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La fête de la Fédération du 14 juillet 1790


Il y a deux cent trente ans, le premier anniversaire de la chute de la forteresse de la Bastille est l’objet d’une grandiose manifestation dont le Champ-de-Mars sert de décor. Cette fête de la Fédération réunit pas moins de 300 000 spectateurs venus de Paris et de toute la France pour célébrer, avec solennité et allégresse, les acquis de la Révolution. Pour beaucoup, ce rassemblement sans précédent doit également constituer, dans l’unité autour du roi Louis XVI et de la Constitution, le point final du processus révolutionnaire.

Mathieu Geagea



Rarement dans l’histoire de France, douze mois auront condensé autant d’événements importants. Depuis la prise de la forteresse de la Bastille, survenue le 14 juillet 1789, le pays a assisté à l’abolition des privilèges de la noblesse et du clergé, le 4 août suivant, à la proclamation de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, le 26 août, au départ forcé de la famille royale du château de Versailles pour s’installer au cœur de Paris, dans le palais des Tuileries, le 6 octobre, à la nationalisation des biens du clergé, le 2 novembre, et à l’adoption de la Constitution civile du clergé, le 12 juillet 1790. En une année, la France a changé de visage. Louis XVI, lui-même, a perdu son titre de « roi de France » auquel s’est substitué celui de « roi des Français ». Ainsi, la monarchie de droit divin n’est plus puisque l’Assemblée nationale constituante entend incarner la souveraineté du peuple. Cette mutation profonde dans la physionomie du pays ne laisse pas la province indifférente.

Le 29 novembre 1789, dans le bourg de l’Étoile-sur-Rhône, à quelques kilomètres de la ville de Valence, naît la première fédération. 12 600 gardes nationaux du Dauphiné et du Vivarais, regroupant dix-sept communes, se rassemblent, prêts à défendre les idéaux de la Révolution. Les 118 délégués présents signent l’engagement de « vivre libre », avant de prêter le serment d’être « fidèles à la nation, à la loi et au roi ». Ainsi naît ce jour-là, la première fédération de France. Par cette démarche, les gardes nationaux du Dauphiné et du Vivarais entendent montrer que la nation n’est pas une simple abstraction : elle existe et elle est souveraine.

Deux semaines plus tard, le 13 décembre, une nouvelle fédération, réunissant 5 000 gardes nationaux, voit le jour à Montélimar. Puis, le 19 janvier 1790, c’est dans la petite ville de Pontivy, dans le Morbihan, que 200 gardes nationaux bretons et angevins célèbrent leur fédération. À l’issue de la messe, Jean-Victor Marie Moreau, l’un des chefs de la jeunesse patriote rennaise dépose l’acte fédératif sur l’autel de l’église et improvise un serment solennel : « Nous jurons par l’honneur de rester à jamais unis par les liens de la plus étroite fraternité ; nous jurons de combattre les ennemis de la Révolution, de maintenir les Droits de l’Homme et du Citoyen, de soutenir la nouvelle constitution du royaume et de prendre, au premier signal du danger, pour cri de ralliement, “vivre libre ou mourir !” ».


En réponse aux tentatives des monarchistes de soulever la province contre la Révolution, les fédérations commencent à se multiplier un peu partout en France avec, pour l’occasion, des célébrations de plus en plus imposantes. Le 18 mai 1790, à Dijon, 3 000 gardes nationaux venus des quatre départements de la Bourgogne prêtent serment devant un vaste temple de la Liberté, décoré de scènes évoquant la prise de la Bastille. Les Lyonnais, quant à eux, décident de faire les choses en grand. Dans la grande plaine des Brotteaux, un véritable camp fédératif a été dressé au milieu duquel, surmontant l’autel de la Patrie, une statue de la Liberté domine la cérémonie.

