La guerre italo-turque
- Rose Hareux
- Jul 8, 2024
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1911-1912
Franck Segrétain
Historien
Dix-huit mois avant le début de la Première Guerre mondiale, la guerre italo-turque de 1911-1912, marque la volonté de la jeune nation italienne de former un empire autour de la Méditerranée. Elle va déstabiliser la Turquie et fragiliser l’Italie dépourvue de richesses et son armée incapable de vaincre rapidement la guérilla turco-libyenne.
En septembre 1911, l’Italie déclare la guerre à l’Empire ottoman pour conquérir les provinces de de Tripolitaine et de Cyrénaïque, mais aussi l’île de Rhodes et l’archipel du Dodécanèse, en mer Égée, à proximité de l’Anatolie.
Un conflit crucial pour la jeune nation italienne
Cette guerre est la première que mène la jeune nation italienne depuis l’achèvement de son unification en 1870. Sous la houlette du Premier ministre Giovanni Giolitti, qui souhaite à la fois couper l’herbe sous le pied des nationalistes et détourner l’opinion publique des promesses socialistes, l’effort colonial que l’Italie entend conduire pour arracher la Cyrénaïque et la Tripolitaine du joug du sultan Mehmed V doit lui permettre de se hisser au rang de puissance européenne.
Giolitti estime aussi que le gouvernement turc empêche le commerce et la libre circulation des produits manufacturés italiens dans l’empire. Pour lui, l’Italie a le droit d’avoir en Tripolitaine une sphère d’influence assurée. Pour les nationalistes, il faut aussi mettre fin à « la longue série d’oppression turque contre les Italiens (plusieurs centaines de milliers de colons) en Tripolitaine ». Pour toutes ces raisons, l’Italie est « contrainte » de déclarer la guerre à la Sublime Porte. En outre, le pouvoir ottoman étant épuisé par les guerres successives avec la Russie et les États des Balkans et par la mauvaise administration des sultans, les Italiens en déduisent que l’empire décadent offrira peu de résistance.
La « question tripolitaine »
En 1911, l’Empire ottoman est un État multinational et multiconfessionnel qui contrôle les vastes régions du Proche-Orient. Toutefois, cet Empire est « l’homme malade de l’Europe ». Depuis le début du XIXe siècle, il subit, notamment en Europe, une lente mais systématique érosion de ses positions : la Grèce, la Serbie, le Monténégro, la Roumanie et la Bulgarie sont devenus indépendants et désormais les Turcs ne sont encore présents en Europe qu’en Albanie, en Macédoine et en Thrace (territoires appelés Roumélie).Sur le plan diplomatique, si l’Italie fait partie de la Triplice, aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, elle entretient de bonnes relations avec l’Angleterre, la Russie et, dans une certaine mesure, avec la France, malgré des intérêts communs et conflictuels en Tunisie. Une série d’accords avec ses partenaires de la Triple Alliance et avec la France, le Royaume-Uni et la Russie établit la primauté des intérêts de l’Italie en Libye.
En revanche, l’Empire ottoman ne compte guère d’alliés, si ce n’est l’Allemagne, qui a surtout un œil intéressé sur le marché qu’il représente et sur sa situation stratégique. En 1908, la rébellion militaire des Jeunes-Turcs du Comité de l’Union et du Progrès contre le sultan Abdul Hamid II déstabilise un régime moribond, mais permet d’entamer un processus de modernisation.
