens soldats. Preuve de l’importance et de l’attachement que le Grand Roi accorde à cette institution, Le Brun peint pour la voûte de la galerie des Glaces à Versailles l’allégorie de la construction des Invalides. Digne d’être représenté au cœur de l’incarnation artistique du prestige royal, le monument reflète la place fondamentale occupée dans l’Ancienne France par le domaine de la guerre et de l’armée, réformé par Louvois.
L’originalité de l’Hôtel est de n’être pas une création univoque, car dès ses débuts il remplit plusieurs fonctions importantes, dont quatre principales se distinguent : caserne, couvent, hôpital, atelier. Puis la Révolution et l’Empire amorcent la transformation des Invalides en panthéon militaire national et en mémorial, nouvelle vocation consacrée par la décision de Louis-Philippe et de Thiers de faire édifier, dans l’église du Dôme, le tombeau de Napoléon.
Le 30 novembre 1671, la première pierre de l’Hôtel des Invalides est posée par le roi. Qu’il vienne de l’amont ou de l’aval, le voyageur du xviie siècle découvre Paris entre deux grands établissements hospitaliers, palais des pauvres à l’est (l’hôpital de la Salpêtrière) et des invalides à l’ouest, dans une spectaculaire mise en scène de la charité royale. Situés aux faubourgs de la capitale, ces édifices témoignent de l’impossible transformation du centre de Paris, très densément bâti.
En 1670, Louis XIV prend une mesure fondatrice : l’ordre d’abattre les anciennes murailles et d’établir autour de Paris un boulevard planté d’une double rangée d’arbres, le « cours ». Cette décision, prise contre ses ministres, contre Vauban lui-même, est stupéfiante d’audace. Paris devient alors une ville ouverte, les frontières du royaume devenant alors ses véritables murailles. Tout ce dispositif fait écho au projet d’aménagement de la plaine de Grenelle : celle-ci n’interviendra qu’au cours du xviiie siècle seulement avec l’implantation de l’École militaire. 1671 marque bien une césure dans son règne de par sa triple décision de quitter Paris, de raser l’enceinte de la ville et de bâtir les Invalides.
Création de l'Hôtel royal des Invalides
Charles VII avait été le premier des rois de France à recourir, afin de disposer d’une force armée permanente, à des troupes professionnelles soldées. Le sort de ces hommes blessés, malades ou trop âgés avait depuis deux siècles toujours posé problème. Le placement de ces anciens soldats comme oblats (sorte de moine laïc) au sein de communautés ecclésiastiques demeurait très imparfait, les vieux guerriers se montrant d’incommodes compagnons. Beaucoup d’entre eux ne trouvant aucun secours, ils en étaient réduits, au mieux, à la mendicité, et au pire, à la rapine pour survivre. C’est dans le contexte de campagnes militaires victorieuses (la guerre de Dévolution) que Louis XIV et son secrétaire d’État à la Guerre, Louvois, impriment une étape significative dans l’histoire de l’État royal en décidant la création, en 1670, d’une institution nouvelle, l’Hôtel royal des Invalides. Le roi et son ministre voulant doter la France de la première armée réglée d’Europe, cette ambition implique d’améliorer la condition des soldats afin d’en faciliter le recrutement à une époque qui ne pratique pas la conscription et où il faut d’abord compter sur des engagements volontaires. Que certains soldats, transformés en gueux, soient les oubliés de l’histoire ne peut que contrevenir à la philosophie d’ordre et de mesure que Louis XIV veut attacher à son règne.