C’est là que, le 30 mai, 50 000 volontaires, rangés sous 418 drapeaux, jurent fidélité à la nation, à la loi et au roi, sous les yeux émerveillés de 170 000 spectateurs. La démesure semble de mise. Ainsi, à Lille, le 6 juin, ce ne sont pas moins de quatre obélisques et plusieurs temples antiques qui ont été dressés en vue des célébrations. Le 14 juin, c’est au tour de Strasbourg d’organiser sa fête de la Fédération avec la participation de 2 000 gardes nationaux. En guise de confirmation, les volontaires lorrains, bourguignons et champenois iront jusqu’à planter, sur le pont séparant Strasbourg de la ville allemande Kehl, un drapeau tricolore portant cette inscription : « Ici, commence le pays de la liberté ! »


Un chantier titanesque

Depuis la fin de l’année 1789, les manifestations spontanées de fraternité gagnent donc progressivement toutes les provinces du royaume, lequel vit désormais au rythme des fêtes fédératives à la gloire de la Révolution. À Paris, l’Assemblée nationale considère qu’il est temps d’y mettre un peu d’ordre et d’y apporter un point final. Sur proposition du maire de Paris, Jean-Sylvain Bailly, les députés adoptent, le 9 juin, le décret visant à inviter toutes les fédérations locales à une grande cérémonie pour célébrer, dans la capitale, le premier anniversaire de la prise de la Bastille par les Parisiens, le 14 juillet. Au-delà de l’hommage envers ceux qui ont contribué à faire tomber cette forteresse, symbole de l’absolutisme royal, l’Assemblée entend surtout endiguer un mouvement incontrôlé qui pourrait se révéler dangereux. Laisser des hommes munis de fusils prendre des initiatives n’est pas sans risque pour l’ordre établi. Les députés souhaitent donc canaliser leur énergie et s’en servir afin de manifester l’unanimité de la nation, tout en veillant à ce que l’enthousiasme des fédérations ne s’exprime pas dans le désordre. L’objectif de cette importante manifestation du 14 juillet est de réunir sur le Champ-de-Mars les régiments des troupes régulières ainsi que les gardes nationales des villes et des villages, de manière à montrer que ces dernières doivent se conformer à la légalité. Aussitôt, débute le chantier destiné à transformer le Champ-de-Mars en un lieu capable d’accueillir plusieurs centaines de milliers de personnes.

Un mois durant, les Parisiens vont préparer fébrilement cette fête de la Fédération qui, à tous égards, s’annonce grandiose. Soldats de la Garde nationale et députés suivent attentivement l’avancée du chantier. 1 200 à 1 500 ouvriers participent aux travaux de terrassement. Nourris, mais mal payés, ils menacent bientôt de quitter le chantier lorsqu’ils se voient reprocher leur lenteur. Le marquis Gilbert du Motier de La Fayette, commandant de la Garde nationale, se rend tous les soirs sur le Champ-de-Mars pour surveiller la progression du travail, allant parfois jusqu’à se retrousser les manches pour prendre part à l’ouvrage. Après avoir reçu l’engagement de recevoir salaires et nourriture pendant les quatre jours que durerait la fête, au cours desquels ils ne travailleraient pas, les ouvriers acceptèrent de se remettre à l’œuvre. Mais, le risque que le chantier ne soit pas terminé à la date du 14 juillet conduit à faire appel à la bonne volonté de tous.


Les Parisiens répondent en masse et c’est bientôt une fourmilière humaine qui s’affaire sur le Champ-de-Mars. Sous leurs bannières décorées de tricolore, les différentes corporations, telles que les charbonniers, les bouchers ou les imprimeurs, s’attèlent à la tâche, y compris la nuit dans la dernière semaine précédant le 14 juillet pour combler le retard. Dans ce vaste atelier en plein air, vétérans de l’Hôtel des Invalides, élèves de l’Académie de peinture, comédiens du théâtre Montansier, nobles, moines, bourgeois et même les femmes des beaux quartiers se retrouvent côte à côte pour manier pioches et brouettes, tous désireux de témoigner de leurs sentiments patriotiques. Au fur et à mesure des jours, la foule vient de plus en plus nombreuse pour les encourager, tandis que les enfants tiennent les torches. Là où il n’y avait jusqu’à présent qu’un terrain vague servant à la manœuvre, va bientôt se déployer une immense esplanade de près de cent hectares. Pour ce faire, des dizaines de milliers de mètres cubes de terre ont été déblayées formant plus de 3 000 m de talus, lesquels serviront à édifier un amphithéâtre, comprenant trente rangées de gradins, depuis lequel les spectateurs pourront suivre le défilé et voir les différents orateurs.

Comme l’esplanade menace de devenir un immense lac de boue, des tonnes de sable y sont répandues. Au centre, un autel de la patrie a été érigé, entouré de quatre vases antiques d’où sera brûlé de l’encens. Tout autour de l’amphithéâtre seront installées quatre-vingt-trois lances au bout desquelles flotteront les bannières de chaque département. À l’extrémité du Champ-de-Mars, devant l’École militaire, a été dressée une tribune couverte destinée aux corps officiels et aux ambassadeurs.