Un conflit inévitable
En 1911, le gouvernement Jeune-Turc n’entend pas perdre l’Afrique du Nord, ou du moins ce qui lui en reste, cette bande de terre coincée entre la Tunisie, sous protectorat français depuis 1886, et l’Égypte sur laquelle les Britanniques ont mis la main depuis 1840. Une solution à l’amiable comme celle de 1878 sur la position de l’Autriche-Hongrie en Bosnie-Herzégovine aurait pu être trouvée avec une occupation militaire italienne sous la « souveraineté légale » de l’Empire ottoman, mais Giolitti exige l’annexion pure et simple de la Tripolitaine. C’est la raison pour laquelle, malgré l’éloignement du théâtre des opérations, les Ottomans acceptent le défi italien et la guerre.Le 28 septembre 1911, l’Italie présente à la Sublime Porte un ultimatum dénonçant l’incapacité de l’Empire ottoman à maintenir l’ordre en Tripolitaine et en Cyrénaïque et exigeant que ces deux provinces soient occupées par une troupe italienne dans les 24 heures. Selon Giolitti, ce document a été rédigé de « manière à n’ouvrir la voie à aucune échappatoire et à ne pas conduire à une longue discussion, qu’il fallait éviter à tout prix ».
Une guerre coloniale ?
Le gouvernement italien prévoit une guerre courte et décisive. Le chef d’état-major général, Alberto Pollio, explique que l’expédition et sa réussite sont « absolument nécessaires, non seulement pour la réputation de l’armée mais aussi pour la dignité de la nation ». L’attaque puis l’occupation de la Libye seront menées sur le modèle des autres conquêtes coloniales européennes : il faut dans un premier temps s’assurer la possession de la côte et y neutraliser la résistance des garnisons turques. Le ministre des Affaires étrangères, le marquis de San Giuliano, précise que la campagne militaire ne doit pas être dirigées contre les Libyens (censés accueillir les Italiens en libérateurs) mais contre l’armée ottomane.L’état-major italien a prévu une conquête rapide des points névralgiques du territoire, puis une absorption progressive de l’arrière-pays. L’opération a donc été planifiée comme une démonstration de force pour submerger l’ennemi rapidement.La mobilisation qui suit est pour l’armée royale la première expérience du genre effectuée sur une grande échelle, depuis les guerres de l’unité italienne. Pollio crée un corps expéditionnaire autonome formée d’unités d’infanterie, de Bersaglieri, d’artillerie, du génie et de services d’intendance propres pour assurer la logistique et le ravitaillement. Le général Carlo Caneva commande 34 000 hommes, 6 300 chevaux et mules, 1 050 chariots, 48 canons de campagne et 24 canons de montagne, ce qui, selon l’état-major italien, sera plus que suffisant pour submerger les petites garnisons ottomanes ne totalisant pas plus de 4 000 hommes ; les stratèges italiens estiment que la capture rapide des ports importants, Tripoli, Benghazi, Derna et Tobrouk, suffira à amener les Ottomans à la table des négociations.
Le 3 octobre 1911, sous la pression gouvernementale, l’escadre de l’amiral Faravelli débute le bombardement de Tripoli, suivi par le débarquement de 1 732 marins, sans attendre les fantassins ; la garnison turque se rend le 5 et le lendemain le général Caneva est nommé gouverneur général de la Tripolitaine. Mais le millier de marins débarqués sont la seule force disponible pour tenir la grande cité portuaire ; compte tenu d’une mobilisation chaotique, le convoi transportant les troupes est encore à Naples et à Palerme. La situation italienne est critique, car une contre-attaque turque venue du camp fortifié d’Aïn Zara, à 8 km au sud-est de Tripoli, est à même de mettre à mal la tête de pont italienne.Alors que Caneva mène des négociations avec les chefs arabes de la ville afin qu’ils reconnaissent l’occupation italienne, le 10 octobre, les Turcs débutent leur contre-offensive. Le 11, 4 800 fantassins débarquent enfin. Rapidement, tous les objectifs, grâce à l’appui de l’artillerie navale de l’escadre de Faravelli, sont occupés. Caneva doit maintenant évaluer le « bon moment pour une éventuelle expédition vers l’intérieur des terres et l’oasis de Ghadamès, sur la frontière occidentale », même s’il considère que le désert ne présente aucun objectif significatif et que les Ottomans se retireront s’ils se sentent menacés par une force supérieure, plutôt que de livrer bataille. Au cours du mois d’octobre, Tobrouk (le 4), Derna (le 16), Homs (le 17), puis Benghazi (le 19), capitale de la Cyrénaïque, sont occupées.
