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La Grande Guerre

Bien au-delà de sa durée et de son ampleur, la Grande Guerre se signale dès le début du conflit par un aspect tout à fait inattendu qui est celui du droit, et même de la morale. C’est ainsi que l’un des deux camps, celui de l’Entente, s’est érigé en camp « de l’honneur et du droit », face aux Empires centraux désignés comme celui « de la force et de l’oppression ». Discours à sens unique reposant sur une perception sans doute nouvelle de la guerre, mais destiné aussi à l’opinion publique européenne, et bientôt internationale, on voit donc pour la première fois dans l’histoire des conflits un camp du « bien » opposé à un camp du « mal ».

Tout paraît démontrer le bien-fondé d’une telle position de la part de l’Entente, car les Empires centraux se mettent d’emblée dans leur tort. C’est bien l’Autriche-Hongrie qui a déclaré la guerre à la « pauvre petite Serbie ». C’est ensuite l’Allemagne qui l’a déclarée à la Russie. Puis elle l’a déclarée à la France en tirant prétexte d’un raid aérien français au-dessus du territoire allemand qui n’a jamais eu lieu. Et si la Grande-Bretagne l’a déclarée à l’Allemagne le 4 août, c’est à la suite de la violation des neutralités belge et luxembourgeoise par ses armées.

Les Empires centraux dans leur tort dès le premier jour

Alourdissant ce début de contentieux, les armées allemandes se signalent par de nombreuses exactions en Belgique et dans le nord de la France, en août et septembre 1914, à l’occasion desquelles de l’ordre de 7 000 civils ont perdu la vie, souvent exécutés comme otages

(1). Il est évident que la presse des puissances de l’Entente ne s’est pas fait prier pour dénoncer ces atrocités, et donner de l’Allemagne l’image d’une nation barbare et sans pitié

(2). Fait beaucoup moins connu, les armées austro-hongroises, en entrant en Serbie, se livrent également, en août et septembre 1914, à des exactions elles aussi sur sa population qui ont dû faire un millier de victimes.


Oui, mais…


On aura oublié l’élément déclencheur du conflit, à savoir l’assassinat de l’archiduc-héritier François-Ferdinand et de son épouse à Sarajevo, double crime dans lequel il est avéré que les services secrets serbes avaient une part de responsabilité. On a oublié pareillement les exactions serbes commises un an plus tôt sur les populations musulmanes des territoires conquis pendant la première guerre balkanique. Et il faudrait rappeler que dix ans auparavant, en juin 1903, le massacre de la famille royale des Obrénovitch avait valu à la Serbie d’être mise au ban des nations. Enfin, on passera sous silence la mobilisation générale de l’armée russe, antérieure à celles des Empires centraux, qui a décidé l’Allemagne à faire de même pour éviter d’être prise de vitesse, alors que dans un échange de messages entre Guillaume II et Nicolas II, le Kaiser avait cherché à éviter le pire.



La morale, c’est toujours pour les autres


Puis les opérations poursuivant leur cours. Les armées de la Double-Monarchie essuient de graves revers en Galicie face aux armées russes. Cette province connaît alors une occupation de plusieurs mois pendant laquelle celles-ci se livrent à des exactions vis-à-vis des habitants. Ces mêmes armées russes procèdent à des transferts massifs de population vers l'intérieur de la Russie. Le gouverneur nommé par les Russes s’emploie à russifier la province et procède à des arrestations en très grand nombre. Des otages sont pris, en particulier, dans la population juive. Enfin, les Russes jouent sur les animosités qui éclatent rapidement entre Polonais, Ruthènes et Juifs (3). Bien entendu, personne n’en entendra parler, et le camp « de l’honneur et du droit » observera le silence le plus strict sur la question.

Dès que le conflit s’enlise et s’inscrit dans la durée, tout paraît s’équilibrer. L’Entente impose un blocus économique aux Empires centraux, auquel l’Allemagne répond par la guerre sous-marine.En cherchant à couper les Empires centraux de l’extérieur, les Britanniques en particulier visaient à les affaiblir dans leur effort de guerre. Ce sont alors les populations civiles, allemandes et austro-hongroises, qui se retrouvent prises en otage ; à partir de 1917, elles connaîtront de graves difficultés alimentaires, au point de devenir des proies de premier choix lorsque la grippe dite « espagnole » se répandra en Europe. Elle fera des ravages dans les Empires centraux. C’est largement la famine, bien plus que le sort des armes, qui est à l’origine des mouvements révolutionnaires ; et ceux-ci vont conduire l’Allemagne à demander l’armistice.

