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La guerre polono-bolchevique

En 1920, la victoire de la Pologne contre l’Armée Rouge arrête sur les marges orientales du Vieux Continent la révolution bolchevique qui menaçait. En France, l’importance de cette guerre, alors que l’Armistice a été signé le 11 novembre 1918, est passée sous silence. Pourtant, des militaires français y ont été impliqués. C’est le cas du capitaine Louis Rougier du 5e régiment de chasseurs polonais. De son expérience, il laisse deux manuscrits : « La Pologne de 1919 à 1922 » écrit en 1923, et « Les Opérations sur le front polonais en 1920 », non daté. Cet article relate cette guerre polono-bolchevique à travers ses souvenirs (1).



Un nouvel État à l’est de l’Europe


La France est à l’origine du nouvel État polonais : elle a soutenu le Comité national polonais dirigé par Roman Dmowski dans sa volonté de recréer une Pologne indépendante après trois siècles d’asservissement, écartelée entre la Russie, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Une armée polonaise, commandée par le général Haller, forte de deux divisions a été formée par les Français et a connu son baptême du feu sur le front ouest. Cette armée « bleue » (horizon) de 50 000 hommes est encadrée par des officiers et des sous-officiers français. Le capitaine Rougier, commandant le 3e bataillon du 5e régiment de chasseurs polonais, est l’un d’eux. Avec l’armée Haller, il rejoint la Pologne en novembre 1918. Une mission militaire française y arrive également en mai 1919.À cette date, le nouvel État « se débat au milieu de grosses difficultés qu’il ne paraît pas pouvoir surmonter sans l’aide des grandes puissances » écrit le capitaine Rougier qui poursuit : « La France seule avait répondu à son appel ». Mais les difficultés polonaises sont aussi « ethnographiques, politiques et économiques », note-t-il. Pour Rougier, le « bloc homogène de race polonaise groupé autour de Cracovie-Varsovie-Poznan » est parvenu à l’indépendance et cherche maintenant à s’élargir à « ses colonies essaimées sur les confins », de la plus haute importance économique et stratégique.En effet, les territoires peuplés de Polonais autour de Lodz, Varsovie et Lublin, que les armées allemande et austro-hongroise ont quittés, sont sous l’autorité de Jozef Pilsudski, président du gouvernement provisoire de la République polonaise qu’il a proclamé à Varsovie le 22 novembre 1918. En janvier 1919, autour de Posnan, dans la « Grande Pologne », les insurgés polonais prennent le contrôle de la province au détriment des Allemands. La frontière orientale est provisoirement fixée sur le Bug, mais pour les nationalistes polonais, Cieszyn (Teschen), la Mazurie (marche protégeant le nord du pays de l’Allemagne) et la Ruthénie blanche (marche de l’est) sont encore à conquérir. Il en est de même de la Haute-Silésie (avec son bassin houiller et son industrie), de Dantzig (débouché maritime) et de la Galicie orientale, avec ses champs de pétrole et son agriculture.

En juin 1919, selon le traité de Versailles, seules la Posnanie et la Galicie occidentale sont attribuées à la république de Pologne. Le Premier ministre britannique Lloyd George, sous la pression des États-Unis, prévoit qu’à Cieszyn, en Mazurie et en Haute-Silésie un plébiscite sera organisé. C’est le premier écueil au soutien occidental à la formation d’une nouvelle Pologne remarque Rougier. En outre, le président du Conseil, Georges Clemenceau, obnubilé par l’Allemagne, est hostile aux revendications de Pilsudski au-delà d’une ligne Grodno, Brest-Litovsk, Przemysl (2).Les frontières de la Pologne sont d’autant moins certaines que, comme le souligne Rougier, les Tchécoslovaques, qui forment eux aussi leur État sur les débris des empires allemands et austro-hongrois, et les Allemands, qui refusent la cession de parties entières de l’ancien Reich, au sud-ouest et au nord, veulent conserver le contrôle de régions revendiquées par les Polonais. Les « incidents de frontières » sont quotidiens. À ces problèmes, le capitaine Rougier ajoute la « forte proportion des allogènes » susceptibles de mettre en péril la cohésion de la jeune nation avec une « assimilation difficile » : les Ruthènes, les Lituaniens, les Allemands et « principalement 4 à 5 millions d’Israélites ». Rougier aurait pu ajouter les Biélorusses et les Ukrainiens. En réalité, l’effondrement des empires russe, austro-hongrois et allemand comme le repli des troupes allemandes a créé un vide dans lequel la Pologne de Pilsudski à l’instar de la Russie de Lénine veulent se jeter.