Le Grand Roi a montré un intérêt persistant pour les Invalides. Après une première reconnaissance des lieux de leur futur emplacement, en 1670, il s’y déplace à quatre reprises : une fois en 1682, deux fois en 1701, une dernière en août 1706. Lors de cette ultime visite, Hardouin-Mansart remet au roi la clef de l’église du Dôme, dont le décor pictural et sculpté est enfin achevé. Le tableau de Pierre Denis Martin qui immortalise l’événement montre bien la situation de l’hôtel des Invalides, alors aux portes de la capitale ; l’espace alentour y apparaît largement dégagé, à l’aspect campagnard. Ce 28 août 1706, Louis XIV fait le choix de la solennité : présence de la cour, revue par le souverain des invalides, messe entendue dans l’église du Dôme et chant d’un Te Deum entonné par plus de cent cinquante choristes. Cette entreprise architecturale d’envergure est portée principalement par Louvois, bras armé du monarque, directeur et administrateur des Invalides. En 1683, il succède à Colbert à la surintendance des Bâtiments du Roi, nouvelle charge, qui lui permet, entre autres, de pousser à l’achèvement de l’église du Dôme. Il suit de près le chantier, ne manque jamais de rappeler les uns et les autres à leur devoir : il est une des clés du succès du chantier des Invalides. Pour la construction de l’édifice, le choix de Louvois s’est porté sur Libéral Bruant.
En 1674, la partie orientale du bâtiment s’achève ; à moitié terminé, il peut accueillir dès octobre les premiers pensionnaires, jusqu’alors logés dans une maison de la rue du Cherche-Midi. En 1676, l’édifice étant quasiment achevé, on engage des réflexions sur les plans de l’église, dont l’emplacement a été réservé au fond de la cour. Le plan de l’hôtel des Invalides a été fixé dès le devis de 1671 : il prend place sur un terrain dessinant un grand rectangle. Il se compose d’une cour centrale rectangulaire, dite « cour royalle », encadrée de chaque côté par deux cours moyennes. Au total, le bâtiment de Bruant abrite trois-cent-quarante-trois chambres de soldats à six lits, quarante-et-une chambres d’officiers à deux lits, soit une capacité de 2 140 lits.
La grande façade nord déploie sur 195 m toute son austère monumentalité. Elle adopte une structure tripartite, trois pavillons en avant-corps, au centre et aux extrémités, comme la Colonnade du Louvre. Au centre, la porte royale est traitée en arcade triomphale, décorée d’un ordre colossal de doubles pilastres ioniques dont le dessin n’a guère d’équivalent dans l’architecture française : les volutes du ionique sont en fait des cornes de bélier, symbole du dieu Mars et donc arme parlante de la maison. L’image guerrière du monarque à cheval, en bas-relief, rappelle celle des façades des châteaux de Blois et d’Écouen. Toutes les lucarnes de cette immense façade sont traitées par Bruant comme de spectaculaires trophées d’armes. Le motif guerrier et symbolique de l’armure est complété d’une haute bourguignotte empanachée.
La cour royale, aujourd’hui cour d’honneur, a été qualifiée par Chateaubriand de « cloître militaire ». Bruant lui a donné une élévation de deux niveaux de galeries ouvertes en plein cintre, que couronne un comble orné de soixante lucarnes en œils-de-bœuf chargées de sculptures. Dans cet espace majestueux, les décors sont réservés aux parties hautes des parois qui soutiennent d’importants groupes équestres ; des toitures jaillit la suite des lucarnes enrichies d’un décor architectural constitué de trophées et d’armes. L’articulation des façades se fait au moyen des avant-corps médians, couronnés de grands frontons triangulaires. Quant à l’avant-corps central sud, il est celui traité le plus richement, introduisant la chapelle par un portail octostyle. Au centre de l’encadrement de l’une des lucarnes, la représentation de la tête sculptée d’un loup, dont les deux pattes tiennent l’embrasure de la fenêtre, sur la paroi du côté est, fut souvent interprétée comme le rébus « un loup voit », du nom de Louvois, concepteur de l’Hôtel et armes parlantes du secrétaire d’État à la Guerre de Louis XIV. La statue en bronze et en pied de Napoléon, exécutée par Seurre en 1833, placée à l’origine au sommet de la colonne Vendôme, veille depuis 1911 sur la cour d’honneur, au-dessus du portail de l’église des Soldats.