Au centre, la tribune royale forme un saillant afin qu’elle puisse être vue de tout un chacun. À l’autre extrémité du Champ-de-Mars, un immense arc de triomphe à trois baies, haut de vingt-cinq mètres, marque l’entrée du site. Sur son fronton, y ont été inscrites certaines maximes qui résument les vœux de la nation, telle que : « La patrie ou la loi peut seule nous armer. Mourons pour la défendre et vivons pour l’aimer. » Un pont provisoire flottant, que devra emprunter la procession des fédérés, a même été jeté sur la Seine. Seuls vingt-huit jours auront suffi pour mener à bien l’intégralité de cet impressionnant chantier. Pendant ce temps, plusieurs dizaines de milliers de fédérés venus de province arrivent progressivement à Paris où ils sont hébergés.


Une journée historique

Lorsque le jour se lève, ce 14 juillet 1790, de véritables trombes d’eau tombent sur la capitale. Dès quatre heures du matin, les fédérés se sont réunis dans le faubourg Saint-Antoine, à l’emplacement exact où, une année auparavant, trônait la forteresse de la Bastille alors en cours de destruction. Ce n’est pourtant qu’à 8 h que le défilé commence sa marche. Pendant ce temps, sur le Champ-de-Mars, ce sont environ 300 000 spectateurs qui, dans l’enthousiasme et malgré la pluie, ont effectué le déplacement depuis les quartiers de Paris comme de toute la France. Certains se sont levés avant 3 h du matin pour assister à cette fête de la fraternité et célébrer le premier anniversaire de la Révolution. Les femmes, tout de blanc vêtues, arborent la cocarde tricolore à leur coiffure et des rubans de mêmes couleurs garnissent leurs robes.

Le roi Louis XVI, qui n’a pas souhaité se joindre au cortège des fédérés, arrive en voiture couverte à l’École militaire vers 8 h. Entouré de la reine Marie-Antoinette, de sa famille et de la cour, le souverain, richement vêtu et décoré de ses ordres, attendra que tout le monde fût installé dans la tribune royale avant de s’asseoir sur son trône. Au moment précis où le souverain paraît, plusieurs dizaines de milliers de personnes l’acclament. Les cris et les applaudissements redoublent bientôt tandis que des centaines de musiciens mêlent le son de leurs instruments aux salves des canons et de la mousqueterie. Le public n’aura pas manqué de constater que la reine se trouve coiffée d’un chapeau surmonté de plumes tricolores. Comme les centaines de milliers de spectateurs qui l’environnent, il fau-dra à la famille royale attendre le milieu de l’après-midi pour assister au début de cette fête de la Fédération.


Après avoir longé la porte Saint-Martin, le cortège des fédérés s’est engouffré dans la capitale par la porte Saint-Denis avant d’emprunter la rue du même nom. Le passage par la rue de Ferronnerie sera accompagné d’un hommage spontané et sincère au roi Henri IV, assassiné en ce lieu cent quatre-vingts ans plus tôt. Acclamées par la foule massée aux fenêtres, les délégations des quatre-vingt-trois départements de France se dirigèrent ensuite, sous une pluie battante, vers la rue Saint-Honoré, la rue Royale, s’engagèrent sur la place Louis XV (actuelle place de la Concorde), et longent la Seine par le Cours-la-Reine avant d’arriver à hauteur du pont flottant qui mène à l’enceinte sacrée. Cette traversée de Paris, d’est en ouest, aura nécessité environ cinq heures. Deux à trois autres seront nécessaires pour placer les fédérés dans l’ordre alphabétique : le département de l’Ain ouvrant la marche quand celui de l’Yonne se chargera de la fermer.

Plusieurs salves d’artillerie retentissent lorsque les escadrons de cavalerie, en tête du cortège, commencent à approcher du Champ-de-Mars. Ils se rangent aussitôt dans la contre-allée extérieure pour laisser place à une compagnie de grenadiers, laquelle pénètre sur l’esplanade dans un tonnerre de cris et d’applaudissements. Puis vient le tour des électeurs de Paris, des représentants de la ville et des présidents de districts. Après le bataillon des élèves militaires, l’entrée des députés de la Constituante déchaîne un enthousiasme frénétique. Tandis que les porte-drapeaux de la garde nationale de Paris se rangent le long des gradins, les élus de la nation traversent lentement le Champ-de-Mars pour rejoindre la tribune officielle.