La bataille de Shara Shatt
Une fois que les débarquements ont eu lieu et que les principaux ports et villes sont occupés, et contrairement à ceux que pensait l’état-major royal, les Libyens et les Turcs ne s’effondrent pas ; conscients de leur infériorité numérique et en armes, ils évitent toute bataille et organisent une guérilla, avec le soutien de la population arabe et bédouine.Sans offensive générale italienne vers l’intérieur des terres, les Turcs ont le temps de monter une violente attaque surprise contre les défenses italiennes de Tripoli, à Shara Shatt (Sciara-Sciat en italien) le 23 octobre. Sans être aperçus par la reconnaissance italienne, qui à cette occasion commence à utiliser des avions, les Libyens engagent les 13 km du périmètre défensif de Tripoli tenu par 8 500 hommes. Les Bersaglieri qui sont submergés. 503 Italiens sont tués ; des prisonniers sont torturés avant d’être mis à mort. Le 26 octobre, les Arabes renouvellent l’attaque sur l’ensemble du secteur sud-est que les Italiens contiennent grâce à la couverture de l’artillerie navale et aux contre-attaques des renforts venus de Tripoli.
Ces combats marquent la fin de l’illusion de l’état-major italien d’en finir rapidement avec la guérilla des insurgés mais aussi de collaborer avec les Arabes pour chasser les Ottomans. Dès lors, les Italiens s’engagent dans une brutale répression contre les Arabes, exacerbée par la cruauté des Libyens envers les civils et soldats italiens tombés entre leurs mains. Le général Caneva télégraphie à Rome pour expliquer que l’armée italienne doit s’attendre à une résistance libyenne « profonde et tenace ».
Le contrôle d’Aïn Zara
Toutefois, afin d’être en mesure de poursuivre l’occupation de l’ensemble de la Tripolitaine, les Italiens doivent prendre le contrôle d’Aïn Zara, tenu par environ 8 000 hommes soutenus par sept canons Krupp de 87 mm. L’offensive débute le 4 décembre avec 12 000 Italiens (1re division). Une colonne mène l’attaque directe contre les défenses turques, pendant qu’une diversion fixe les Arabes autour d’Amrus. Les troupes sont soutenues par les canons et obusiers de 149 mm et mortiers 210 mm de l’artillerie mais aussi par la Regia Marina, qui bénéficie des renseignements des observateurs aériens pour diriger le feu.Face à l’assaut, les Turcs se retirent, abandonnant leur artillerie, pour s’enfoncer dans le désert. Pour autant, les Italiens ne tentent pas de les poursuivre. Le souvenir de la défaite d’Adoua en 1885, lorsque 17 000 Italiens avaient marché précipitamment dans les hautes terres éthiopiennes et avaient été massacrés, sert d’avertissement. Si les Italiens n’exploitent pas leur succès, cette victoire leur permet d’achever l’occupation de l’oasis de Tripoli, soit une quinzaine de kilomètres autour de la capitale. Mais il semble que toute victoire définitive italienne s’éloigne.
Une situation diplomatique complexe
L’agression du royaume d’Italie contre l’Empire ottoman remet en cause le fragile équilibre diplomatique en Europe. Chacun des grands États européens entend défendre ses intérêts que l’Italie vient bouleverser, mais aucun ne souhaite que la Sublime Porte ne soit trop affaiblie : affaiblir les Ottomans ne pourra qu’encourager les jeunes États balkaniques (Grèce, Bulgarie, Monténégro, Serbie et Roumanie), de plus en plus agressifs, à entrer en guerre contre la Turquie européenne avec le danger d’ouvrir brutalement la boîte de Pandore de la « question orientale ».
