Tous les Parisiens, ou presque, connaissent la Conciergerie. Ils passent devant à pied, en voiture, à bicyclette, en bus, et même en patinette. Mais combien la connaissent vraiment, combien y sont entrés, combien sur environ douze millions de Franciliens, l’ont visitée, découverte ? Et surtout combien en ont apprécié l’architecture et en connaissent la terrible histoire ?
Françoise Chevrier
On ne peut, bien entendu, parler de la Conciergerie sans parler du palais puisqu’elle y est incluse. Une petite île sur un grand fleuve où naviguent des centaines de bateaux marchands gaulois qui font la richesse du lieu, plaît aux Romains. Aidés des autochtones, ils l’urbanisent, y bâtissent un palais destiné au préfet des Gaules, envoyé de Rome, ainsi qu’un grand quartier (1) au sud de la Seine, jusqu’au Mons Locotitius.
Théâtre des invasions
Au iiie siècle, les envahisseurs déferlent de l’est et du nord sur Lutèce. Les habitants du quartier sud le démolissent eux-mêmes pour se procurer des matériaux et se réfugier sur l’île qu’ils protègent d’une enceinte.Après avoir été romain, le palais devient mérovingien. Le chef de la tribu des Francs Saliens, Clovis, nouveau barbare, petit chef de tribu mais génie politique, se fait chrétien et gagne les faveurs de l’Église, puissance réelle. Fort de cette alliance et de la confiance des populations gallo-romaines, chrétiennes depuis longtemps déjà, il devient le roi d’un territoire, la Neustrie, incluant Parise (Civitas Parisiorum : cité des Parisii) et qu’il s’applique à agrandir en combattant les autres barbares. En 508, le Mérovingien fait du palais sa résidence et de Paris sa capitale.
La dynastie suivante, carolingienne, abandonne Paris. À tel point qu’elle laisse les hommes du nord, les Vikings, faire en moins de quatre-vingts ans, sept incursions en Francie occidentale, par les fleuves, dont quatre invasions et pillages complets de Paris et alentours avec exigences de rançons et tributs énormes. Charles II le Chauve, roi lointain, charge Robert le Fort de défendre la ville contre les Vikings ; celui-ci y trouve la mort en 866.
Invasions, pillages : la ville n’est plus que ruines. Le palais ne vaut guère mieux ; vieux d’environ mille ans, non entretenu, il nécessite d’énormes travaux. On le restaure, l’agrandit, ses remparts sont relevés. Palais de la Cité, il devient palais capétien et Parise retrouve son rôle de capitale. Hugues Ier Capet y meurt en 996. Son fils Robert II le Pieux le refait presque entièrement, le modernise. Sa reconstruction réclame celle du pont situé dans l’axe de la rue Saint-Denis, devenu bien vétuste et peu solide pour supporter les lourds charrois nécessaires aux travaux. Incendies et crues sont également et très souvent les grands responsables de la reconstruction d’un édifice. De descendant en descendant, le palais se construit, s’agrandit, s’améliore.
Un seigneur pillard, Robert de Meulan, fait en 1111 une incursion dans Paris et dévaste le palais. Après cet événement, Louis VI le Gros fait construire le donjon rond à toit pointu, de belles dimensions, appelé la Grosse Tour. Ses murs ont à leur base 3 m d’épaisseur, sa hauteur estimée à 25 m. Elle abrite dès sa construction le trésor royal. On lui doit aussi la chapelle Saint-Nicolas et la reconstruction de plusieurs ponts. Il meurt au palais en 1137.
Son fils, le très pieux Louis VII, lui succède. Son épouse Aliénor d’Aquitaine dit de lui : « J’ai épousé un moine ! »Séparés vers 1150, le mariage est annulé en 1152. Aliénor épouse alors le comte d’Anjou, Henri Plantagenet (vassal du roi de France), qui devient roi… d’Angleterre. Conséquence que l’on devine désastreuse pour le royaume de France ! Au palais, il ajouta la Chambre Verte, avec un petit oratoire, et une autre chapelle, extérieure au Logis du Roi, dédiée à Saint-Michel (qui donne son nom au boulevard et à la place).