Puissant et monumental, l’hôtel des Invalides semble tout entier s’exprimer dans ses façades. L’essentiel des intérieurs est constitué de chambres, de salles et de longs corridors au décor dépouillé. Au rez-de-chaussée, de part et d’autre de la cour royale, on trouve les quatre réfectoires monumentaux destinés aux repas quotidiens des soldats ; ils constituent les espaces les plus décorés de l’Hôtel, et à ce titre, ont eu les honneurs de la gravure. Les grands murs face aux baies sont recouverts de peintures murales sur enduit sec, commandées à trois peintres du roi : Jacques Friquet de Vauroze, Michel II Corneille et Joseph Parrocel, surnommé le Parrocel des Batailles. En 1679-1680, il y réalise vingt-et-une peintures sur enduit et pierre, lesquelles magnifient les victoires du roi pendant les guerres de Dévolution et de Hollande.
Les conditions d'admission
Parmi les différentes fonctions de l’hôtel des Invalides, la fonction militaire est essentielle. On l’a vu, l’hôtel est conçu pour recevoir à peine plus de deux mille militaires invalides, retraités ou inaptes ; on en dénombre cependant plus de quatre mille, à la toute fin du règne, en 1714. Aussi, dès 1690, sont créées des compagnies détachées d’invalides, servant notamment dans des places. Être admis à l’Hôtel est de plus en plus difficile : il faut la recommandation de son ancien colonel ou commandement de corps, avoir servi le roi aux armées pendant au moins dix ans et même vingt à partir de 1710. En dernier recours, l’admission dépend du bon vouloir du secrétaire d’État à la Guerre (issu, de 1651 à 1701, de la famille Le Tellier). Les invalides qui le peuvent encore font ensemble l’exercice dans la cour Royale.
Louvois charge les gouverneurs des Invalides à faire prévaloir une stricte discipline. Les officiers sont deux ou trois dans des chambres chauffées, les soldats dorment dans des dortoirs de quatre à six lits. La présence de femmes n’est pas autorisée – les invalides mariés au moment de leur admission peuvent rendre visite à leur épouse deux fois par semaine. La fonction conventuelle est également importante : la présence de l’église Saint-Louis des Invalides souligne la forte dimension du site. Tout nouveau pensionnaire emploie ses quarante premiers jours à préparer une confession générale, délai ramené à quinze pour les officiers. À compter de la révocation de l’édit de Nantes, les protestants sont contraints de se convertir ou de quitter l’Hôtel. L’encadrement ecclésiastique est assuré par une vingtaine de prêtres de la congrégation de la Mission. La fonction hospitalière, d’où dérive le nom d’hôtel, est aussi l’une des fonctions majeures des Invalides : l’infirmerie, placée au sud-est de l’hôtel, occupe un espace considérable, soit environ un quart de la surface de l’Hôtel : elle traduit la volonté modernisatrice de l’État monarchique. Grande avancée pour l’époque, chaque soldat a son lit individuel.
Louvois, travailleur acharné, entend faire des Invalides un établissement modèle ; il veut en bannir l’oisiveté, aussi encourage-t-il l’installation d’ateliers de manufacture, aux productions diverses, telles que souliers, uniformes, tapisseries… L’atelier de calligraphie et d’enluminure est si réputé qu’il travaille occasionnellement pour Versailles. Fleuron de la production de cet atelier, un superbe antiphonaire est livré au roi à la suite de l’une de ses visites, en 1682. L’ouvrage comprend 295 pages et rassemble les chants liturgiques de toutes les grandes fêtes qui scandent l’année religieuse. Il est aujourd’hui conservé précieusement à la bibliothèque du musée de l’Armée. Les ateliers fonctionnent à plein régime jusqu’à la mort de Louvois, en 1691. Ensuite, les dépenses des guerres de la Ligue d’Augsbourg puis de Succession d’Espagne empêchent le paiement du travail des invalides et ces activités périclitent.