Le décret du 5 novembre 1911
Le 5 novembre, à l’instigation de Giolitti, un décret signé par le roi Victor-Emmanuel III proclame la souveraineté italienne sur la Tripolitaine et la Cyrénaïque. En agissant de la sorte, Rome choisit de réagir à l’enlisement de son armée en Libye en brûlant les ponts avec les puissances européennes, plutôt que d’accepter de négocier un accord avec la Sublime Porte. Giolitti s’aliène l’opinion internationale et ignore la façon dont les autres grandes puissances européennes, russe, austro-hongroise, britannique et française, ont traité jusqu’alors la Porte Sublime. Si les Européens n’ont pas hésité, tout au long du XIXe siècle, à déclarer la guerre à l’Empire ottoman, ils ne sont jamais allés jusqu’à le dépouiller d’une province par un acte unilatéral d’annexion pure et simple. Avec ce décret, Giolitti place aussi son armée dans une position délicate : après la conquête des grandes villes et des ports, elle n’a pas de plan pour chasser et détruire rapidement les forces turco-libyennes réfugiées dans le désert.
Le rôle d’Enver Bey
Militairement, les Turcs semblent, dans un premier temps, incapables de faire face à l’attaque italienne. Néanmoins, le major de l’armée ottomane et chef du Comité des Jeunes-Turcs, Enver Bey, essaie de convaincre le gouvernement de lui permettre de rejoindre la Tripolitaine pour y organiser la résistance. Mais le sultan estime que toute tentative de prolonger la guerre causera des « dommages incalculables » à l’Empire. Aux prises avec des rebelles au Yémen et en Albanie et menacée par les Serbes, les Bulgares et les Grecs, l’armée ottomane ne peut se permettre de détourner soldats et équipements vers la Tripolitaine.Malgré tout, Enver Bey part pour la Cyrénaïque le 9 octobre 1911. Après avoir traversé clandestinement l’Égypte britannique, il arrive à Tobrouk pour prendre le commandement des unités en cours de formation en Libye. Il rassemble une force de 20 000 combattants et conclut une alliance avec la famille Al-Sanoussi, qui dirige une confrérie soufie en Tripolitaine et qui considère le sultan ottoman comme le « calife des fidèles ». Les cadres, des officiers turcs (dont le futur Mustafa Kemal), versés dans les tactiques des armées européennes, organisent les insurgés libyens en mehallas et les arment avec des fusils allemands modernes et des canons Krupp. Les Turcs apprennent aussi aux Libyens à manœuvrer et à creuser des tranchées, à utiliser des grenades, à tenir leurs positions. Rapidement, Enver, le Turc impérialiste et nationaliste, se fait apprécier des Arabes et des Berbères de Libye. Pour Enver Bey, le but n’est pas seulement militaire et territorial : pour lui, ses efforts pour maintenir une cohésion entre Turcs et Arabes est la preuve qu’il est possible de conserver un empire multiethnique à l’ère des États-nations.
L’impasse italienne
La force italienne d’occupation n’est pas préparée à combattre une guérilla. En outre, les cadres manquent de connaissances sur l’intérieur libyen, qui est en grande partie non cartographié, et n’offre de toute façon aucun objectif stratégique décisif : pour l’armée italienne, les rebelles libyens sont, comme le sable du désert, insaisissables, et l’ombre d’Adoua plane sur toute perspective de progression dans le désert, dans l’inconnu. Profitant du manque d’initiative et de réactivité des officiers italiens, les rebelles harcèlent les postes ennemis et rendent ténues leurs lignes de communication le long de la cote.Pourtant, Caneva compte bientôt 100 000 hommes sous ses ordres, avec une artillerie lourde et de campagne, des camions, des ambulances, des ballons dirigeables et des avions. Malgré cet effort, les troupes italiennes sont incapables d’étendre le périmètre de leurs bastions côtiers et durant l’hiver 1911-1912, Caneva doit concéder que ses unités restent sur la défensive. Il comprend aussi que les expéditions dans le désert exigent l’emploi de troupes indigènes. Ayant auparavant commandé des unités coloniales formées d’Érythréens, frugaux, robustes et adeptes de la guérilla, il fait diriger un bataillon d’Askaris vers la Libye. Parallèlement, sont levés, parmi les tribus de Tripoli, des cavaliers pour accroître les effectifs avec des hommes connaissant le terrain comme les mœurs et les coutumes des populations ; c’est aussi une volonté politique d’associer des Arabes et des Bédouins à la conquête du pays, aux côtés des soldats italiens. L’idée est de faire comprendre aux Libyens qu’ils auront toute leur place dans la future colonie italienne ; place que ne leur reconnaît pas les Turcs.