Le siège du pouvoir
Son fils, Philippe II, roi à quinze ans, veuf à vingt-cinq, premier roi à s’intéresser vraiment à Paris, décide en 1190 de partir pour la croisade, et confirme s’il en était besoin, le statut du palais comme siège du pouvoir, puisqu’à sa mère Adèle de Champagne et son oncle Thibaut de Champagne, il confie la régence. Régents auxquels il adjoint ses conseillers personnels avec ordre de tenir régulièrement une sorte de parlement réglant les affaires courantes. Il prend toutes dispositions afin de préserver le royaume et Paris en particulier qui n’est qu’à une petite chevauchée de Château-Gaillard où réside l’Anglais ; il ordonne donc la construction d’une enceinte pour protéger sa « Bonne Ville » et, à l’ouest et à l’extérieur de celle-ci, celle du château-fort du Louvre. Il décide aussi des mesures d’hygiène et fait paver les principales rues de Paris. Désirant prendre soin du palais, il nomme également un responsable de l’édifice : le « concierge ». C’est de cette époque qu’on rencontre le terme pour la première fois.
Le concierge est à la fois surintendant et prévôt du palais ; détenteur des droits de moyenne et basse justices, il a besoin, pour faire régner l’ordre, de tout un attirail judiciaire et pénitentiaire : locaux, tribunal, cellules, fers… N’ayant pas le pouvoir de haute justice, il remet les criminels au prévôt de Paris s’ils sont laïcs, à l’officialité s’ils sont tonsurés. La geôle du concierge, la Grosse Tour, est l’origine de la prison de la Conciergerie.L’enceinte nord de Paris est édifiée de 1190 à 1209 et celle du sud de 1200 à 1215 (4). De plus en plus sédentaire, le centre du pouvoir se fixe alors au palais de la Cité. Le roi en repousse encore les enceintes nord et sud, restaure ce qui le nécessite et y rend même la justice. Petit à petit, le Palais royal devient aussi un lieu de justice.
Les prérogatives du concierge s’étendent toujours plus loin, hors du palais, puis hors de l’Île : puis même au-delà de Paris : une léproserie à Arcueil. Dans l’enceinte du palais, il possède son hôtel particulier. Les revenus du concierge sont donc considérables : outre les cent cinquante livres par an que lui verse la Couronne pour cette charge, il a le droit d’épaves sur les objets perdus dans l’enclos, un pourcentage sur les marchés passés dans sa censive, un pourcentage plus important encore sur la location des boutiques de la Galerie des Merciers, sur les denrées apportées au Palais, sur les constructions élevées en bordure de celui-ci, etc. : un véritable rapace ! Beaucoup de monde convoite la place. Même une reine de France, Isabeau de Bavière, s’approprie cet office… contre l’avis du Parlement.
Après avoir surveillé et rançonné les marchands, relevé les loyers, contrôlé les ventes, surveillé l’entretien, les dangers d’incendies, interdit de faire de la cuisine, sur la Basoche, la Sainte-Chapelle, la cour des Comptes, tout l’intérieur du palais, il faut récidiver hors l’enclos. Parmi les nombreuses interdictions, on trouve celle de vendre de la poudre à canon ! En 1616, la charge vaut 100 000 livres, belle augmentation, mais elle la mérite, étant donné son rapport !
La Grosse Tour devient vite insuffisante lorsqu’elle cesse, vers 1380, d’être affectée aux seuls ressortissants du palais pour devenir la prison du Parlement, annexe de celle du Grand Châtelet, alors trop encombrée.