Un seul édifice, deux églises
Au printemps 1676, Louis XIV et Louvois font appel à un autre architecte pour réaliser la chapelle, Jules Hardouin-Mansart, qui travaille aux Invalides jusqu’en 1706, suivant une chronologie symétrique à celle de Versailles. Le dessein d’Hardouin-Mansart est très ambitieux ; la nouvelle église des Invalides se compose désormais de trois éléments articulés : une église ou chœur des soldats, une église de plan centré ou nef, inscrite dans un carré, coiffée d’un dôme sur tambour et pourvue d’une grande façade tournée vers la plaine de Grenelle. Le défi relevé par le neveu de François Mansart est de réunir, en un seul édifice, deux espaces distincts : un lieu de culte quotidien pour les pensionnaires de l’Hôtel, l’église des Soldats, et un espace réservé au roi, l’église du Dôme. La consultation des plans tend toutefois à montrer qu’il n’existe en fait qu’une seule très grande église unitaire, à la nette continuité spatiale : l’église des Soldats en forme la nef et l’église du Dôme à la fois le transept et le chœur.
L’église des Soldats (1676-1679), dont la stéréotomie de l’ensemble est admirable est un long vaisseau rectangulaire de neuf travées. Sa nef est couverte d’une voûte en plein cintre à doubleaux et lunettes. Comportant trois niveaux (arcades, tribunes, fenêtres hautes), l’élévation est rythmée par un grand ordre de pilastres d’ordre corinthien, dessiné d’après celui du traité de Philibert Delorme, un des maîtres de la Renaissance française.
Le dôme royal (1676-1706) : à l’image de la chapelle du château de Versailles, le chantier subit le contrecoup des guerres. Il faut attendre 1700 pour que la réalisation du décor sculpté soit véritablement engagée, 1701 pour que soit achevé le pavage de marbre polychrome de Lespingola, et 1702 pour que Charles de la Fosse, Jean Jouvenet et Noël Coypel commencent enfin à exécuter le décor peint des voûtes. Charles de la Fosse peint à fresque l’intérieur du Dôme. Comparé à Véronèse pour son goût des grandes ordonnances, il exécute la peinture de la coupole supérieure, consacrée à saint Louis, patron de la dynastie capétienne. Il peint également les quatre pendentifs représentant les évangélistes avec leurs attributs et entourés d’anges. La Fosse a adopté une composition à ciel ouvert afin de renforcer l’illusion de percée fictive et l’effet d’animation baroque. Une heureuse restauration en 1992 a révélé dans les compositions de de La Fosse de belles couleurs claires, où dominent le bleu et le rose. Le jour où Hardouin-Mansart remet les clefs des Invalides au Roi-Soleil, Louis XIV insiste pour que de La Fosse participe au chantier de la chapelle royale de Versailles, ce qui est effectivement réalisé, avec sa fresque de la Résurrection du Christ au cul-de-four de la chapelle.
Le dôme s’inscrit solidement dans un carré de 52 m de côté. La composition générale des masses est d’une grande efficacité : un cube d’où se détache un cylindre couronné d’une demi-sphère. Un tel agencement donne une rare puissance à l’élévation qui apparaît comme un « volume sous la lumière », pour paraphraser Le Corbusier. Mais cette simplicité formelle se combine avec un riche décor sculpté et une modénature proche de la perfection, signature d’Hardouin-Mansart. Cette harmonieuse combinaison explique la qualité la plus étonnante de l’édifice : de quelque point de vue qu’on l’observe, depuis le fond de l’avenue de Breteuil jusqu’au perron d’entrée, il ne cesse de changer tout en demeurant équilibré. La façade principale, formée de deux niveaux de même largeur, est ornée en son centre d’un frontispice central à deux ordres superposés : un dorique à mutule, et un corinthien. L’ensemble est couronné par un fronton triangulaire qui dépasse de la ligne de corniche générale de la façade. Le tambour qui s’élève au-dessus se détache parfaitement du cube grâce à l’élision des combles. L’élévation de ce tambour est décorée d’un ordre de douze colonnes composites. Enfin, un lanternon en manière de tempietto couronne le dôme, surmonté de quatre statues symbolisant les vertus cardinales (rétablies en 1989) : celui-ci est sommé d’une flèche fleurdelisée, issue de la tradition médiévale, et qui permet de monter la croix à 107 m.