Opérations en Tripolitaine et en Cyrénaïque
Au début de 1912, les Italiens aménagent le port de Tripoli afin d’augmenter sa capacité de fret. Le corps expéditionnaire a en effet besoin d’un flux constant de ravitaillement, car les zones côtières qu’il contrôle manquent de ressources naturelles. Le 10 avril, le débarquement de la 5e division à la frontière de la Tunisie permet de prendre pied à l’ouest de la capitale et de constituer une chaîne de postes jusqu’à Tripoli. Engagés à Derna, où ils subissent 2 000 morts, les Turcos-Libyens ne sont pas en mesure de poursuivre la résistance autour de Tripoli et les Italiens, profitant de la situation, poursuivent leur offensive contre le poste de Sidi-Bilal, le 20 septembre. Ils subissent 548 pertes mais vainquent les insurgés et confortent leurs positions autour de Tripoli.
À l’est, avec une base opérationnelle à Khoms, le Mergheb et les ruines de Leptis Magna sont occupés. Dorénavant, les Italiens contrôlent le littoral de Tripoli à Mistrata, port à l’embouchure du golfe de Syrte, pris en juillet et par lequel les Turcs faisaient transiter d’importantes quantités d’armes et de munitions.Mais ces postes italiens le long de la côte sont soumis à des raids et les garnisons qui tentent d’en sortir subissent des embuscades meurtrières ; dès lors, ces forts restent souvent isolés sans pouvoir contrôler ni le terrain ni la population. En réalité, le nouvel effort italien dans cette guerre contre-insurrectionnelle est tardif et trop lent pour avoir un effet décisif. En outre, une telle tactique graduelle et prudente (du même type que celle du maréchal Lyautey à Madagascar avec la « tâche d’huile ») n’est pas adéquate en Libye puisqu’elle nécessiterait de contrôler la population, notamment en « gouvernant avec le mandarin » (selon la formule de Lyautey) c’est-à-dire les élites locales, or, en Libye, celles-ci, sous la bannière de l’Islam, se sont rangées sous les ordres d’Enver Bey.Autour de Benghazi, de Tobrouk comme de Derna, les Italiens sont constamment harcelés par les Turcs qui attaquent avant de se retirer sans que les Italiens ne cherchent à les poursuivre. L’encadrement ottoman fait merveille et les Libyens montent à l’assaut des lignes tenues par les Italiens qui réussissent, après des combats au corps à corps, à repousser les assaillants. Entre novembre 1911 et octobre 1912, ce ne sont pas moins de neuf batailles rangées qui se déroulent pour et autour de Derna.