La guerre sous-marine allemande prend la dimension d’un blocus à rebours en s’attaquant au commerce, essentiellement britannique, qui vise à son tour à couper les communications reliant le Royaume Uni à toute la Planète. Après savoir été d’abord menée contre des bâtiments de guerre, elle concerne surtout des navires civils. C’est ainsi que se produit le dramatique torpillage, le 7 mai 1915, du paquebot Lusitania, qui transportait des civils… et des munitions. Raison d’État oblige, le gouvernement britannique opposera les dénégations les plus vives à toutes les tentatives allemandes de faire connaître la vérité.Lorsque les Allemands emploient pour la première fois des gaz de combat, le 22 avril 1915, l’opinion publique internationale n’a pas de mots assez durs pour condamner la barbarie allemande en rappelant les termes de la convention de La Haye du 29 juillet 1889, au titre desquels toutes les nations européennes s’étaient engagées à s’interdire l’emploi « de projectiles qui ont le but unique de répandre des gaz asphyxiants ou délétères ». Mais, conséquence d’une escalade inévitable, les armées françaises et britanniques ne tarderont pas à y recourir à leur tour, et l’industrie chimique française saura même produire des gaz plus redoutables que l’industrie allemande.C’est l’époque enfin où l’on voit l’Italie, membre de la Triple Alliance, lâcher son allié austro-hongrois, lui déclarer la guerre et rejoindre le camp « de l’honneur et du droit », après s’être fait littéralement acheter par la France et la Grande-Bretagne pour conclure avec celles-ci un traité signé à Londres le 26 avril 1915. Ce traité, secret, est conclu en parfaite violation de la constitution italienne, car le Parlement n’en a pas été informé. L’empereur François-Joseph parlera de trahison de première grandeur comme l’histoire n’en connaît pas d’exemples.Tout est affaire chaque fois d’intérêts supérieurs où la raison d’État domine, quelle que soit la puissance considérée, et aussi de communication ou de présentation des faits, domaines où les pays de l’Entente se sont montré supérieurs aux Puissances centrales. Il est bon de souligner aussi que le conflit n’était pas perçu de la même façon d’un camp à l’autre. Les arguments invoqués par chacun d’eux répondaient à des critères et des mobiles totalement divergents et, par voie de conséquence, les adversaires ne pouvaient parler le même langage.

Le « droit », une donnée juridique récente

L’Entente, en ne considérant que la France et la Grande-Bretagne, justifie sa position en s’appuyant dès le début du conflit sur des considérations juridiques vis-à-vis desquelles l’Allemagne, plus que l’Autriche-Hongrie d’ailleurs, s’est incontestablement mise en porte-à-faux.Ces considérations ont des racines. Elles sont l’aboutissement d’une prise de conscience qui remonte au XVIe siècle destinée à humaniser le sort des victimes des combats par l’instauration de capitulations et de conventions d'armistice. Ces pratiques donnent d’abord naissance à des règles coutumières et pose les bases d'une certaine éthique du combattant (4). Elles prennent un caractère juridique, en même temps qu’une dimension internationale, au cours de la seconde partie du XIXe siècle (5). Au tournant du siècle suivant, cette évolution débouche sur la convention de Genève de 1906 et celles de La Haye de 1899 et de 1907. Ces conventions ont alors cherché à définir un droit humanitaire visant à protéger les victimes et un droit de la guerre tendant à encadrer l'action des combattants (6).Lorsque le camp de l’Entente parle du « droit », il faut comprendre que pour elle toute convention convenue entre États doit être respectée. Sous cet aspect-là, l’Allemagne s’était mise dans son tort en envahissant la Belgique et le Luxembourg, puis en se livrant à des atrocités. Elle s’était également mise dans son tort en employant des gaz de combat, mais ses adversaires feront rapidement de même, ce qui montre les limites et les difficultés à appliquer les conventions de la Haye par les États belligérants quels qu’ils soient. Ensuite, le blocus maritime mis en place par la Grande-Bretagne, qui a eu pour conséquence de toucher des populations civiles, que la guerre aurait dû épargner, ne répondait pas du tout à l’esprit de ces mêmes conventions. Enfin, il est difficile de soutenir que l’entrée en guerre de l’Italie avait un caractère légal, puisque celle-ci n’a pas respecté ses propres lois.