Un ensemble adapté
Vers 1400, la prison de la Conciergerie dispose déjà :– des rez-de-chaussée des tours Bonbec, d’Argent, de César (5) ;– de la salle des Gardes incorporée à la prison en 1381, en contrebas du quai depuis la construction de celui-ci en 1611, refaite au xixe siècle, trois piliers médians la découpent en deux nefs de quatre travées voûtées d’ogives. Sur la frise de la corniche de l’un de ces piliers aux chapiteaux sculptés d’animaux et de personnages, un couple est enlacé : les légendaires Héloïse et Abélard. Cette salle ressemble, en plus petit, à la salle des Gens d’Armes (6) – la plus belle salle gothique d’Europe (1734 m2 et 8,55 m sous voûtes), qu’on doit à Philippe le Bel. Dès qu’elle est affectée à la prison, cette salle des Gardes devient une extension de la prison des hommes et est compartimentée en cellules. Au-dessus, se trouve la Grand’Chambre du Parlement (devenue première chambre du Tribunal Civil), où siège, à partir de 1793, le Tribunal révolutionnaire ;– du grand Préau (50 x 20 m), baptisé Cour des Hommes, en contrebas du quai, lieu de promenade des hommes depuis 1380. Les deux autres côtés, sud et est, sont bâtis et aménagés en cachots au rez-de-chaussée et à l’entresol, affectés aux pistoliers, qui ont un peu d’argent, la salle des Gardes et la rue de Paris l’étant aux pailleux, qui n’ont pas un sol ;– de la Cour des Femmes, dont la fontaine, véritable trésor pour les détenues, date de la reconstruction de 1779, suite à l’incendie de 1776 ;– de l’escalier à vis accolé à la tour Bonbec ;– du couloir central qui a été divisé en petites salles des gardes, greffe, salle de la toilette, chapelle. Ensuite, sa longueur est aménagée en cellules, pharmacie et infirmerie de la prison. Il est appelé à la Révolution la Galerie des Prisonniers et conduit à certains cachots ;– de la chapelle basse de l’ex-Oratoire du roi, incendiée de 1776, reconstruite trois ans plus tard ;– des cuisines supérieures, devenues à partir de 1825 le corps de garde intérieur de la prison ;– de la Grosse Tour, démolie après l’incendie de 1776.
À partir du xie siècle, le concierge n’est plus le riche personnage d’autrefois. Le roi y a mis bon ordre. L’entrée de la Conciergerie et son greffe se trouvent depuis 1380 dans l’angle nord-ouest de la Cour de Mai. Cette ancienne entrée donne accès maintenant au buffet du Palais. Entre l’arcade (7) et les deux fenêtres en contrebas, existe une courette que l’on atteint en descendant huit marches. Mme Arlette Lebigre, dans son ouvrage Moi, Barthélemy Dumont, geôlier de la Conciergerie (Perrin), apporte des précisions considérables sur la vie de la prison entre 1608 et 1625, ouvrage très instructif où se rencontrent des personnages hauts en couleur. Crue, incendie, rébellion, bagarre, évasion… : rien n’est celé.
Théâtre des drames révolutionnaires
Arrive la Révolution qui promet tant de justice, tant de bonheur et qui voit tant d’iniquités, tant d’horreurs ! On ne compte plus les têtes qu’on voit se promener en haut de piques, fait devenu une mode depuis la prise de la Bastille. Le 6 octobre 1789, les têtes grimaçantes de deux gardes du corps de Versailles, Des Huttes et Varicourt, accompagnent à la vitre du carrosse la famille royale en route pour Paris, avec une petite variante toutefois : à Sèvres, on pousse le sordide en contraignant un perruquier à coiffer ces têtes. Le pauvre en meurt sur-le-champ !
Qui dit Révolution, dit guillotine ! Mais, précision importante, le docteur Guillotin n’est pas le père de la guillotine. Lui, simple député du Tiers-État aux États Généraux, docteur très dévoué à ses semblables, demande le 10 octobre 1789 un moyen d’exécuter les condamnés qui soit le même pour tous et surtout qui ne fasse pas souffrir. Là s’arrête son rôle !
Un de ses confrères, le docteur Louis, professeur d’anatomie comme lui, assure que la chose doit s’accomplir mécaniquement et non dépendre d’un être humain, dont l’adresse et la force peuvent varier d’un jour à l’autre. Cette machine existe déjà en Europe dans nombre de pays. On la prend pour modèle, on l’améliore. On fait des essais sur des bottes de paille, des moutons morts, puis sur des humains décédés à Bicêtre. Les deux docteurs y assistent, d’où les premiers surnoms de la mécanique, la « Louison » ou la « Louisette ».