L’armée Rouge en marche vers l’ouest


Car, depuis octobre 1917, l’armée Rouge des ouvriers et paysans a, sur ordre de Lénine, débuté ce que les bolcheviques nomment la « marche de libération » vers l’Europe. Il s’agit de détruire les armées blanches tsaristes, mais aussi de convertir à la révolution le prolétariat européen, notamment allemand. Le 17 novembre 1918, le chef de l’armée Rouge, Léon Trotski, annonce que « la soviétisation de la Pologne et de l’Ukraine doit permettre d’unir la Russie soviétique à la future Allemagne soviétique » ; c’est la « première étape » dans la construction de l’Union des républiques prolétariennes européennes. Cette opération, baptisée du nom révélateur de « Vistule », doit abattre la Pologne, née de la « volonté des capitalistes occidentaux ». En janvier 1919, les Bolcheviques occupent Vilnius, abandonnée par l’armée polonaise, puis Minsk et Brest-Litovsk. Avec la formation d’une République socialiste soviétique lituano-biélorusse (Litbel) et la prise de Kiev par l’armée Rouge, en février 1919, Pilsudski comprend que pour survivre la Pologne, « pilier de l’ordre en Europe de l’Est », devra battre l’armée Rouge : c’est le début de la guerre polono-bolchevique.Rougier le reconnaît : à l’est, les Bolcheviques connaissent en « Russie blanche » (Lituanie et Biélorussie) des « succès locaux », tandis qu’en Galicie orientale (ancien empire austro-hongrois) une République populaire d’Ukraine occidentale est créée, avec Lvov pour capitale, et que Simon Petlioura forme une République populaire ukrainienne à Kiev. L’ensemble remet en cause l’existence de la Pologne et « l’Entente laisse à l’est une situation territoriale extrêmement confuse », explique le capitaine français. Avec raison, il constate : « La frontière polonaise de ce côté est flottante. »


Les armées polonaises


Pour protéger les frontières, l’armée nationale est encore disparate, peu instruite et mal équipée. Elle est formée de deux brigades de 30 000 légionnaires mises sur pied en 1914 par Jozef Pilsudski au sein de l’armée austro-hongroise. Depuis, des bataillons sont venus rejoindre les légionnaires et l’ensemble tient « un mince et long cordon » sur la frontière orientale « de Bialystok au Dniestr », raconte Rougier. Mais, pour lui, la « véritable armée polonaise » a été constituée en France sous les ordres du général Haller. Il rappelle que « déjà un régiment a combattu depuis 1917 » aux côtés de l’armée française et que de nouvelles divisions polonaises doivent être formées en France. Il explique qu’il a été désigné, en janvier 1919, pour organiser le « bataillon Kosciuszko » du 5e régiment de chasseurs polonais, près de Nancy. Le personnel est d’origines diverses : « Ici, un lot d’ex-prisonniers allemands dans leur uniforme vert pomme et sous la calotte à bandeau rouge – là, les ex-prisonniers autrichiens, minables dans des loques grises, nu-pieds dans la neige ; plus loin quelques Américains en tenue kaki – quelques volontaires en civil […]. Enfin quelques officiers en uniforme bleu horizon, avec la czapka carrée. En un mot, tout ce qu’il fallait pour bien faire. »Rougier note : « Le 8 février, après deux mois d’instruction intensive, facilitée par l’enthousiasme général, le bataillon était prêt à faire campagne et à s’embarquer pour sa mère patrie ». En ce début 1919, l’armée « bleue » du général Haller comprend les 1re, 2e, 5e, 6e, 7e et 8e divisions « à effectifs complets armées et équipées à la française, plus un régiment de chars FT 17 ; pour mémoire, la l3e division combat déjà en Sibérie et la 4e à Odessa ». C’est donc une armée instruite et équipée qui rejoint la Pologne, entre avril et juin 1919, pour défendre ses frontières mais aussi asseoir la légitimité du gouvernement provisoire de Pilsudski.


La guerre en Ukraine


En avril, l’armée polonaise, maintenant forte de 8 800 officiers et 147 000 soldats, reprend Vilnius et la Biélorussie d’où les « rouges » se sont retirés. « Le 14 mai, une nouvelle offensive » contre la république populaire d’Ukraine occidentale (Galicie) alliée à l’Ukraine de Simon Petlioura est déclenchée. Rougier ne fait pas la distinction entre les deux Ukraine contre lesquelles il combat : l’une est issue de l’empire autrichien et la seconde de la Russie ; une troisième Ukraine, autour de Kharkov, la République socialiste d’Ukraine est créée en mars 1919 par les Bolcheviques. Mais pour Rougier, il est question de « partisans ruthènes ou juifs » qui ont « établi de solides positions depuis décembre 1918, même si leurs effectifs ne sont pas toujours considérables ». Les Polonais ont des difficultés à progresser car les routes sont « rares et mauvaises et l’allure ne dépasse pas 2 km à l’heure ». En revanche, les Ukrainiens réussissent à « décrocher habilement » grâce aux « voitures légères des paysans », à cheval. « Les divisions de l’armée Haller s’y couvrent de gloire », selon Rougier, puisqu’elles reportent le front de 3 à 400 km vers l’est sur une ligne Daugavpils-Minsk-Pinsk-Rovno-Kamenets-Podolski. Rougier ne dit pas un mot de Pilsudski, pourtant c’est lui qui, en juin, relance l’offensive et oblige les Ukrainiens à quitter leur capitale, Lvov. En novembre, un armistice est conclu avec Simon Petlioura. Le 23 avril 1920, un traité de paix polono-ukrainien sera signé, prévoyant une Ukraine indépendante sous « protection » polonaise : cette Ukraine est l’ancienne province russe, moins la Volhynie qui, avec la Galicie orientale (anciennement autrichienne), deviennent polonaises.Pour Rougier, l’armée Haller est à l’origine de la victoire. Selon lui, Haller devient si populaire que Pilsudski en prend ombrage et démantèle « l’armée bleue » répartie « dans la masse informe de l’armée nationale », alors que les cadres français et lui-même souhaitaient que les troupes formées en France deviennent le noyau de la future armée polonaise. Cette déception entraîne le retour d’un grand nombre d’officiers et sous-officiers en France, d’autant qu’au début de 1920, les officiers polonais d’origine autrichienne (et proches de Pilsudski) considèrent que la Mission militaire française (MMF) est devenue « inutile et onéreuse et que l’armée polonaise peut se suffire à elle-même ». Rougier ne s’étend pas, mais entre les Polonais et les Français la tension est grande : les Polonais accusant les Français de vouloir s’immiscer dans leur politique intérieure ; les Français trouvant les Polonais bien peu reconnaissants.