En juillet 1988, la décision fut prise de restaurer à nouveau l’extérieur et l’intérieur du Dôme. Cinquième et dernière intervention recensée, la dorure fut achevée pour le bicentenaire de la Révolution. La dorure du bicentenaire mobilisa près de cet cinquante personnes, qui opéraient au sein d’un échafaudage cylindrique étanche, desservi par des ascenseurs et éclairé à la lumière naturelle. Il fut décidé de recourir au procédé de dorure à la feuille. En tout, 550 000 feuilles, deux fois plus épaisses que celles utilisées en 1937, furent posées en moins de quatre mois par une douzaine de doreurs. En outre, les Vertus en bronze doré reprirent enfin leur place. Enfin, la dorure du bicentenaire de la Révolution fut l’occasion d’illuminer le dôme des Invalides, véritable fanal du paysage nocturne parisien.
Le panthéon des gloires militaires
L’aménagement de l’esplanade des Invalides confère encore plus de majesté au plus grand monument parisien créé ex nihilo sous le règne du Roi-Soleil. L’esplanade a été achevée au milieu du xviiie siècle avec la plantation de dix rangées d’arbres de chaque côté.
La vocation muséale des Invalides naît à partir de la décision de Louis XVI, en 1777, de faire venir du Louvre les plans-reliefs des villes fortifiées du royaume.
Le 14 juillet 1789, la Révolution dans la rue commence réellement à l’hôtel des Invalides, submergé par une foule d’émeutiers à la recherche de fusils et de munitions. Cette foule, accueillie favorablement par les pensionnaires, malgré la résistance du gouverneur, le marquis de Sombreuil, s’empare des canons et de quelque 28 000 fusils. Toutefois, le peuple, désormais armé, n’a trouvé qu’une très faible quantité de poudre et de balles. Voilà pourquoi les manifestants repartent en tirant les canons, pointés dans l’après-midi contre la vieille forteresse de la Bastille.
De la décision du Premier consul en 1800 de transférer depuis Saint-Denis le monument funéraire de Turenne, date la nouvelle vocation attribuée aux églises des Invalides. Devenu empereur, Napoléon fait installer dans l'autre chapelle médiane du dôme, la chapelle Sainte-Thérèse, un monument en l’honneur de Vauban, avec une urne contenant son cœur. Napoléon visite régulièrement l’Hôtel et y décerne sa première Légion d’honneur. En nommant en avril 1804, le général Sérurier gouverneur des Invalides tout le portant à la dignité de maréchal la même année, Napoléon accroît le prestige de la fonction de gouverneur des Invalides. Le gouverneur a en charge la garde des nombreux trophées qui y sont rassemblés, constitués pour l’essentiel de pièces d’artillerie et d’emblèmes. Le 30 mars 1814, Sérurier ordonne la destruction des trophées exposés dans l’église, afin qu’ils ne tombent pas aux mains des coalisés. Puis le gouverneur militaire de Paris quitte la place Vendôme pour s’établir à son tour aux Invalides.
En 1840, le choix de la monarchie de Juillet d’y inhumer Napoléon détermine la vocation du monument devenu nécropole nationale et panthéon des gloires militaires. De grands militaires du xxe siècle, comme les maréchaux Leclerc ou Juin, rejoignent le caveau des gouverneurs, situé dans le sous-sol de l’église des Soldats. Les sépultures de Foch, Lyautey et de plusieurs napoléonides se trouvent sous le dôme.