En mer Égée
Pour contraindre la Sublime Porte à accepter l’annexion, Giolitti décide d’ouvrir un second front en mer Égée, à l’estuaire du détroit des Dardanelles, artère vitale de l’empire. Le 18 avril, des bâtiments de la Regia Marina coupent les câbles télégraphiques qui relient les îles d’Imbro et de Lemnos au continent asiatique. L’objectif suivant est l’archipel du Dodécanèse et l’île stratégique de Rhodes, défendue par une garnison de 13 000 soldats de l’armée turque. Le 4 mai, 8 000 soldats débarquent dans la baie de Kalitea. Dans la nuit, Le 15 mai, le général Ameglio envoie trois colonnes depuis trois directions, de Rhodes, Kalavarda et Malona, à l’assaut de Psithos où s’est réfugiée la garnison turque. Deux jours plus tard, le camp turc est encerclé. Le 18, les Ottomans se rendent. L’Italie contrôle la mer Égée et menace la sécurité de la péninsule anatolienne et le commerce le long des routes commerciales.Les innovations militaires italiennes. L’expédition de Libye a été la première campagne au cours de laquelle une armée a employé la télégraphie sans fil (TSF) à grande échelle, reliant Tripoli et Homs à l’île de Lampedusa et à la Sicile. C’est aussi la première guerre au cours de laquelle des avions sont utilisés à des fins militaires. L’armée italienne emploie ainsi 2 Blériot, 3 Nieuport, 2 Farman et 2 Etrich Taube autrichiens. Le 23 octobre 1911, est effectué le premier vol de reconnaissance militaire à bord d’un Blériot. Le 1er novembre, a lieu le premier bombardement aérien de positions libyennes. Est également présente en Libye une section aérostatique de « ballons freinés » et de dirigeables monomoteurs.
Les négociations
Au début de 1912, le ministre italien des affaires étrangères, San Giuliano, comprend que l’Italie ne peut pas soutenir un tel effort militaire et financier, ni « laisser longtemps l’Europe dans l’état de tension et d’alarme découlant de ce conflit ». Pour l’Empire ottoman, la guerre avec l’Italie est devenue un fardeau qu’il ne peut plus supporter. À Lausanne, le 12 juillet, des négociations débutent. Giolitti met la pression et fait savoir que si la Turquie n’accepte pas les conditions de paix italiennes, la Regia Marina empêchera le transport des troupes turques des côtes de l’Anatolie vers la Roumélie où les États des Balkans menacent. La Sublime Porte cède et signe la paix le 18 octobre.Selon l’accord, la Tripolitaine et la Cyrénaïque doivent devenir des « protectorats autonomes » (plutôt que des colonies) et le Dodécanèse sera restitué à l’empire. Toutefois, sachant que la Turquie sera trop faible pour contester, les Italiens signent le traité sans l’intention de le respecter : la Libye devient une colonie et l’occupation des îles du Dodécanèse se poursuivra jusqu’en 1943. Dans les jours qui suivent, la souveraineté italienne sur la Libye est reconnue par les puissances européennes.Le coût humain de la guerre pour l’Italie est de 1 432 hommes tués, 4 250 blessés et 1 948 morts de maladie. Les pertes libyennes ne sont pas connues, mais sont estimées à quelque 14 000 tués au combat, et 10 000 autres lors d’exécutions et de représailles. Les pertes italiennes ne constituent pas un coût tellement supérieur à celui des autres armées européennes lors de leurs guerres coloniales, mais la campagne de Tripolitaine a cependant été une longue et coûteuse pour le jeune État italien qui ne s’attendait pas à ce qu’une telle guerre fut nécessaire.
Une leçon de stratégie militaire
La guerre de 1911-1912 a présenté le spectacle d’un corps expéditionnaire de 100 000 hommes bloqué pendant un an par quelques milliers de Turcs et d’Arabes. Les Italiens, après avoir obtenu une victoire tactique initiale, ont échoué à exploiter, à poursuivre l’ennemi, par manque d’allant, de volonté, mais aussi (malgré les moyens déployés) par manque d’équipements adéquats (cavalerie, génie, automobiles, train) sur un terrain inconnu, sous un climat extrême. Lors d’une campagne dans le désert, loin de ses bases, l’armée italienne, sa stratégie, son matériel, son organisation et ses cadres n’en sortent pas grandis : prudence extrême des chefs, cadres manquant d’allant, conscrits peu formés et peu enthousiastes. En octobre 1912, l’armée italienne ne contrôle que sept enclaves côtières et la plus grande, autour de Tripoli, ne s’étend pas plus de 15 km à l’intérieur des terres. Et encore, ces bastions ne peuvent être conservés qu’au prix d’un effort important pour transporter d’Italie en Libye puis rapatrier 187 289 hommes, 12 000 chevaux et mulets, 10 000 têtes de bétail et 145 000 tonnes de matériel et d’équipement civils et militaires, 585 automobiles et des aéronefs.La guerre de Libye offre un avant-goût de la Grande Guerre à venir. Bon nombre des soldats italiens qui y ont combattu serviront à nouveau pendant la Première Guerre mondiale dans des tranchées, en utilisant des armes automatiques, soutenus par l’artillerie lourde, utilisant des avions pour des reconnaissances et des bombardements.
