L’Irlande, le Sinn-Fein et l’armée britannique, 1914-1921
La situation de l’Irlande pendant la Grande Guerre est rarement traitée dans la littérature francophone. On évoque certes le sacrifice de la 36e Ulster Division sur la Somme et son monument de Thiepval, voire les combats de la 10e D.I. Irlandaise à Gallipoli (plus de 200 000 Irlandais – protestants pour environ 45 % – vont servir dans l’armée britannique durant le conflit), sans oublier les « Pâques sanglantes » de Dublin en 1916. Mais la montée en puissance du mouvement nationaliste et la lutte pour l’indépendance, qui se poursuit après la Grande Guerre, restent très largement ignorées.
Placée sous domination britannique depuis le XIIe siècle, l’Irlande catholique a vécu sous un régime colonial extrêmement dur jusqu’au XIXe siècle. À partir de 1793, si quelques députés irlandais représentent l’île à Londres, la réalité du pouvoir est toujours détenue par le vice-roi anglais et les révoltes se succèdent.Entre 1912 et 1914, la question de l’autonomie irlandaise, le Home Rule, est un de sujets clefs de la politique intérieure britannique. Définitivement adopté le 18 septembre 1914, le Government of Irland Act n’autorise qu’une modeste autonomie politique interne, les finances et les relations internationales notamment restant du ressort des autorités anglaises. Par ailleurs, sa mise en œuvre est aussitôt suspendue jusqu’à la fin de la guerre. Il n’en suscite pas moins l’opposition immédiate des protestants loyalistes, représentant environ 25 % de la population mais majoritaires uniquement dans les six comtés d’Ulster, dont les éléments les plus actifs sont regroupés au sein des Ulster Volunteers.
Différentes organisations para-militaires (plus ou moins) clandestines s’opposent dans l’île. Face à la Ulster Volunteers Force, les catholiques sont regroupés dans les Irish Volunteers, prêts à exiger par les armes la mise en œuvre du Home Rule, tandis que l’organisation ouvrière révolutionnaire de la Citizen Army prône l’indépendance totale. Paradoxalement, bien qu’ils organisent des défilés en armes, des exercices de tir et même de quasi-manoeuvres d’entraînement, Ulster et Irish Volunteers sont bien connus de l’administration anglaise et globalement tolérés. Les Protestants sont considérés comme des alliés fidèles du pouvoir et le chef de la milice armée catholique est en effet sir Redmond, chef du groupe parlementaire irlandais au parlement de Londres et interlocuteur du gouvernement britannique.Au début de la Grande Guerre, Redmond engage le mouvement nationaliste dans une forme « d’union sacrée » et incite ses compatriotes, dans de nombreux discours et articles, à soutenir l’effort de guerre britannique. Deux divisions irlandaises vont ainsi être levées et combattre aux Dardanelles puis sur le front français du Nord-Est, sans que le gouvernement royal ne les autorise à arborer des insignes distinctifs. Par ailleurs, les observateurs notent qu’elles sont rarement citées dans le communiqué quotidien de G.H.Q. de Haig. Il en résulte progressivement un désaveu de la politique conciliatrice de Redmond et un ressentiment croissant au sein de la population.