Les nécessités de l’instinct de survie


Les Empires centraux, en déclarant la guerre, d’abord à la Serbie, puis à la Russie et à la France, ne pouvaient pas se placer, bien évidemment, sur le plan du droit. Tout un processus qui remonte aux lendemains de la guerre de 1870 explique leurs décisions. Suivant des schémas traditionnels qui avaient toujours prévalus jusqu’alors, leurs déclarations de guerre avaient pour but de prévenir une menace suivant une perception qui leur était propre.L’attitude en permanence hostile et revendicatrice de la Serbie contre la Double-Monarchie depuis 1903 ne pouvait qu’à terme déboucher sur un conflit entre ces deux États. L’Allemagne, depuis que France et Russie avaient conclu en 1892 des accords d’assistance militaire réciproque, vivait une sorte de syndrome d’encerclement. S’attendant, et se préparant, à faire la guerre sur deux fronts, elle ne voyait pas d’autre solution pour préserver son existence. Quand bien même elle n’aurait pas déclaré la guerre à la France, en la déclarant à la Russie elle condamnait la France à la lui déclarer en retour en raison des accords franco-russes, et elle aurait dû de toute façon mener une guerre sur deux fronts.

Croisade pour la paix contre idéalisation de la guerre

Le droit, d’un côté, l’instinct  de survie, de l’autre, se traduisent par des discours sur la légitimité de la guerre, là aussi, totalement opposés.Dans le camp de l’Entente, la guerre est présentée d’emblée comme une croisade pour la paix, une sorte de « guerre sainte » contre une Allemagne jugée « peu civilisée », restée à bien des égards une nation « barbare », faisant bon marché de l’individu et prisonnière de la « conception prussienne de l’État ».Curieusement, en matière de nation « barbare » justement, les Empires centraux, et surtout l’Allemagne, ont une perception à peu près identique de la Russie, leur adversaire commun, Russie dont le soi-disant despotisme, et surtout la masse démographique, est perçu comme une menace redoutable. Ceci explique l’entrée en guerre de l’Allemagne contre elle, alors que l’Autriche-Hongrie aurait souhaité rester à l’écart, mais contribue à expliquer celle de la Double-Monarchie contre la Serbie, elle-même soutenue par la Russie.Aux principes démocratiques défendus tout au moins (7) par la France et par la Grande-Bretagne, l’Allemagne oppose alors sa culture, qu’elle considère « respectueuse des valeurs de l’esprit et apte à conférer un sens vrai à l’existence » (8). Aussi, autre paradoxe, au nom de cette perception, le discours allemand donne à la guerre une dimension idéalisée, imposant à l’individu de faire corps avec la communauté nationale, comme une épreuve et un sacrifice jugés nécessaires à sa survie.


L’intervention américaine


L’intervention américaine va substituer à la position juridique exprimée par l’Entente une forme résolument moralisatrice qui conduira, à terme, à faire bon marché des vaincus.Alors que les États-Unis ne sont pas encore en guerre, Woodroow Wilson, président des États-Unis d’Amérique, prononce, le 22 janvier 1917, devant le Sénat américaine un discours en énonçant ce qui, à ses yeux, devrait être les bases d’une paix juste et équitable, sans vainqueurs ni vaincus. Cette attitude très mesurée semble se confirmer lorsque, dans son discours d'entrée en guerre en avril 1917, il fait valoir que son pays ne compte obtenir « aucun territoire », « aucune indemnité », ni « compensation matérielle » pour les sacrifices qui l'attendent. Ce qui doit motiver les soldats américains sur le Vieux Continent doit relever de considérations plus hautes en cherchant à protéger la démocratie dans le monde ‒ To make the world safe for democracy ‒ expression devenue emblématique de l'idéalisme wilsonien (9).En annonçant vouloir apporter la paix au monde, il s’agissait bien sûr pour le gouvernement américain de mobiliser une opinion publique sur des valeurs qui lui soient accessibles, alors que les raisons du conflit, forcément lointaines et obscures, entre des nations européennes lui échappaient totalement. Le problème dans cette démarche est que, Wilson, qui avait sans aucun doute, et quoiqu’on ait pu écrire à ce sujet, une certaine connaissance de ce que pouvait être l’Europe – rappelons qu’il avait été professeur d’histoire –, s’emploiera à vouloir le bien de la Planète selon ses propres convictions, sans tenir compte des réalités culturelles, historiques, et humaines tout simplement, du Vieux Continent.