Un conflit aux lourdes conséquences
Si la Porte a, tout au long de l’année 1912, montré sa volonté de négocier, Giolitti a systématiquement refusé d’entamer des pourparlers ; par-là, il a raté l’occasion de terminer rapidement et favorablement la campagne engagée. Or, au fur et à mesure que la guerre s’allongeait, les chances de l’Italie de parvenir à une solution satisfaisante diminuaient ; chaque jour augmentait les difficultés d’un corps expéditionnaire bloqué dans ses postes et ses tranchées.Lancé contre « l’homme malade de l’Europe », ce conflit devait permettre à l’Italie de se constituer une ébauche d’empire en Méditerranée à moindre frais. Il n’en fut rien. L’Italie s’est engagée dans une politique extérieure de prestige pour exister dans le concert international. Le résultat final, la conquête de Libye, va l’entraîner dans un modèle d’expansion colonial, extrêmement coûteux et semé d’embûches. Ce sont pour les mêmes raisons expansionnistes et pour participer à l’histoire de l’Europe que l’Italie se jettera en 1915 dans la guerre sans tenir compte des expériences abyssines ou libyennes, ni des capacités limitées de son armée et de son industrie à soutenir l’effort requis.
La Tripolitaine
En 1911, il n’existe pas de Libye. Pour les Ottomans, le territoire est divisé entre la Trablusgarp vilâyeti (Tripolitaine) avec 650 000 habitants, la Fizan vilâyeti (le Fezzan) et ses 10 000 nomades, et la Bingazi müstakil Sancaÿÿ (le Sanjak autonome de Benghazi, la Cyrénaïque) qui compte environ 300 000 âmes. Cependant, Européens et Turcs ont l’habitude de nommer l’ensemble de la région « Tripolitaine », du nom de sa capitale Tripoli (1). Le pays est formé d’un vaste désert (« libyque ») mal cartographié qui s’étend de la Méditerranée aux confins méridionaux du pays. Les sources d’approvisionnement en eau et les infrastructures, routes et ponts, sont insuffisantes pour soutenir une armée moderne.
(1) L’appellation Libye ne deviendra officielle qu’en 1934, avec l’unification par l’Italie fasciste des trois provinces en une seule entité administrative, en référence à l’ancienne province romaine de Libye. Le nom Libye provient du peuple antique des Libous.
Des envies d'autonomie
Depuis 1908, le gouvernement Jeune-Turc n’entend pas abandonner ses provinces à l’appétit des puissances européennes et aux jeunes États des Balkans. La préoccupation fondamentale du Comité Union et Progrès (CUP) des Jeunes-Turcs est de « sauver » l’État en le réformant et en le modernisant de la désintégration sous les pressions de l’inefficacité administrative, des mouvements nationalistes séparatistes et la pénétration économique et financière européenne avec les « capitulations ». Conscient des envies d’autonomie des populations non turques de l’Empire, les Jeunes-Turcs promettent l’égalité de tous les sujets, en contradiction avec leur politique centralisatrice. Politiquement, l’agression italienne de la Libye en 1911 constitue une remise en cause du programme du Comité en menaçant l’intégrité de l’Empire et en soulevant la question de la position des Arabes, majoritaires dans l’Empire.
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