Petite anecdote : le 30 mai 1791, devant la Constituante, Robespierre prononce un discours dont voici un extrait : « Je viens prier les législateurs, qui doivent être les organes et les interprètes des lois éternelles que la Divinité a dictées aux hommes, d’effacer du code des Français les lois de sang qui commandent des meurtres juridiques et que repoussent leurs mœurs et leur Constitution nouvelle. Je peux prouver que la peine de mort est essentiellement injuste [...]. Je conclus à ce que la peine de mort soit abrogée. »
Il a bien prononcé ce discours, solennellement. Mais Maximilien oublie très vite cette belle envolée. Peu de temps suffit pour qu’il ne devienne le fossoyeur de la France, aidé de quelques-uns, il est vrai ! Que n’a-t-il été éliminé au lendemain de ce morceau de bravoure du 30 mai 1791 ? Dans chaque ville, on contemplerait son nom sur une plaque au coin d’une rue qui rappellerait son martyre, rue aboutissant à l’incontournable « place de l’Égalité », cette utopie, que jouxterait immanquablement « l’avenue de la Liberté »... et des milliers de vies du siècle des Lumières auraient été épargnées.
Un mécanicien strasbourgeois, Tobias Schmidt, fabrique la machine. La première exécution, en place de Grève, est celle d’un meurtrier, le 25 avril 1792. La foule, toujours curieuse, est venue nombreuse place de Grève assister à cette « première ». Mais l’installation est si longue que l’exécution a lieu la nuit venue, éclairée aux flambeaux. Tout se passe si vite que la foule, mécontente et frustrée de son spectacle habituel, chansonne dès le lendemain : « Rendez-moi ma potence rendez-moi ma potence en bois... »
Début juillet 1792, on attend à Paris l’arrivée des fédérés (8) à Paris pour fêter l’anniversaire de la Fête de la Fédération. Le 10 août, les fédérés sont toujours là ; le nécessaire a été fait pour qu’ils ne regagnent pas leurs camps ou leurs casernes. Au petit matin, Danton et ses affidés chassent le Conseil municipal de Paris… et prennent sa place sous le nom de Commune insurrectionnelle, avec en prime pour Danton, le poste de ministre de la Justice ! Bien entendu, ce ministre (de l’Injustice) a besoin des fédérés pour faire le « sale travail », c’est-à-dire éliminer tous ceux qui le gênent. Ce jour est un massacre sans nom, une boucherie universelle. Théroigne de Méricourt, plus enragée que jamais, décapite sur la terrasse des Feuillants, avec le sabre qu’elle a reçu en récompense de sa participation à la prise de la Bastille, le journaliste François Suleau qui l’a égratignée.
Des femmes coupent des têtes avec des couteaux de cuisine. D’autres, plus minutieuses, scient avec précaution celle d’un jeune capitaine des Gardes suisses nommé Erlach, en prenant bien garde de ne pas bousculer l’ordonnance de sa coiffure ; elles comptent bien rehausser leur pique d’un tel trophée, ce qu’elles font avec application et qu’elles jugent du meilleur effet ! Ce jour-là, environ 700 Suisses périssent sous le couteau des égorgeurs. Ceux qui se sont rendus aux représentants de la Commune insurrectionnelle, née du matin, sont aussitôt « expédiés ».
On piétine les cadavres, achève les blessés, poursuit ceux qui ont encore la chance de pouvoir se sauver, traque tout ce qui bouge. On éventre, on défenestre, on embroche, on décapite, on voit des forcenés découper en morceaux quatre gardes dans les appartements royaux. Une centaine de soldats et gentilshommes subissent un sort identique dans la salle d’audience, trois petits marmitons sont jetés dans les flammes... Des centaines de têtes sanguinolentes sont promenées au bout de piques. Même Napoléon, qui en a été témoin, lorsqu’il évoque plus tard cette journée, se rappelle un carnage et une sauvagerie tels que n’ont jamais atteint ses champs de bataille...
Massacres en tout genre
Pour continuer le « nettoyage », on met sur pied un « complot des prisons » : il s’agit de faire croire que les prisonniers, partout en France, vont être délivrés par les armées ennemies qui écraseront le peuple. La solution est de vider les prisons avant que les armées n’arrivent. La Commune insurrectionnelle embauche des « manutentionnaires » : 6 livres par jour et… vin à volonté ! Un ouvrier gagne 10 sous par jour, et un très qualifié 20 sous, soit 1 livre.
À la Conciergerie, le carnage commence le 2 septembre dans l’après-midi. Une des premières victimes est l’ex-ministre de Montmorin, qui a été acquitté par le tribunal du 17 août, mais est réincarcéré sous couvert de sécurité ; des furieux l’empalent... Puis, viennent sept officiers suisses oubliés à l’Abbaye et transférés à la Conciergerie, dont le calvaire n’est pas moindre.