Après un dernier bataillon apparaissent enfin les premiers détachements de Fédérés. Raidi par l’émotion, acclamé de toutes parts, chaque détachement des gardes nationales fédérées se présente derrière une bannière de taffetas blanc à cravate tricolore. Sur celle-ci, outre le nom du département, figure, encadrée d’une couronne de chêne, la mention : « Constitution et Confédération générale à Paris, 14 juillet 1790. » Au milieu du défilé des départements se tiennent les délégués de tous les régiments de France et des unités de la marine, dont les uniformes variés font l’admiration de tous. Au total, environ 50 000 hommes armés, venus de tous les points du territoire, se positionnent autour de l’autel de la patrie. Bien que trempés jusqu’aux os par une succession d’averses, les fédérés ne bronchent pas. Ce ciel pluvieux n’entame pas non plus la liesse de l’immense foule réunie pour ce moment historique, en plus de faire la fortune des marchands de parapluies. De cette pluie qui tombe drue depuis le matin, certains spectateurs ne manquent pas d’y percevoir « les larmes de l’aristocratie ».


Messe et serments

L’euphorie va bientôt laisser place à la solennité. Caracolant sur son beau cheval blanc, qu’il monte ordinairement lors de grandes cérémonies, le marquis de La Fayette traverse alors le Champ-de-Mars. C’est sous les cris d’admiration et d’amour que le jeune officier de trente-deux ans descend de son cheval et gravit les degrés de l’autel de la patrie. Derrière lui, un état-major important et une députation de 18 000 gardes nationaux le suivent. Ces derniers prennent place au pied et sur les marches de l’îlot central. Après que les bannières des fédérés ont été bénies, il est environ 15 h 30 lorsque Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, évêque d’Autun, secondé par soixante aumôniers de la garde nationale revêtus d’aubes blanches entourées de ceintures tricolores, célèbre une grand-messe depuis l’autel de la patrie.

La fin de l’office, ponctuée de salves d’artillerie, annonce le moment tant attendu du serment fédératif. Tenant dans sa main gauche le texte du serment, et, de sa main droite, sortant son épée du fourreau pour l’abaisser sur l’autel, le marquis de La Fayette déclare à haute voix : « Nous jurons de rester à jamais fidèles à la nation, à la loi et au roi, de maintenir de tout notre pouvoir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi et de protéger, conformément aux lois, la sûreté des personnes et des propriétés, la circulation des grains et des subsistances dans l’intérieur du royaume, la prescription des contributions publiques sous quelque forme qu’elle existe, et de demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité. » Même si le son des paroles prononcées n’arrive pas forcément jusqu’à eux, d’une seule voix, tous les fédérés répondent : « Je le jure ! »

Les regards se dirigent ensuite vers la tribune royale où le président de l’Assemblée nationale, Charles-François de Bonnay, prononce le même serment. Sans se rendre jusqu’à l’autel de la patrie, le roi se lève alors et, tout en restant debout devant son trône, tend la main droite vers l’autel pour déclarer : « Moi, roi des Français, je jure d’employer le pouvoir qui m’est délégué par la loi constitutionnelle de l’État, à maintenir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par moi et à faire exécuter les lois. » Les vivats jaillissent aussitôt de toutes les poitrines.

Au même instant, la reine prend l’initiative de saisir dans ses bras son fils, le dauphin, alors âgé de cinq ans, sourire aux lèvres et revêtu de l’uniforme de garde national, pour le présenter à la foule : « Voilà mon fils, il s’unit, ainsi que moi, aux mêmes sentiments. » Ce geste inattendu est accueilli par des ovations aux cris de « Vive le roi, vive la reine, vive monsieur le dauphin ! » Un peu plus tard, tandis que la pluie redouble d’intensité, Marie-Antoinette enveloppera son fils dans un châle, simple marque d’amour maternelle qui alla droit au cœur de l’assistance.