Au contact des Bolcheviques


Toutefois, la guerre n’est pas finie. En décembre 1919, les Alliés fixent la frontière est de la Pologne sur la « ligne Curzon », le long du Bug. Or, les troupes polonaises sont à plus de 300 km à l’est de cette ligne… au contact des Bolcheviques. Pour Rougier, c’est « logiquement » que le gouvernement polonais « soucieux du lendemain » entend fixer ses frontières sur ses « anciennes lignes naturelles, entre Dniestr et Dniepr ». Il se fait lyrique en évoquant Kiev, la capitale de l’Ukraine de Petlioura : « L’antique ville mystérieuse, champ de bataille entre le catholicisme polonais et l’orthodoxie russe, à la fois temple et forteresse que le Moscovite, le Polonais, l’Ukrainien et le Turc se sont âprement disputée ne peut manquer d’attirer les convoitises du jeune État.» Rougier conclut : « Il est à craindre que ces visées sur Kiev ne viennent mal à propos réveiller le vieux sentiment national russe. »Dans le même temps, l’armée Rouge a battu les armées blanches de l’amiral Koltchak, des généraux Ioudenitch et Dénikine (octobre-décembre 1919), ce qui lui permet d’envoyer des troupes vers l’ouest et la Vistule, objectif stratégique de Trotski qui dispose de 300 000 fantassins et 24 000 cavaliers, dont 210 000 en Ukraine.Par conséquent, en ce début de 1920, les deux armées se retrouvent face à face. Rougier décrit le théâtre d’opérations coupé en deux par une « bande marécageuse » large de plus de 200 km qui s’étend à cheval sur le Pripiat, de Pinsk à Mozyr, « hostile à toute opération active » : « Au nord-est, vers Minsk, s’étend une profonde forêt ; au nord, entre le Niémen et la Dvina, se trouvent les prairies baltes et à l’ouest et au sud, de Varsovie à Kiev, le large plateau des limons de Pologne et de Podolie s’étend couverts de prairies et de champs avec de loin en loin, comme des îlot, fermes et villages. » Rougier continue sa description : « Imaginons un front d’un tiers plus étendu que notre ancien front de Nieuport à la Suisse et tenu seulement par une vingtaine de divisions, de part et d’autre ». Ce front est long de plus de 1 000 km et les soldats peu nombreux pour garder la ligne.Il constate aussi que les voies de communication sont médiocres en Pologne et quasi inexistantes en Russie blanche et en Volhynie ; le chemin de fer a été durement éprouvé par la guerre : « Il ne peut pas constituer l’instrument de manœuvre suffisamment souple et puissant qu’exige un front d’opérations de 1 000 km ». En revanche, le réseau fluvial, parallèle au front, forme des lignes d’arrêt naturelles, avec, entre autres, la Dvina, le Dniepr, la Bérézina, le Niémen, le Bug, la Vistule.

Rougier écrit : « Sur les champs de bataille de Pologne, en 1920, aux masses slaves, si lentes à s’émouvoir, mais capables de ruées brutales se sont heurtées, d’un côté, la croisade de Trotski partant pour bouleverser l’édifice du monde capitaliste ; de l’autre, l’élan si naturel de la nation polonaise sortant rajeunie de ses trois tombeaux et voulant jouir rapidement de ses anciens droits. » Ces événements se « déroulent sur un front de 1 000 km, une profondeur de 700, parcouru dans les deux sens en quelques mois ».Le 22 janvier 1920, le Conseil des commissaires du peuple dirigé par Lénine envoie au gouvernement polonais une « invitation » à des pourparlers de paix. Dans le même temps, l’Armée rouge prépare un plan d’attaque contre la Pologne. Lénine fixe la date de l’offensive au 5 mai. À cette date, et compte tenu de la défaite des armées blanches, Lloyd George décide de renouer les contacts avec les Bolcheviques, au grand dam de Pilsudski.