La préparation du soulèvement
Au cours de l’année 1915, les Irish Volunteers disparaissent au profit de deux organisations aux objectifs politiques opposés : la majorité reste initialement fidèle à Redmond au sein des National Volunteers, dont l’effectif va décroître au fil des mois ; tandis que la minorité plus radicale du Sinn Fein (« Nous seuls ! ») fonde la Irish Republican Brotherhood (IRB, « Fraternité républicaine irlandaise »), dresse le drapeau de l’indépendance et, s’alliant à la Citizen Army, se lance dans la mise sur pied d’une organisation armée révolutionnaire clandestine.La priorité de l’IRB est désormais son approvisionnement en armes. Celui-ci n’est que marginalement le fait de sous-marins allemands abordant à la nuit les côtes irlandaises. Jusqu’en novembre 1915 en effet, il est parfaitement légal d’acheter des armes de poing en Angleterre et les militants irlandais ne se privent pas de s’adresser aux commerçants anglais, créant ainsi des réseaux qui dureront pendant de longues années. D’autre part, les attaques de casernes anglaises et même de dépôts des National Volunteers contribuent également à l’équipement du mouvement.Lorsque la conscription est progressivement imposée au Royaume-Uni à partir du début de l’année 1916, l’Irlande en est exempte. Les autorités anglaises savent que « quelque chose » se prépare, mais se trouvent paralysées par le fait que l’armement des Protestants était toléré. Vouloir désarmer les seuls membres de l’IRB aurait été considéré comme une décision partisane et lui aurait aliéné une partie plus importante encore de la population irlandaise. Or, il était politiquement difficile de désarmer les Ulster Volunteers et les partisans de Redmond qui soutenaient l’effort de guerre et encourageaient l’engagement de volontaires. Au bilan, il fut décidé d’adopter une politique de stricte surveillance en interdisant simplement les rassemblements armés, les exercices de tir et en luttant contre les trafics illégaux : l’interdiction d’importer des armes de guerre n’est adoptée qu’en novembre 1915.En clair, le gouvernement anglais en Irlande n’a pas su (ou voulu) s’opposer aux préparatifs de l’insurrection, alors même qu’il disposait des forces de police nécessaires pour réduire une organisation naissante. Son étonnante paralysie fut qualifiée « d’anomalie en période de paix et d’inexplicable en période de troubles ».
La proclamation de la république d’Irlande
Au printemps 1916, l’atmosphère est particulièrement lourde dans l’île. Les incidents violents sont de plus en plus nombreux mais le gouverneur anglais ne croît pas à l’imminence d’une révolte. Les services de la police royale rendent compte qu’une importante réunion des chefs du Sinn Fein doit se tenir à Dublin le 23 avril et proposent de les arrêter discrètement. Mais, toujours pour des raisons de modération politique, les autorités ne jugent pas pertinent de les interpeler le jour de Pâques et décident d’attendre le lundi. Or, après bien des tergiversations toutefois (ces hésitations expliquent pourquoi le mouvement n’est pas lancé en province), l’insurrection est déclenchée dans la nuit du dimanche 23 au lundi 24.
Les « bataillons » indépendantistes de Dublin, représentant près de 1 500 hommes, prennent position dans le centre ville (poste centrale, parc St. Stephen’s Green, palais de justice, hôtel de ville, gares, etc.) et une Proclamation du gouvernement provisoire de la république d’Irlande annonce que l’île constitue désormais un État souverain. Toutefois, l’attaque contre le siège du gouvernement, le château de Dublin, échoue.Tandis que les premiers combats sont engagés contre la garnison de la ville, les insurgés élèvent des barricades et le mardi détruisent la plupart des ponts, tout en s’efforçant de renforcer la défense du centre ville. Le même jour, la loi martiale est proclamée par le vice-roi et le lendemain une proclamation royale confie toute l’autorité sur le territoire aux militaires. À partir du mercredi, les troupes anglaises, appuyées par l’artillerie embarquée des navires de la Navy, investissent Dublin. Les différents points de résistance sont coupés les uns des autres et réduits à tour de rôle au cours des trois jours qui suivent. Le vendredi 28, les bombardements se multiplient et l’on connaît bien les images de la poste centrale en feu où les insurgés résistent toujours, « les yeux fixés sur le drapeau de l’Irlande qui flotte sur Dublin pour la première fois depuis 700 ans ! »… And in the sky, rose the three colours.Le samedi à 3h45, le quartier général des rebelles donne l’ordre de cesser le combat et les derniers insurgés se rendent le dimanche. Au total, les « Pâques sanglantes » de Dublin causent aux indépendantistes plus de 300 morts et un millier de blessés.