Une fois prêtés les serments de fidélité et d’attachement à la constitution, un Te Deum clôture la cérémonie. Les fédérés se précipitent ensuite les uns vers les autres pour s’embrasser. L’esplanade du Champ-de-Mars se remplit alors d’un immense cri de joie avant que la foule ne commence à se disperser vers 18 h. C’est sous de fortes et chaleureuses acclamations que la famille royale quitte la tribune. Ce brutal et surprenant regain de popularité en faveur du roi et de la reine ne sera pas sans inquiéter certains des patriotes les plus convaincus. L’un d’eux, le député Antoine Barnave, reconnaîtra : « Si le roi sait profiter de la fête de la Fédération, c’en est fait de la Révolution, c’en est fait de la République. » Une opinion partagée par le jeune prince Louis-Philippe d’Orléans, alors âgé de seize ans, et futur roi des Français. Selon ce dernier, Louis XVI aurait pu mettre à profit ces circonstances pour retrouver l’initiative en reprenant à son compte les institutions nouvelles et en jouant clairement le jeu de la monarchie constitutionnelle. Mais, c’était sans compter l’indécision maladive du roi, du manque de clarté dans ses desseins et de son espoir secret de voir le mouvement révolutionnaire s’essouffler, avant que l’ancien ordre des choses ne se rétablisse. L’air morne, le regard parfois dans le vide, Louis XVI a semblé suivre cette fête de la Fédération avec un certain détachement. Ne songeant pas un seul instant à exploiter à son avantage l’enthousiasme que lui et sa famille ont pu générer, le souverain souhaite simplement que cette interminable journée s’achève, tant il est pressé de retrouver le calme du château de Saint-Cloud où il séjourne durant l’été. Ainsi, ne prendra-t-il pas part au banquet prévu le soir dans la capitale. Louis XVI ne confiera jamais à personne le sentiment que lui inspira cette journée du 14 juillet 1790.


Cinq jours de festivités

L’exaltation de cette unité nationale dans le cadre de cette grandiose cérémonie ne laissz aucun des participants indifférent. Ainsi, le député et marquis Charles-Élie de Ferrières n’occulte pas le caractère extraordinaire de cette journée : « C’était un spectacle digne de l’observateur philosophe, que cette foule d’hommes venus des parties les plus opposées de la France, entraînés par l’impulsion du caractère national, bannissant tout souvenir du passé, toute idée du présent, toute crainte de l’avenir, se livrant à une délicieuse insouciance. » François-Félix d’Hézecques, page à la grande écurie du roi, raconte dans ses Souvenirs que, pourtant « peu disposé à trouver quelque chose de beau à ce spectacle », il doit néanmoins reconnaître qu’il ne put « s’empêcher d’être frappé du magnifique tableau qui s’offrait à sa vue ». Le comte suédois Axel de Fersen, proche du couple royal, évoque pour sa part « les orgies et les bacchanales » de cette fête de la Fédération pour laquelle il notera : « Il n’y a eu que l’ivresse et du bruit », avant d’ajouter : « La cérémonie a été ridicule, indécente et par conséquent pas imposante, malgré le local qui était superbe. »

Cinq jours durant, Paris continue de célébrer cette fête de la Fédération. Dès le soir du 14 juillet, un bal est organisé à la Bastille. Là où se dressent les hautes murailles de « cet affreux monument du despotisme », une pancarte annonce simplement à l’entrée : « Ici, l’on danse. » À l’emplacement des tours de la forteresse détruite ont été plantés quatre-vingt-trois arbres – autant que le nombre de départements créés la même année –, reliés entre eux par des guirlandes lumineuses. Au centre, un drapeau sur lequel apparaît le mot « liberté » couronne un grand mât. À la lueur des lampions, cet immense bal va réunir des milliers de participants. Les délégués des fédérations départementales, quant à eux, sont conviés à l’imposant dîner de 22 000 couverts qui se tient dans les jardins de la Muette. Dans toutes les allées du parc, des tables ont été dressées. Principalement composé de viandes froides, le dîner se révèle si copieux que les restes sont distribués au peuple. De nombreux toasts sont portés à la nation, à la liberté et au roi. Dans une atmosphère de fraternité, à laquelle se mêlent les plaisirs de la table, tous les convives s’accordent sur un point : de mémoire d’homme, un dîner aussi imposant n’a pas de précédent dans l’histoire de France. Les festivités se poursuivront également sur les Champs-Élysées, éclairés de mille feux.


Le 18 juillet, les fêtes de la Fédération se clôturent par le lancement d’un aérostat de l’École militaire, et par une joute nautique sur la Seine. En aval du Pont-Neuf, les équipages rivalisent d’adresse et d’audace devant un public qui, depuis les berges, profite du spectacle au son de petits orchestres ambulants.