L’offensive de Pilsudski


Ce dernier a en tête la reconquête des frontières historiques de 1772 et décide de prendre de court les « rouges » avec Kiev comme objectif ; estimant que l’armée polonaise n’est pas prête, Haller décide de la quitter. Les Polonais utilisent des avions allemands pour se renseigner sur les positions ennemies et préparer leur offensive, rien n’est négligé. Pour attirer les réserves russes, le 25 avril, le « front s’ébranle du Pripiat au Dniestr », écrit Rougier : au centre, 10 divisions d’infanterie, dont une des Ukrainiens de Simon Petlioura, et 4 brigades de cavalerie progressent en ligne ; derrière, seule une réserve d’une brigade d’infanterie peut permettre de freiner une contre-offensive ennemie.Comme le fait remarquer Rougier, l’offensive est risquée : l’armée polonaise ne dispose pas d’une base de départ solide sur le front décrit plus haut, et elle est encore occupée à réaliser son « unité morale » par la résorption des unités allemandes, russes et autrichiennes qui la composent, sans oublier l’armée Haller… Est-elle capable de lancer une telle manœuvre face à un ennemi russe et ukrainien qu’une telle offensive unira ?, se demande Rougier.Dans un premier temps, surpris et « impressionnés par le déploiement polonais », les Bolcheviques des 12e et 14e armées cèdent sur tout le front. « L’effort polonais, note Rougier, est exécuté avec un enthousiasme débordant […] mais sans l’avis de la MMF ». La ville de Mozyr, sur le Pripiat, tombe aux mains des Polonais de la 4e armée, empêchant dorénavant les Bolcheviques de communiquer entre les zones nord et sud du front. Au sud, les Russes, « isolés et sans ravitaillement, abandonnent 20 000 prisonniers », des armes et du matériel en grande quantité. Le 7 mai, les uhlans polonais entrent dans Kiev évacuée par les Russes. En réalité, Rougier ne le précise pas, mais en de nombreux points de front, l’armée Rouge s’est repliée et l’armée polonaise n’a pas éliminé le danger bolchevique.

Pilsudski est à l’apogée de sa gloire et « se fait offrir », précise Rougier, le bâton de maréchal de Pologne. Mais Haller et les officiers français restent dubitatifs quant au succès de l’homme fort de la Pologne. Le capitaine Rougier fait remarquer que la jeune armée polonaise s’est épuisée dans cet assaut. De plus, elle a « consacré ses forces au sud du front » et désormais, elle doit tenir un front considérable de 800 km, de la Polésie à Kiev en passant par la Volhynie, formant un « long cordon sans réserve », bien trop mince constate Rougier. Celui-ci poursuit : les Polonais ont commis une autre erreur en « laissant ce succès inexploité », ne faisant rien ni pour échelonner leurs forces dans la profondeur, ni pour reconstituer leurs réserves. Surtout, si Kiev est libérée de l’armée Rouge, les Bolcheviques trouvent maintenant un soutien parmi les nationalistes ukrainiens et les « masses paysannes » explique Rougier. Effectivement, les léninistes profitent, à leur tour, des sentiments nationalistes des Ukrainiens et des Russes face à l’occupation de Kiev par les Polonais. Le général Broussilov, commandant des armées tsaristes pendant la guerre, rallie les Bolcheviques et appelle au sursaut national pour la défense de la Russie ; près d’un million de soldats rejoignent les rangs de l’armée de Trotski pour combattre l’envahisseur polonais.« Le soldat polonais est en général très vigoureux, très endurant à la fatigue, vaillant au combat à la condition d’avoir confiance dans ses cadres – condition réalisée en 1920. Méthodiquement instruit, il est très apte à devenir un bon tireur et un bon combattant. » Capitaine Louis Rougier


La contre-offensive « rouge »


Rougier n’est donc pas surpris lorsqu’en juin, « un étrange ramassis de Cosaques, de communistes et de paysans, décoré du nom d’armée Rouge, crève le front polonais » écrit-il. En réalité, débarrassés des armées blanches battues, les Bolcheviques unissent leurs forces : le général Toukhatchevski commande le front de l’ouest et, en Ukraine, le front sud-ouest est sous les ordres du général Iegorov qui doit attaquer dans la région de Kiev ; la 1re armée de cavalerie du général Boudienny doit surprendre les Polonais et provoquer la dislocation de leurs forces au sud-est de l’Ukraine.Rougier écrit que « toutes les Russies se lèvent contre l’envahisseur polonais » et ajoute que « le plan d’opérations est élaboré par Trotski ». Le leader bolchevique concentre ses troupes sur le front nord particulièrement « dégarni », entre Witebok et Smolensk, en Biélorussie ; au sud, en Ukraine, est massée l’armée de cavalerie de Boudienny. Trotski veut une campagne rapide, énergique et manœuvrière : « Quand toute l’attention et les craintes des Polonais auront été reportées au nord, Boudienny attaquera à son tour au sud sur un point de l’armée polonaise déployée sans réserve ». « L’échelonnement de quelques jours qui les sépare est destiné à mettre chacun sous la meilleure situation tactique. » Rougier estime que cette conception est « géniale » même si les deux composantes de l’armée Rouge sont séparées par les marais du Pripiat.Serge Kamenev, généralissime des soviets, décide de prendre comme théâtre décisif celui du nord, ne laissant que peu de troupes au sud. Au nord, les 3e, 4e, 15e, 16e armées et le 3e corps de cavalerie (« Kavkor » avec 8 000 cavaliers) du général Bzhishkian ; au sud, les 12e et 14e armées et la 1re armée de cavalerie du général Boudienny (la Konarmiya, forte de 4 divisions et 16 500 cavaliers). Au total, 135 000 soldats au nord et 150 000 au sud.