Puis, impliqué dans les événements, certainement moins libre de ses propos qu’avant l’entrée en guerre de l’Amérique, il évolue en ce sens qu’en donnant à ses propos publics une portée géostratégique, il s’est considéré investi de la mission quasi divine de sauver la démocratie mondiale en situant l'ordre universel au cœur d’un combat entre le Bien et le Mal ; il y avait « les bons et les méchants », les premiers représentés par les forces alliées démocratiques, les autres par les puissances centrales autocratiques. Cette évolution s’est donc faite en sens inverse des dispositions si mesurées qu’il avait énoncées en 1917.Le 8 janvier 1918, il prononce un discours qui fera date en faisant connaître ses fameux « Quatorze Points ». Ils serviront de base à l’élaboration des traités de paix à partir de 1919. Or, en évoquant implicitement, au nom d’ailleurs du principe des nationalités, le démembrement de l’Empire austro-hongrois et celui de l’Empire ottoman, et explicitement une amputation du territoire de l’Empire allemand, Wilson désigne de fait les vainqueurs et les vaincus et s’écarte de l’esprit du discours de janvier 1917.Puis, le 27 septembre 1918, et alors que la guerre était en passe d’être gagnée, et que l’armée américaine allait bientôt représenter deux millions d’hommes en Europe, il donne un entretien à New York au cours duquel il affirme sans ménagements que les vaincus se verront imposer une paix sans la moindre négociation (10). À ses yeux, ils étaient des « méchants » et ne méritaient aucun égard. De fait, il n’y aura pas de négociations préliminaires, et l’Allemagne en particulier se verra imposer le traité de paix de Versailles.Comment Wilson avait-il pu changer pareillement de cap ? Engagé dans le conflit, Il semble que ce soit tout simplement sous la pression des événements, en même temps que celle des puissances de l’Entente, toutes déterminées à une paix imposée. Il restait à justifier son retournement ; le président américain le fera sous couvert de la morale. En cela, lui-même fils et petit-fils de pasteur calviniste, il s’inscrivait dans la continuité d’une tournure d’esprit modelée par une éducation rigoriste et pas toujours consciente des réalités.

De l’ancienne diplomatie à une vision binaire du monde

Tout tient largement dans le sens donné aux mots. La raison d’État a toujours eu ses raisons que la raison ignore et le seul guide des diplomates a été sans cesse de préserver les intérêts supérieurs de leur pays, tout en essayant de demeurer cependant dans les domaines du possible. C’était encore l’état d’esprit qui prévalait à l’entrée en guerre de 1914 dans les milieux diplomatiques européens, et les considérations juridiques évoquées plus haut ne le contredisaient pas.En revanche, en donnant aux mots une signification binaire, celle du « bien » ou celle du « mal », on entrait dans des considérations qui ont fini par relever de l’idéologie et de la perte du sens des réalités. C’est ce qui s’est passé avec l’intervention américaine de 1917. La personnalité de Wilson a été alors déterminante, non seulement à ce moment-là, mais en faisant école pour l’avenir. On retrouvera en effet cette perception binaire du monde dans un discours prononcé par le président Roosevelt le 9 janvier 1942, peu après l’agression japonaise : « Nous combattons comme nos pères ont combattu, pour défendre la doctrine que tous les hommes sont égaux devant Dieu. Ceux de l'autre côté se battent pour détruire cette conviction profonde. » (11)Avec de tels propos, on restait toujours dans des considérations relevant de la morale.



(1) La théorie allemande veut que les exécutions d’otages l’aient été en réponse à des attaques de francs-tireurs.

(2) Un communiqué publié en Allemagne le 4 octobre 1914, connu comme Manifeste des 93, parce que signé par 93 intellectuels allemands, appelé encore Appel des intellectuels allemands aux nations civilisées, veut réagir aux accusations d'exactions — pourtant bien réelles ‒ portées contre les armées allemandes à la suite de l'invasion de la Belgique. Parmi les signataires, on trouve des prix Nobel, des scientifiques, des philosophes, des artistes, des médecins et des enseignants de renommée internationale.

(3) Manfried Rauchensteiner, The First World War and the End of the Habsburg Monarchy, 1914 – 1918, Wien, Köln, Weimar, Böhlau Verlag, 2014, p. 807 et 808.

(4) C’est ce que l’on appelle les lois de la guerre, lois à caractère bien évidemment informel qui étaient en fait des usages respectés ou non par les belligérants.

(5) Sous l'impulsion de personnalités comme le Suisse Henri Dunant, inspirateur de la première convention de Genève de 1864, et du Prussien Francis Lieber, rédacteur du premier code promulgué en la matière par le gouvernement des États-Unis d'Amérique pendant la guerre de Sécession.(6) Droit des conflits armés, https://www.defense.gouv.fr/sga/le-sga-en-action/droit-et-defense/droit-des-conflits-armes/droit-des-conflits-armes

(7) Ce qui n’était sans doute pas le cas de leur allié russe !

(8) Domenico Losurdo, Guerre et philosophes, Inventaire de la Grande Guerre, Universalis, 2005, p. 365.

(9) Cité par Karoline Postel-Vinay, 1918, naissance du récit géopolitique de la « guerre à l’échelle du monde ».

(10) Eugène Gonda, La Conférence de Versailles. La bataille perdue de Clemenceau, Novembre 1918, Paris, Éditions L.P.F., 1981, p. 102.

(11) Cité par Karoline Postel-Vinay, ibid.

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