   

Une illusion de courte durée

Tandis que, dans Paris illuminé, le peuple continue de danser et de boire en l’honneur de la nation et du roi, la famille royale poursuit son séjour au château de Saint-Cloud. Pour les courtisans et partisans de la royauté, la fête de la Fédération n’a été qu’un intermède désagréable. L’exubérance de la foule, ses cris, ses applaudissements bruyants, cette cérémonie insolite où la nation joue le premier rôle les ont profondément choqués. Malgré les manifestations d’amour dont le roi a été l’objet, les fidèles de la monarchie n’ont eu que mépris pour ces démonstrations de joie nationale qu’ils ne peuvent partager, ulcérés de devoir cautionner par leur présence une fête qui leur est apparue comme une véritable abomination.

La fête de la Fédération a néanmoins pour vertu de masquer les divergences naissantes entre les nobles et les bourgeois, le roi et les députés, les modérés et les extrémistes. Pour les patriotes, jamais la France – certains allant jusqu’à dire l’univers – n’aura connu un rassemblement et une cérémonie aussi grandioses dans un décor aménagé à la mesure de l’événement. Pour nombre d’entre eux, cette fête de la fraternité, la première depuis l’ère nouvelle de la liberté, marque à la fois le couronnement du mouvement des fédérations, mais aussi le premier anniversaire et la fin de la Révolution. Le moment est venu, en effet, d’y mettre un point final, en proclamant l’unité du pays autour du roi et de la constitution. Cette ambition sera des plus éphémères.


Alors qu’à cette période le roi possède d’importantes prérogatives constitutionnelles, que le régime monarchique n’est pas contesté et que la figure royale est peu attaquée, Louis XVI n’en demeure pas moins inquiet de l’évolution politique que connaît le pays depuis 1789. Souhaitant revenir sur certaines de ses concessions, sa tentative de fuite, moins d’un an seulement après la fête de la Fédération, en juin 1791, marque un tournant radical et irréversible dans le mouvement révolutionnaire. L’arrestation du roi à Varennes rompt les liens symboliques unissant la monarchie à la nation, précipite la désacralisation de la personne royale et le renversement de l’opinion à son égard, et provoque une série de lois d’urgence qui préfigurent la Terreur. En organisant la fête de la Fédération, les élus de la nation entendaient affirmer la grande fraternité révolutionnaire dans le cadre d’une journée d’union nationale. L’illusion n’aura été que de courte durée. Seul subsistera dans la mémoire collective le souvenir de la plus éclatante des fêtes révolutionnaires que l’histoire ait jamais connues.


Les héros de la Bastille mis à l’honneur

Dans les gradins du Champ-de-Mars, des places de choix ont été réservées aux 954 « vainqueurs de la Bastille » qui, le 19 juin précédent, se sont vus remettre un diplôme délivré par l’Assemblée nationale. Ce brevet, assorti d’une pension pour ceux qui auraient été blessés lors de l’assaut du 14 juillet 1789, atteste de la reconnaissance de la patrie. C’est pourquoi ces héros sont tout naturellement mis à l’honneur en ce jour du premier anniversaire de la chute de la forteresse et exposés à l’admiration de la foule comme les symboles vivants de la liberté conquise. 


La messe à la façon de Talleyrand

Principal artisan de la Constitution civile du clergé, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord a été désigné par le roi pour célébrer la messe et bénir cette gigantesque fête de la Fédération. Peu rompu à ce type d’exercice, l’évêque d’Autun a pu compter sur l’amitié et le concours du comte de Mirabeau qui, ayant assidûment assisté aux offices religieux durant plusieurs périodes d’incarcération, le guide dans ses répétitions. Le 14 juillet 1790, apercevant le marquis de La Fayette placé près de lui, Talleyrand lui aurait dit tout bas : « Ah ça ! je vous en prie, ne me faites pas rire. » Puis, à l’issue de l’office, quelques aumôniers se trouvant à proximité de l’évêque d’Autun, l’auraient entendu soupirer : « J’aurai tout fait dans ma vie, même célébrer la messe. » 


De la fête de la Fédération à la fête nationale

Si la fête de la Fédération compte au nombre des plus grandes journées de l’histoire de France, c’est parce qu’elle constitue le seul moment de la période révolutionnaire où le peuple a eu le sentiment de constituer un corps uni, une nation « une et indivisible ».