Par le retour des cendres de Napoléon, Louis-Philippe tente d’élargir le socle d’adhésion à son régime. Le prince de Joinville, troisième fils de Louis-Philippe, appareilla de Toulon, à bord de la Belle Poule, le 7 juillet 1840, accompagné de proches de l’Empereur qui l’avaient suivi en exil. Après une traversée de trois mois et l’exhumation du cercueil de Napoléon le 15 octobre, la Belle Poule atteignit Cherbourg le 30 novembre. La remontée de la Seine jusqu’à la proximité de Paris, à Courbevoie, s’effectua sur la Dorade. Le 15 décembre 1840, par un froid glacial, le cercueil placé sur un char doré colossal, agrémenté de faisceaux de drapeaux, tiré par un attelage de seize chevaux, passa sous l’Arc de triomphe (achevé quatre ans plus tôt), traversa la place de la Concorde, et, précédé d’un important défilé militaire, se dirigea vers les Invalides au milieu d’une foule immense. Des statues figurant des héros et des rois de France avaient été érigées sur le parcours, alors que des estrades étaient dressées depuis les rives de la Seine. Dans le dôme drapé de velours violet où se tenaient Louis-Philippe et son gouvernement, était érigé un grandiose cénotaphe de seize mètres de hauteur, surmonté d’un aigle, flanqué aux angles de statues d’argent et orné de quarante-huit drapeaux pris à Austerlitz. Le cercueil de l’Empereur fut alors placé dans la chapelle Saint-Jérôme jusqu’en 1861, date à laquelle les travaux d’aménagement de la crypte et du tombeau réalisés selon le projet de Visconti furent achevés. Selon le texte voté par la Chambre des députés, le mausolée impérial « devra respecter l’œuvre de Mansart et de Louis XIV ». L’originalité du parti de Visconti tient à sa conception d’une grande excavation : six mètres de profondeur, quinze mètres de diamètre (vingt-et-un mètres avec la galerie circulaire), au centre de laquelle est placé le tombeau de Napoléon. En arrière du baldaquin réalisé par Visconti, qui remplace celui détruit à la Révolution, des escaliers permettent l’accès à la crypte qu’encadrent deux figures de génies funéraires portant des emblèmes impériaux et que surmonte l’inscription, extraite du testament de l’Empereur : « Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine au milieu de ce peuple français que j’ai tant aimé. »
De près de 5 m de hauteur, le sarcophage, au centre de la crypte conçue par Visconti, est réalisé dans des blocs de quartzite rouge de Carélie, et posé sur un socle en granit vert des Vosges. Napoléon est revêtu de son habit vert de colonel des chasseurs de la garde impériale, avec les insignes de la Légion d’honneur et de la Couronne de fer. Il repose dans cinq cercueils emboîtés : fer-blanc, acajou, deux en plomb, ébène. Au sol, une mosaïque polychrome dessine une étoile et une couronne de lauriers insérant huit de ses victoires les plus mémorables. Les sculptures néo-classiques et par trop académiques de Pradier et Simart ne se hissent certes pas à la hauteur de la grandeur de l’Empereur : les douze victoires de Pradier sont inertes et inexpressives, tandis que les bas-reliefs en marbre blanc de Simart rappelant les réalisations civiles majeures de Napoléon sont dépourvus de toute valeur plastique et architectonique.
Une commémoration de l'époque napoléonnienne
La vocation muséale des Invalides va s’affirmer tandis que le nombre de ses pensionnaires décroît inexorablement. La Troisième République, peu favorable à une institution suspecte de fidélité impériale, et consolidant son œuvre sociale dans le domaine des pensions de retraite, procède à la réduction du nombre de pensionnaires et assèche le flux des admissions – 130 pensionnaires en 1900 contre 500 en 1880. Les locaux, libérés de leurs occupants d’origine, vont accueillir de nouvelles institutions – ainsi, le musée d’Artillerie, puis le musée historique de l’Armée en 1896, qui fusionnent en 1905 pour devenir le musée de l’Armée.