La répression
Si le gouvernement a tergiversé pendant la période de préparation de la révolte, sa réactivité est immédiate dès le début des événements et la répression va se poursuivre sans beaucoup de discernement. Le général Maxwell, commandant en chef en Irlande, met en place une cour martiale, qui siège dès le dimanche 30 avril. Quinze chefs du Sinn Fein sont fusillés au début du mois de mai (dont 3 sans jugement) et 200 insurgés sont condamnés à des peines de prison allant jusqu’aux travaux forcés à vie. Enfin, 3 400 Sinn Feiners supposés sont arbitrairement arrêtés et 1 600 catholiques, parfois totalement étrangers au mouvement Sinn Fein, sont transférés sur le sol anglais. Par ailleurs, différentes exactions commises par la troupe, dont des fusillades sur population civile désarmée, sont couvertes par l’autorité militaire.Un mois après la révolte, le mouvement nationaliste républicain est décapité, ses chefs exécutés ou en fuite. Pourtant, rien n’est gagné pour Londres, car désormais militaires et policiers considèrent tous les catholiques comme de dangereux rebelles et imposent avec la plus grande rigueur la loi martiale. De ce fait, très rapidement, le mouvement républicain gagne le soutien de l’opinion publique irlandaise, à l’origine plutôt réservée sur le mouvement. En quelques mois, les rebelles d’hier deviennent des héros nationaux.
La victoire morale du Sinn Fein
En dépit des demandes répétées des nationalistes modérés de Redmond et même des loyalistes d’Ulster, les autorités militaires poursuivent, avec l’accord de Londres, leur politique répressive. Ni à Londres ni à Dublin, on ne semble comprendre que la victoire militaire sur les insurgés ne résoud pas la crise. La même politique est poursuivie pendant deux ans, creusant chaque jour davantage le fossé entre Irlandais catholiques et Anglais.Rapidement reconstitué autour de ses chefs survivants, auréolé de l’image des martyrs, le Sinn Fein se lance dans l’action politique. Marquant smboliquement le soutien dont il bénéficie au sein du peuple, il fait élire en février 1917 lors d’une élection partielle le comte Plunkett, père de l’un des fusillés de mai 1916, et en juillet suivant c’est de Valera qui devient à son tour député.
En mai 1918, le maréchal French, ancien commandant du Corps expéditionnaire britannique en France, est nommé vice-roi d’Irlande. Il procède à un remplacement presque complet du personnel dirigeant par de nouveaux responsables qui arrivent directement d’Angleterre et ne connaissent rien à la situation locale. Une semaine après son arrivée, au prétexte d’un complot imaginaire, rapidement qualifié de « machination grossière », une centaine de responsables républicains sont arrêtés et pour la plupart transférés en Angleterre. Cette mesure est considérée comme une provocation par la majorité des Irlandais qui organise pendant les derniers mois de la Grande Guerre le boycott du recrutement de l’armée britannique. En réponse, French réactive toutes les dispositions de la loi martiale.En décembre 1918, à l’occasion des élections législatives générales, le Sinn Fein obtient un véritable triomphe, avec 73 députés sur les 105 sièges dévolus à l’Irlande. Mieux encore, la moitié de ses élus sont prisonniers ou déportés. Un tel résultat, qui témoigne de l’influence des nationalistes radicaux dans le pays, aurait dû faire réfléchir les autorités, mais Londres n’en tient aucun compte. French reste vice-roi, la politique suivie ne connaît aucune adaptation notable et il dispose désormais de plus de 60 000 hommes pour maintenir l’ordre anglais.Les députés du Sinn Fein, bientôt suivis par leurs collègues des autres formations politiques, refusent de sièger à Westminster et, en janvier 1919, se réunissent à Dublin pour proclamer (à nouveau) l’indépendance de l’Irlande. Ils choisissent de Valera comme président de la République. Le nouveau pouvoir en devenir se dote d’une structure militaire et les Irish Volunteers sont reconstitués, sous le nom d’Irish Republican Army (IRA). Tandis que les autorités anglaises feignent d’ignorer cette déclaration et poursuivent leur politique, le Sinn Fein met en place en quelques mois une véritable administration clandestine, s’arrogeant en province des pouvoirs de justice ou de perception des impôts. Le 12 septembre finalement, la vice-royauté déclare formellement la réunion des députés irlandais « séditieuse » et multiplie à nouveau les mesures de répression, y compris des sanctions collectives dans les communes où les Républicains exercent de fait les responabilités locales, en multipliant les lourdes amendes, les arrestations et les jugements sommaires. À Fermoy, au nord de Cork, en septembre, les soldats anglais pillent les commerces et brûlent une partie de la petite ville en représailles d’une embuscade.