Le 14 mai, au nord, les rouges déclenchent leur opération en direction de Minsk qu’ils atteignent en quelques jours. En toute hâte, l’état-major polonais fait remonter quelques divisions du sud pour épauler « de ci, de là », écrit Rougier, le secteur nord. Cela réussit puisque les Bolcheviques sont ramenés à leurs positions de départ. Cependant, le 8 juin, sur le front sud dépouillé des unités polonaises montées au nord, Boudienny et sa « cavalerie rouge » « foncent à leur tour en direction de Jytomir et de Berditchev », raconte Rougier.Les Polonais sont débordés et doivent reculer de 600 km. Ils sont chassés d’Ukraine. Boudienny a le souci de la vitesse dans l’action et de la surprise stratégique réalisée par le déplacement rapide de son armée de cavaliers, qui est « capable d’intervenir à quelques jours d’intervalle en des points très distants les uns des autres ». Il comprend qu’il lui faut accélérer le mouvement de ses cavaliers s’il veut éviter l’affrontement pour envelopper les Polonais : « On se glisse dans l’armée polonaise », raconte Rougier, en menaçant constamment ses arrières. Les jeunes recrues polonaises sont débordées. « À la masse bolchevique, les Polonais n’opposent qu’un cordon, sans réserve ». Sur certains secteurs du front (à Jytomir), c’est la panique, mais ailleurs, les Polonais réussissent à se replier sans être écrasés par les Russes.


L’armée Rouge aux portes de Varsovie


Pendant ce temps, « Trotski prépare une deuxième offensive » avec Toukhatchevski au nord (3 divisions de cavalerie et 24 d’infanterie) et Boudienny au sud, fort de 6 divisions de cavalerie et 10 d’infanterie. Le 4 juillet, « la campagne s’ouvre à nouveau sur le théâtre nord », raconte Rougier. Toukhatchevski reprend l’offensive. Son plan suppose que le gros des forces bolcheviques attaquera la Vistule : la cavalerie de Bzhishkian et la 4e armée descendront le long de la frontière lituanienne pour encercler les positions polonaises du nord, tandis que les troupes frapperont la capitale depuis l’ouest. Les unités de Mozyr et la 16e armée attaquent en direction de Minsk. Cependant, les commandants du front sud-ouest, Iegorov et Staline, s’opposent à la manœuvre de Toukhatchevski. Tous deux veulent s’emparer de Lvov et marcher rapidement vers la Hongrie. Alors qu’il aurait dû soutenir l’attaque de Toukhatchevski contre Varsovie, Boudienny marche vers l’est, créant un écart entre les deux forces bolcheviques.Malgré tout, le front polonais craque. La retraite de la 1re armée entraîne celle de la 4e. Les Polonais « lâchent la Bérézina » le 7 juillet. Au sud, Boudienny a déclenché son offensive le 8 juillet : sa cavalerie est au centre de son dispositif. « Aux points d’attaque, les troupes polonaises trop faibles numériquement doivent céder le terrain et dans les secteurs voisins les troupes débordées se croient obligés à la retraite », raconte Rougier. Selon lui, bientôt, le « spectre de Boudienny sera partout à la fois… dans l’esprit des combattants polonais du moins ». Il poursuit : « Devant l’attaque concentrée des rouges, le front polonais se présente comme un large dispositif d’avant-postes en arrière duquel sont réparties les divisions, mais nulle part un gros des forces ».Le front s’écroule. Depuis le 4 juillet, le « Kavkor » (10e et 25e divisions de cavalerie, 164e brigade de fusiliers) de Bzhishkian opère sur le flanc droit bolchevique pour tourner les défenses polonaises. Il avance rapidement, prend Vilnius le 14 juillet, Minsk tombe le 17, Grodno (où la cavalerie rouge rencontre des chars pour la première fois) le 22 juillet : la ligne du Niémen ne peut être tenue. La forteresse d’Osowiec, stratégique, est capturée par le 3e corps de cavalerie, le 27 juillet. C’est le retour, après cinq ans de guerre de tranchées, de la guerre de mouvement initiée par la cavalerie, arme démontée entre 1914 et 1918.