L’Institution nationale des Invalides devient, pendant la Grande Guerre, un hôpital annexe du Val-de-Grâce, ce qu’elle est toujours, sous l’autorité du ministère chargé des Anciens Combattants. Il reçoit toujours des soldats blessés dans le cadre des opérations militaires extérieures. Hubert Germain, dernier membre de l’ordre de la Libération, décédé à cent un ans le 12 octobre 2021, demeurait dans une petite chambre de l’Institution, car depuis Louis XIV, la France accueille et soigne ses vieux soldats.
L’évolution récente traduit l’élargissement de la vocation funéraire des Invalides car elle s’étend bien au-delà des seuls chefs militaires : des obsèques et des hommages sont rendus aux officiers, sous-officiers et simples soldats morts en service. Ainsi, ceux rendus aux militaires tués en Afghanistan le 21 août 2008, aux treize soldats tués au Mali le 2 décembre 2019, au dernier combattant français de la Grande Guerre, Lazare Ponticelli, le 17 mars 2008. Le chef de l’État est toujours présent lors de ces cérémonies, leur conférant une solennité supplémentaire. Certaines personnalités civiles reçoivent, à leur mort, des hommages appuyés, comme Jean d’Ormesson en 2017. La cour d’honneur accueille aussi des cérémonies d’hommages nationaux aux victimes d’actes terroristes.
Peu à peu, le musée de l’Armée devient le lieu de la commémoration de l’époque napoléonienne. En 1891, des souvenirs de l’Empereur viennent le rejoindre. Parmi eux, l’habit porté par Bonaparte à Marengo, une redingote grise et d’autres objets personnels : l’ensemble était à l’origine destiné à être présenté dans la crypte, à côté du tombeau. Inauguré en 2005, le nouveau département ancien, de saint Louis à Louis XIII, constitue l’une des trois plus importantes collections d’armes anciennes et d’armures au monde. On admire ainsi la bourguignotte du connétable de Montmorency, qui symbolise les luttes civiles pendant les guerres de Religion, ou encore celle de « l’ensemble à la chimère » avec sa superbe rondache, offerte comme présent de noce au duc d’Albe. L’ornementation des armures restitue, dans le métal, le faste des costumes de cour. L’armure du dauphin, c’est à dire du futur Henri II, réalisée par des armuriers milanais entre 1536 et 1547 présente, sur son décor, la répétition du monogramme et le rappel des « couleurs » du prince, « sable noir et argent ».
Des pièces fastueuses témoignent du goût des princes pour les armes de luxe : le colletin de Louis XIII exalte par son décor la victoire du roi sur ses ennemis, l’épée de Louis le Juste comporte une monture ornée de camées figurant les portraits des rois de France jusqu’à Henri IV. Le casque-turban du sultan Bayazid, pièce maîtresse du cabinet turc, emblématise la présence ottomane en Europe jusqu’au milieu du xviie siècle. Installé dans l’aile est de la cour d’honneur sur une surface de 3 500 m2, le département moderne couvre la période comprise du début du règne de Louis XIV à 1870. Dans les salles du deuxième étage, le circuit chronologique propose une triple approche, à la fois politique, sociale et militaire. Elle débute par la bataille de Rocroi, en mai 1643, qui ouvre triomphalement le règne du futur Roi-Soleil. Le visiteur croise des pièces historiques précieuses, tel le boulet de canon qui emporta Turenne à la bataille de Salzbach en 1675.
Le pôle « Austerlitz » est ordonné autour d’objets napoléoniens significatifs : le collier de l’ordre de la Légion d’honneur, l’épée dite « d’Austerlitz », les chapeaux de l’Empereur, sa redingote grise, les bâtons de maréchaux, le portrait de Napoléon par Ingres. L’épopée s’achève sur le drapeau des adieux de Fontainebleau et la cuirasse percée d’un boulet de canon du carabinier Favreau, tué à Waterloo.