On rivalise d’horreur avec Marie Gredeler, marchande de cannes et parapluies au Palais Royal : dans la Cour des femmes, on la ficèle nue à un poteau, puis quelques raffinés lui tailladent la poitrine à coups de sabre, lui clouent les pieds au sol et allument du feu entre ses jambes. On connaît le sort réservé à Madame de Lamballe après son « élargissement » de la Petite Force : dépecée, sa tête, son cœur au bout de piques, et sa toison intime servant de moustaches aux tueurs… Les deux cents Suisses toujours vivants sont massacrés de la même manière pendant ces journées. Un oublié, le seul qui a droit à un procès mais joué d’avance, Bachmann, a les honneurs de la charrette. Des femmes acclent les écorcheurs, au besoin leur prêtent main-forte. Pendant ces horribles journées, elles accrochent à leurs cols avec des épingles en manière de broches, des oreilles sanguinolentes, des doigts, des sexes, tels des trophées.
Lorsque la Conciergerie est vide, le combat cesse, faute de combattants. Sur les cinq cents détenus qu’elle contenait environ, quatre cents ont péri, les autres ayant été libérés, ou plutôt embauchés malgré eux par les massacreurs. Sont-ils parvenus à leur échapper ? Certaines prisons ne contiennent que des voleurs, des prostituées, des aliénés, des pauvres, des vagabonds et même des enfants ; elles n’en sont pas moins déblayées par les « manutentionnaires » aux gages de la Commune insurrectionnelle.
À Bicêtre, par exemple, se trouvent des enfants condamnés à quelques années de « correction » (maison où l’on sait qu’une simple insolence envers un père très sévère suffit à les envoyer). Plusieurs d’entre eux ont à peine atteint leur douzième année ! « Ceux-là ne furent pas faciles à mourir, les malheureux ! raconte, quarante ans plus tard à un historien des prisons, un vieux gardien de Bicêtre. Les assommeurs nous disaient, et d’ailleurs nous l’avons vu par nous-mêmes, et sans rien pouvoir faire, que ces pauvres enfants étaient bien plus difficiles à assommer que les hommes faits. Vous comprenez, à cet âge, la vie tient bien. Ils nous en ont tué 33 ! On en avait fait une montagne, là dans ce coin où l’on démolit, à votre droite. Le lendemain quand il a fallu les enterrer, c’était un spectacle à fendre l’âme ! Il y eu avait un qui avait l’air de dormir comme un ange du bon Dieu ; mais les autres étaient horriblement mutilés. »
Ce carnage dure six jours à Paris, y fait mille trois cents morts, et sept jours en province. À la Conciergerie, comme dans toutes les prisons, il faut nettoyer tout ce sang dans lequel on patauge et dont l’odeur lève le cœur : les chambres, les salles, les couloirs, les cours, tout est inondé, teint, dévasté et trois semaines sont nécessaires à ce grand nettoyage.
Puis les exécutions se font de plus en plus nombreuses. Dumas vient d’obtenir la permission de construire dans la Grande Galerie de quoi asseoir quatre cents suspects à la fois, prêts à être jugés mais cela ne lui suffit plus. Sanson ne sera pas au chômage de sitôt… C’est la fortune pour les guichetiers (gardiens), car rien n’est gratuit à la Conciergerie. Ce lieu est le passage obligé avant le procès. Les suspects arrivent de toutes les prisons de Paris et alentours et même de province pour être « jugés ».
Les dernières exécutions
En 1794, Robespierre, de plus en plus menaçant, sans nommer personne, prédit la mort à toute la Convention, dont les membres prennent peur. Ils savent qu’une dénonciation de Robespierre vaut la mort. Cette peur les galvanise et, dans la nuit, ils mettent sur pied un complot visant à l’éliminer. Le lendemain, à maintes reprises, il demande la parole, ne l’obtient pas. Dans le brouhaha, une voix se fait entendre : « Je décrète Robespierre d’arrestation ! » Ce presque inconnu s’appelle Louchet.