« Soldats de la révolution ouvrière, portez votre regard vers l’ouest. […] La révolution mondiale passera sur le cadavre de la Pologne blanche. À la force de nos baïonnettes, nous porterons le bonheur et la paix à l’humanité travailleuse. À l’ouest, les batailles décisives et les grandes victoires ! Formez les rangs ! L’heure de l’offensive contre Vilnius, Minsk et Varsovie a sonné. En avant ! » Toukhatchevski, le 2 juillet 1920.Bialystok est enlevée le 28 juillet. L’armée polonaise est ramenée sur ses positions du 25 avril, qu’elle doit même abandonner. L’armée polonaise n’est plus qu’un « chapelet distendu de fragments que l’on achève de dissocier en fonçant entre eux par de larges fissures », selon Rougier, mais elle n’est pas détruite. Lorsque des « divisions polonaises bien tenues par leurs cadres tiennent le choc, elles se retrouvent isolées et se replient », relate le Français.La guerre de mouvement a, sur ce front est, repris largement ses droits : « L’armée de cavalerie devient ici le principal outil de la rupture », rappelle Rougier. Au début d’août, l’Armée rouge, les 4e, 15e, 3e et 16e armées encadrées au nord par le corps de cavalerie et au sud par le corps de Mozyrz (2 divisions), est « à portée de canons de Varsovie ». Rougier détaille les opérations « manœuvrantes » de l’armée Rouge conduite par Toukhatchevski, commissaire militaire sur le front ouest : « Le Bolchevique s’avance par les grandes routes et par les voies ferrées ; quand la tête de colonne se heurte à une résistance et ne peut la vaincre, elle la fixe pendant que les éléments suivants déboîtent de la route et exécutent une manœuvre de débordement. » Toukhatchevski échelonne en profondeur ses troupes et reconstitue ses réserves dès que l’offensive ralentit. Ainsi, les 4 armées du front Nord ont, le 15 juillet, 12 divisions engagées, mais en comptent 6 en réserve d’armée et autant en réserve générale. Toutefois, les Russes n’ont pas pris le temps de se ravitailler ni de recevoir des renforts, estimant que cela donnerait aux Polonais le temps de se regrouper et de renforcer leurs lignes.Le 11 juillet, les Britanniques ont proposé un cessez-le feu que, le 22 juillet, les Polonais acceptent. Deux jours plus tard, les Soviets fixent une première conférence au 30, mais dès le 25, ils reprennent l’offensive : la 15e armée, de Bialystok à Varsovie ; la 3e armée, de Wolkowysk à Siedlce ; la 6e armée, de Baranowicze à Brest-Litovsk. Une manœuvre d’enveloppement de Varsovie pour franchir la Vistule en aval est lancée parallèlement par les 4e armée et 3e corps de cavalerie : Toukhatchevski ne craint plus l’armée polonaise qu’il pense avoir éliminée en tant que force cohérente et lancera ces deux unités, le long de la frontière avec la Prusse Orientale avec l’objectif de prendre Gdansk, le port par où transite le matériel français pour les Polonais. Le 2 août, Brest, ville stratégique, tombe à son tour, empêchant la manœuvre envisagée par Pilsudski sur les arrières de l’ennemi qui peut enfin réunir ses deux fronts. Au sud, dans l’est de la Galicie, la cavalerie de Boudienny s’approche de Brody, Lvov et Zamosc.

Les Polonais semblent sur le point de perdre tout espoir de victoire militaire et de voir une Pologne indépendante. Mais plus les Polonais sont repoussés vers leurs bases en Pologne, plus ils peuvent se renforcer ; en revanche, les Russes, eux, s’affaiblissent. En outre, les Polonais sont parvenus à casser les codes de l’armée Rouge et connaissent ses plans. Alors que les Bolcheviques atteignent le Bug, la résistance polonaise se raidit ; finalement, l’armée polonaise en ligne derrière le Bug reste relativement intacte, mais, contrairement à ce que pensait jusqu’alors Pilsudki, l’armée Rouge ne semble pas vouloir s’arrêter sur la ligne Curzon : Varsovie est bien menacée, l’existence de la Pologne est en jeu et les Bolcheviques voient plus loin : Lénine veut aller jusqu’à Berlin.Pendant ce temps, Toukhatchevski prépare ses plans pour prendre Varsovie. Il espère enfin piéger l’insaisissable armée polonaise et la détruire avant de rejoindre l’Allemagne. Le 8 août, il donne ses ordres. Les 3e, 4e et 15e armées (74 000 hommes) feront mouvement vers le nord, avec le Kavkor, pour contourner les défenses nord de Varsovie et traverser la basse Vistule, avant de la tourner et de l’encercler. La 16e armée (20 700 hommes) marchera sur Varsovie par l’est, protégée le long de la haute Vistule par le groupe Mozyr et ses 8 000 soldats qui doivent faire le lien entre les fronts nord et sud. Estimant que les Polonais sont déjà battus, Toukhatchevski ne s’inquiète pas de son flanc sud, même si, depuis la mi-août, il a à sa disposition la Konarmiya, détachée du front sud-ouest d’Iegorov (150 000 soldats). Il doit l’utiliser pour fixer les Polonais au sud pendant qu’il lance son assaut au nord contre Varsovie. Mais, loin d’être brisée, l’armée polonaise est plus solide qu’elle ne l’a jamais été depuis le début de cette guerre. Alors que les effectifs « rouges » sont tombés à 136 000 hommes sur le front ouest et en-dessous de 150 000 hommes pour le front sud-ouest, les Polonais disposent de 780 000 hommes et Pilsudski décide de contre-attaquer.