L'empreinte de De Gaulle
De la Grande Guerre à la Ve République, les Invalides vivent au rythme d’une amplification mémorielle. Le Dôme reçoit de nouveaux morts illustres qui élargissent sa signification, débordant la seule légende impériale, et, faisant écho à Turenne et à Vauban, consacrent l’église du Dôme en tant que panthéon militaire de la France. La Première Guerre mondiale suscite déjà une effervescence cérémonielle aux Invalides. L’entre-deux-guerres prolonge cette veine patriotique et mémorielle, avec en point d’orgue les obsèques et l’inhumation, en mars 1929, du maréchal Foch. La Troisième République victorieuse commémore même le centenaire de la mort de Napoléon en 1921. Une cérémonie officielle se déroule en présence des maréchaux de France, l’éloge de l’Empereur étant prononcée par le maréchal Foch. Lors du transfert des cendres de Lyautey aux Invalides, le 10 mai 1961, le discours du général de Gaulle finit symboliquement avec la colonisation ; la visite qu’il effectue à l’exposition consacrée à Jean Moulin préfigure la panthéonisation du 19 décembre 1964 ; l’hommage qu’il rend aux maréchaux de la Grande Guerre, le 10 novembre 1968, annonce la clôture du cinquantenaire de la Première Guerre mondiale.
En 1965, de Gaulle décide de transférer aux Invalides l’ordre de la Libération, afin de lui permettre d’y réaliser son projet d’ouvrir un musée mémorial qui répond à un triple objectif : honorer les compagnons de la Libération, transmettre leur mémoire, dépasser leur histoire pour présenter l’ensemble de la Résistance française. Ouvert au public en 1971, le musée de l’ordre de la Libération reçoit de nombreux souvenirs du Général. Puis, les salles du musée de l’Armée consacrées à la Seconde Guerre mondiale sont repensées : le département des deux Guerres, ouvert en 2006, a pour objectif de mettre en perspective les deux conflits comme une « guerre moderne de trente ans » selon la formule du Général. L’essentiel des œuvres ayant appartenu à Charles de Gaulle est exposé à l’intérieur d’une ancienne chambre de prêtre de l’Hôtel, en vis-à-vis de l’espace consacré à l’appel du 18 Juin 1940. La réouverture en 2015, après une totale rénovation, du musée de l’ordre de la Libération, confirme son rôle de centre de l’action mémorielle.
Outre ces précieuses collections, de Gaulle fait l’objet aux Invalides d’un espace muséographique original, sans équivalent dans son propos et dans sa conception, entièrement consacré à son rôle et à son action d’homme d’État : l’historial Charles de Gaulle. Né d’une suggestion d’Yves Guéna, alors président de la Fondation Charles de Gaulle, l’historial est, depuis son ouverture en 2008, un lieu de savoir qui restitue, par l’image et par le son, par le discours et par l’écrit commentés et décryptés, la totalité d’un itinéraire exceptionnel au moyen des technologies multimédias les plus innovantes, et ce, sur plus de 1 500 m2. Ces trois espaces muséographiques, – le musée de l’ordre de la Libération, les salles des deux guerres mondiales, l’historial du musée de l’Armée – de nature très diverses mais parfaitement complémentaires, contribuent à faire des Invalides, haut lieu de la mémoire nationale, l’un des principaux sites gaulliens. Des expositions temporaires liées au chef de la France Libre animent régulièrement ces espaces permanents, renouvelant les approches et les lectures de près d’un siècle d’histoire de la France.
Dans son testament, Louis XIV fut bien inspiré d’écrire que « entre les différents établissements que nous avons faits dans le cours de notre règne, il n’y en a point qui soit plus utile à l’État que celui de l’Hôtel royal des Invalides ». Dans le Génie du christianisme, Chateaubriand sut bien prendre la mesure de toutes les dimensions du lieu : « Ce bâtiment religieux est placé derrière les bâtiments militaires, comme l’image du repos et de l’espérance, au fond d’une vie pleine de troubles et de périls. »
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