Après Thermidor, dès la première audience, on s’aperçoit que les choses ont changé ; sur neuf cent quarante-deux affaires en un peu plus de quatre mois, des acquittements et des petites peines ont été prononcés en belles proportions. On a presque envie de dire « seulement » quarante-six peines capitales ont été décidées. Encore faut-il compter au nombre de ces quarante-six condamnations, des monstres comme Carrier (10) et quelques acolytes, Pinard et Grandmaison, tous trois exécutés le 28 frimaire an iii (18 décembre 1794), mais on acquitte vingt-sept de leurs complices. Le peuple se révolte, cette fois contre l’indulgence du Tribunal. Alors, la Convention, tenant compte de cet avis qu’on commence à nommer « opinion publique » réincarcère les acquittés.
Un autre personnage, dont le procès s’ouvre le 8 germinal an iii (28 mars 1795), revient à la Conciergerie (lui qui l’a tant alimentée), après avoir été le pensionnaire de nombreuses prisons parisiennes, car partout reconnu, honni, méprisé, insulté, haï, exécré. Il faut le retransférer : c’est le tristement célèbre Fouquier-Tinville. Lui qui a envoyé à la mort en quelques minutes des milliers d’hommes, de femmes, de vieillards, de jeunes filles et jeunes gens presque enfants, nobles, roturiers ou ecclésiastiques, riches ou pauvres, a droit à un vrai tribunal qui n’a plus de révolutionnaire que le nom, un véritable procès (11), avec réelle instruction, interrogations contrôlées, débats, témoins véritables, et authentiques défenseurs. Il est condamné et exécuté le 7 mai 1795 en place de Grève.
Après la Révolution, bien sûr, d’autres personnages sont hébergés à la Conciergerie, mais tous n’ont pas le sort de ceux qui précèdent.
Pour ne jamais oublier
La Conciergerie est classée Monument historique en 1862 par Prosper Mérimée (12), alors inspecteur général des Monuments historiques. En parallèle aux grands travaux d’Haussmann, ceux du palais et de la Conciergerie (de 1853 à 1869) par les architectes Duc et Dommey, puis Duc et Daumet, ont donné au palais presque l’aspect que nous lui connaissons. Puis l’incendie de la Commune en 1871 nécessite à nouveau d’énormes travaux.
La partie dite « révolutionnaire » (Salle des Gens d’armes, Salle des Gardes et Cuisines) a été classée en 1914, perdu son statut de prison puis été ouverte au public. Le reste de la Conciergerie est resté en service jusqu’en 1934.
Les prisonniers de la Grosse Tour
La Grosse Tour abrite, pour n’en citer que quelques-uns, Enguerrand de Marigny, Olivier le Daim, tous deux envoyés au gibet de Montfaucon par le successeur du roi qu’ils ont servi, mais sussi Louis de Berquin, Bernard Palissy, Jean de Poitiers, Jacques de Beaune, Étienne Dolet, Gabriel de Montgomery, Marie-Madeleine de Brinvilliers, Cartouche, Damiens. Elle brûle en 1776.
Sous la lame de la guillotine
D’Angremont, de la Porte, du Rosoy, Cazotte sont les premières victimes, pas des plus connues, envoyées à la guillotine par le nouveau tribunal, tandis que Charlotte Corday, Marie-Antoinette (A), les Girondins, Olympe de Gouges, Philippe d’Orléans, madame Roland, Bailly, madame du Barry, Carrier, Hébert, Danton, Desmoulins, Malesherbes, Lavoisier, Madame Elisabeth, plus célèbres, sont accompagnés des milliers d’autres moins connus… mais ne sont pas les derniers.
On l’a transférée du Temple car on estime plus difficile de s’évader de la Conciergerie. Elle y reste soixante-seize jours.
Quelques prisonniers célèbres
Au xixe siècle, Cadoudal, Malet, Ney, Louvel, les quatre sergents (de La Rochelle), Lacenaire, Fieschi, le prince Louis-Napoléon, Vidocq, Cavaignac, Mérimée, Orsini, le prince Pierre Bonaparte, Campi, Pranzini, un second Philippe d’Orléans, Ravachol, Vaillant sont certaines des célébrités, pas toujours malheureuses, de la prison. Tandis que le xxe siècle compte dans ses murs les survivants de la Bande à Bonnot, madame Caillaux, Raoul Villain, Mata-Hari, Gorgouloff…
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