La contre-offensive polonaise (16-25 août)


Face au désastre qui s’annonce, « le gouvernement polonais comprend un peu tard qu’une mission militaire est prête à lui offrir son concours », écrit Rougier. Les officiers français rejoignent des unités, forment de nouveaux régiments pour organiser « une position de barrage » à l’est de Varsovie. Le nouveau commandant de la mission, le général Niessel, se rend « indispensable » auprès de l’état-major polonais, qui envisage, un temps, de démettre Pilsudski qui irrite les Français.Ce que ne raconte pas Rougier, ce sont les efforts diplomatiques réalisés pour mettre fin à la guerre. Les Britanniques proposent un armistice pour une conférence sur les frontières des deux nouveaux États que sont la Pologne et la Russie bolchevique, en arrêtant l’armée Rouge sur le Bug ; de leur côté, pour prendre à revers la Pologne, les Bolcheviques proposent une alliance militaire à l’Allemagne, que cette dernière finalement refuse.Alors que les diplomates échouent, les dirigeants polonais, forts du soutien de la mission militaire française, décident de faire face et de se battre. Dès les premières mesures prises, le « front se stabilise à l’est de la voie ferrée Vilnius-Rovno ». Selon Rougier, au sein de « la horde orientale », le « ressort moral » s’étiole. La masse des soldats russes ne comprend pas pourquoi la guerre se poursuit, d’autant que les renforts et le ravitaillement manquent. Au contraire, l’armée polonaise retrouve ses dépôts et magasins, des renforts, armes et munitions et 60 000 volontaires affluent : « Des bataillons de femmes – même – partent au front, en chantant, le fusil décoré de fleurs », raconte Rougier. Haller est sorti de sa retraite. Les officiers de la mission militaire française sont répartis sur le front dans les états-majors et les corps de troupes pour « remettre de l’ordre ». La France aurait aimé que la mission militaire française ait une fonction de commandement, comme en Tchécoslovaquie, mais Pilsudski s’y oppose.

Une seconde mission, anglo-française cette fois, est arrivée à Varsovie le 25 juillet 1920, commandée par le général Weygand, chef d’état-major du maréchal Foch. Rougier raconte : « Un général français [Weygand] apparaît dans la coulisse de l’état-major polonais et élabore avec le Maréchal [Pilsudski] le plan de la bataille de Varsovie ». En réalité, Weygand est nommé conseiller du chef d’état-major général de l’armée polonaise, le général Rozwadowski. Il a refusé le poste de chef d’état-major de l’armée polonaise et laisse les Polonais élaborer leur plan. Pourtant, selon Rougier, le 6 août, c’est lui qui « pose les directives de la contre-offensive », avalisant ainsi l’idée admise en France que Weygand est le concepteur de cette contre-attaque audacieuse. Alors même que le général Henrys, commandant de la MMF, a fait part de son désaccord total avec le projet polonais, Rougier s’enthousiasme pour ce plan qu’il affirme être français, « la conception est simple mais géniale » : une double manœuvre avec une bataille d’arrêt sous Varsovie et une contre-attaque fulgurante du sud au nord. Il s’agit aussi de parer au plus pressé en arrêtant et fixant l’offensive de Toukhatchevski au nord, tandis que dans le flanc des colonnes russes en marche d’est en ouest une masse de manœuvre débouchera du sud au nord à partir du 16 août.