Il en est tout autrement l’année suivante. La tentative de fuite de Louis XVI, moins d’un mois auparavant, a fait perdre au souverain tout crédit, rendant caduc le sentiment d’unité nationale autour de la constitution. Le 14 juillet 1791, l’Assemblée nationale fait le choix de ne pas s’associer aux célébrations organisées sur le Champ-de-Mars.

L’enthousiasme de la première fête de la Fédération a disparu pour laisser place à la méfiance. Trois jours plus tard, au même endroit, le rassemblement de pétitionnaires venus réclamer la déchéance du roi se termine en bain de sang. Après avoir tenté vainement de disperser les séditieux, la garde nationale ouvre le feu sur la foule placée sur les marches de l’autel de la patrie. Le bilan fera état de cinquante morts et de centaines de blessés, dont bon nombre de femmes et d’enfants. Cette fusillade du 17 juillet 1791 engendre une rupture très nette entre les citoyens modérés, attachés à la monarchie constitutionnelle, et ceux appelant de leurs vœux à la proclamation de la République et à une intensification du processus révolutionnaire.

L’atmosphère s’alourdit encore davantage lorsqu’arrive le 14 juillet 1792. Ce troisième anniversaire de la prise de la Bastille se déroule dans un contexte de grande tension. Trois jours auparavant, la patrie a été déclarée en danger dans le cadre de la guerre que mène la France contre l’Autriche. Plus impopulaire que jamais, la famille royale assiste pour la deuxième fois à une fête de la Fédération. Le roi ne reçoit plus d’acclamations. C’est un silence mortuaire que lui réserve le public. Cette ambiance si particulière n’aura pas échappé à Chateaubriand qui constate que « Paris n’avait plus en 1792, la physionomie de 1789 et de 1790. Ce n’était plus la Révolution naissante, c’était un peuple marchant ivre à ses destins au travers des abîmes, par des voies égarées. L’apparence du peuple n'était pas tumultueuse, furieuse, empressée, elle était menaçante. On ne rencontrait, dans les rues, que des figures effrayantes ou farouches, des gens qui se glissaient le long des maisons afin de n’être pas aperçus, ou qui rôdaient cherchant leur proie... » Cette fête de la Fédération apparaît comme les obsèques nationales de la monarchie… qui sera renversée moins d’un mois plus tard. Les fédérés, notamment bretons et marseillais, joueront d’ailleurs un rôle déterminant dans l’assaut mené contre le palais des Tuileries ce 10 août 1792.

Sous la Convention, l’idéal des fédérations faiblit très vite. En 1793, la fête se limite à l’enceinte de l’Assemblée nationale. Sous le Directoire et le Consulat, la célébration de l’anniversaire de la prise de la Bastille perd de son importance au profit d’autres dates clés de la Révolution. Durant le Premier Empire, le 14 juillet s’efface devant le 15 août, date de naissance de Napoléon Ier. En avril et mai 1815, durant l’épisode des Cent-Jours, se reconstituent des fédérations, en Bretagne, à Paris, et surtout dans l’est de la France : en Lorraine, à Strasbourg, en Bourgogne et dans le Dauphiné. Formées dans l’exaltation des souvenirs révolutionnaires, Napoléon refusera d’exploiter leur mouvement. Avec la restauration de la royauté, c’est le 25 août, jour de la Saint-Louis, qui est préféré au 14 juillet. Puis, en 1824, lorsque Charles X succède à Louis XVIII, la date de la principale fête nationale est déplacée au jour de la Saint-Charles.

Après la révolution de 1830, la Monarchie de Juillet et l’arrivée au pouvoir d’un souverain « libéral », Louis-Philippe Ier, conduisent à un timide retour aux références révolutionnaires avec une célébration plus aseptisée tout au long du mois de juillet. L’avènement du Second Empire, en 1851, vient à nouveau brouiller les pistes d’une fête nationale qui se trouve fixée au 15 août, jour dit de la « Saint-Napoléon ». Il faudra attendre la chute du Second Empire et le retour à la République pour qu’il soit de nouveau question de fête républicaine à partir de la fin des années 1870.

La loi du 6 juillet 1880 consacre officiellement la date du 14 juillet comme jour de Fête nationale. De la prise de la Bastille, symbole de la fin de la monarchie absolue, ou de la fête de la Fédération, symbole de l’union de la nation, la loi ne mentionne pas quel est l’évènement commémoré puisqu’elle ne comprend qu’un article unique ainsi libellé : « La République adopte le 14 juillet comme jour de fête nationale annuelle. »

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