L’esemble de l’île devient un véritable champ de bataille, où se multiplient les embuscades, les raids de nuit et les attentats. S’engage alors un cycle de violences, aux actions des Irlandais répondent les exactions des forces de l’ordre et des troupes, qui se vengent des morts faits dans leurs rangs. Au cours de la seule année 1920, plus de 200 Catholiques, dont 70 membres du Sinn Fein, sont sommairement abattus et près de 800 blessés. Après le Bloody Sunday de Dublin, c’est l’escalade. L’IRA aligne désormais au moins 15 000 hommes, dont 3 000 en permanence sous les armes. Dans cette lutte, les Républicains bénéficient du soutien et de la protection d’une immense majorité de la population et les grèves insurrectionnelles se multiplient dans tous les secteurs stratégiques (dockers, transports ferroviaires, communications, etc.), pénalisant les autorités anglaises. Tandis que l’administration officielle supprime l’une après l’autre les libertés constitutionnelles et les lois du temps de paix, les garnisons de l’armée et de la police royale le plus isolées sont peu à peu repliées vers les villes les plus importantes. Dans les campagnes, les Irlandais se tournent désormais vers les rebelles pour assurer l’ordre public et maintenir les services publics essentiels. Le Morning Post résumera la situation : « Le Sinn Fein a vaincu le gouvernement britannique et l’a peu à peu dépossédé de sa puissance ».En dépit de la force de l’armée britannique mais peu à peu privés de la réalité de l’exercice du pouvoir, les Anglais doivent accepter un cessez-le-feu et des négociations directes avec les insurgés. Le traité du 6 décembre 1921 consacre la division de l’Irlande entre l’Ulster protestant, resté lié à la Couronne, et l’État libre, au statut proche de ceux des Dominions du Canada ou d’Australie, première étape formelle vers l’indépendance définitivement acquise. Le conflit à coûté à l’île environ 1 400 à 1 500 morts, un tiers de militaires et policiers britanniques, un tiers de Sinn Feiners et un tiers de civils.
Enseignements
Les événements d’Irlande entre 1914 et 1921 confirment quelques principes fondamentaux de la lutte contre une guérilla, trop souvent perdus de vue :
- Le gouvernement légal doit pouvoir suivre l’évolution morale et politique de la population et en tenir compte, notamment en adaptant sa législation. Le renseignement sous toutes ses formes est ici essentiel.
- La seule action militaire permet de stabiliser une situation dégradée, mais est impuissante à restaurer la confiance. Lorsque l’on en vient à faire la guerre à la population civile, la défaite est annoncée.
- Tout en poursuivant et sanctionnant les chefs de la rebellion, il faut rechercher et favoriser les responsables plus modérés, leur proposer des réformes acceptables et leur confier des postes de responsabilité.En résumé, contrairement à ce que firent les Anglais entre 1914 et 1921, et comme les théoriciens français de la contre-insurrection le formulèrent pendant la guerre d’Indochine, une politique de pacification ne peut réussir que par l’adhésion de la population. Pour ce faire, sous une direction politico-militaire unique qui puisse garantir l’unité d’action et la cohérence du processus, il faut à la fois mettre en œuvre des mesures policières, militaires, politiques, économiques, sociales, administratives et culturelles.
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