Le plan de Pilsudski


Contrairement à ce qu’affirme Rougier, le plan de la bataille est donc monté par Pilsudski et le général Rozwadowski ; Weygand en prend connaissance et l’approuve officiellement même si, en privé, il émet des doutes sur sa réalisation. Il estime que les Polonais sont incapables de mener à bien un projet aussi ambitieux et risqué et leur conseille de se retrancher devant Varsovie, un plan conforme aux dogmes français de la guerre des tranchées, mais qui ne tient pas compte du nombre limité de soldats, de l’immensité du front et des capacités de manœuvre en Pologne, en Russie blanche et en Ukraine.Weygand et la mission militaire française ne se départiront jamais d’une espèce de condescendance quant aux compétences militaires des Polonais et de Pilsudski ; chez Rougier, c’est aussi perceptible, surtout quand il explique que ce plan (français selon lui) est « génial » ou qu’il écrit que le gouvernement polonais se rappelle « un peu tard qu’une mission militaire est prête à lui offrir son concours », comme si, évidemment, les Polonais ne pouvaient envisager une offensive sans l’aide des conseillers de la MMF.« L’officier polonais de 1920 n’était pas instruit – mais croyait l’être – l’orgueil n’était pas son moindre défaut. Il nous fallut compter avec ce travers national pour amener progressivement les officiers élèves à nos vues, sans les froisser. Avec du tact, la plupart des officiers français, instructeurs, sont arrivés à d’excellents résultats et nos relations avec les officiers polonais ont toujours été empreintes de la plus cordiale courtoisie. » Capitaine Louis Rougier, 1923.Varsovie, tête de pont sur la Vistule, est fortifiée, garnie de batteries de positions, et on y érige une triple ligne de tranchées couverte par un champ de barbelés pouvant aller de 100 à 1 000 m ! Pilsudski prend un risque en abandonnant la ligne du Bug et en désengageant ses armées, en transportant le choc décisif jusqu’aux portes de Varsovie. Rougier parle d’une « grande hardiesse » et d’un « repli stratégique prudemment échelonné ». Dans la nuit du 7 au 8 août, les Polonais se dégagent de la pression bolchevique et décrochent pour s’aligner sur la Liwiec-Siedlce-Lukow-Deblin. Au nord, le groupe d’armée de Haller comprend la 1re armée du général Latinik qui couvre la tête de pont de Varsovie et la 2e armée du général Roja ; au centre, le groupe d’armée de Pilsudski, avec les 4e armée qui garde les passages de la Vistule de Varsovie à Deblin, et la 3e armée ; au sud, ne restent que les 1re, 3e et 18e divisions (6e armée) et une unité ukrainienne. Alors que Toukhatchevski pense que les Polonais vont s’accrocher à Varsovie, Pilsudski veut contre-attaquer avec son aile droite sur les arrières des armées bolcheviques, avec une masse de manœuvre (2 divisions d’infanterie et une brigade de cavalerie) placée sous les ordres du général Rydz-Smigzy et rassemblée en secret derrière le Wieprz (entre le Bug et la Vistule).Le front nord, sous le commandement du général Haller, couvrira la région depuis la frontière de la Prusse orientale jusqu’à Pulawy sur la Vistule, afin de défendre Varsovie et fixer les forces de Toukhatchevski. Au centre, les forces commandées par Pilsudski, de Pulawy, le long du Wieprz jusqu’à Sokal. Au sud, les Polonais (général Dowbor-Musnicki) doivent fixer l’ennemi en couvrant Lvov et les puits de pétrole. Mais sur l’insistance de son état-major, Pilsudski accepte qu’une 5e armée soit formée afin de conserver la ligne de vie de la Pologne, la liaison avec le port de Dantzig par lequel arrive renfort et ravitaillement de la France. Sous les ordres de Sikorski, elle doit enrayer la progression bolchevique. La masse de manœuvre est réduite. Au total, les Polonais alignent 190 500 soldats contre 173 200 Bolcheviques. Le vaste théâtre d’opérations s’étend entre la Vistule, le Bug et la Narew.Le 13 août, au sein du groupe Toukhatchevski, les 3e corps de cavalerie, 4e, 15e, 3e et 16e armées convergent vers Varsovie, tandis que Boudienny force le Bug supérieur avec ses 14e et 12e armées ainsi que son armée de cavalerie, en direction de Lvov. Les 3 divisions du groupement de Mozyr, dans la région de Parczew, doivent se porter vers Deblin pour y fixer les Polonais. Rougier décrit les difficultés de l’armée Rouge. Toukhatchevski a trop étiré son armée sur des centaines de kilomètres. Depuis la première offensive, les troupes russes se sont affaiblies, d’autant que le succès facile a amené nombre de soldats à quitter les rangs pour piller, voire déserter : « Leur dénuement est extrême comme aussi leur fatigue […] les hommes sont extrêmement las d’une guerre qu’ils ne comprennent plus depuis qu’elle s’exerce hors de la terre vraiment russe […] et supportent de plus en plus difficilement le poids du rude asservissement du gouvernement bolchevique. » La troupe « n’obéit encore que sous la menace de gardes prétoriennes qui déploient en arrière leurs groupes de mitrailleuses », explique Rougier.En outre, parmi les dirigeants communistes, les intérêts divergent. Pour Rougier, l’échec final de la manœuvre des rouges est dû à la « faillite du commandement [car] si une discipline rigide et brutale règne parmi le soldat et le cadre subalterne, il en va tout différemment aux échelons supérieurs. Les grands chefs, comme Boudienny, élevé du jour au lendemain de la condition de sous-officier au rang de commandant d’armée, grisés par leur fortune subite ont, chacun, tôt fait de considérer leur propre commandement comme un fief indépendant » et quand il s’agira de « se sacrifier pour la cause générale, ce seront des hésitations […] le temps passera et le but sera manqué ». De plus, Rougier ne l’évoque pas, mais Staline a reçu, le 23 juillet, une lettre de Lénine : considérant la défaite des armées polonaises comme pratiquement acquise, le dirigeant bolchevique suggère une réorientation des efforts soviétiques vers le sud-ouest, la Roumanie, la Hongrie, l’Autriche et l’Italie. Staline presse donc Boudienny de conserver sa marche sur Lvov plutôt que de venir flanquer Toukhatchevski, qui, sûr de lui, divise ses forces pour attaquer Varsovie par le nord et l’ouest.Le 14 août, les Bolcheviques repassent à l’attaque. Côté polonais, Haller avec les 1re et 2e armées doit impérativement bloquer Toukhatchevski pour permettre la manœuvre au sud du front : « Son but est de fixer l’ennemi et d’attirer vers le nord son attention et ses disponibilités en déclenchant la contre-offensive de la 5e armée de manière à frapper et disloquer les corps de l’aile droite ennemie plus étirés et moins soutenus », explique Rougier. Sur le front de la 1re armée, le choc est violent : la bourgade de Radzymin, au nord de Varsovie, est prise et reprise, puis de nouveau perdue pour enfin être gagnée avec l’appui de chars FT 17.

La 15e armée du général Kork est le pivot du mouvement bolchevique. Cependant face à la détermination de la 5e armée, elle ne franchit pas la Wkra, affluent nord de la Vistule ; au contraire, les Polonais traversent la rivière et enlèvent la ville de Nasielsk. Malgré les contre-attaques russes, la 5e armée progresse mais, dans le même temps, le 3e corps de cavalerie et la 4e armée Rouge poussent vers la Vistule inférieure et Torun. Rougier rapporte : « Le 16 août, à l’aube, la masse de manœuvre [Pilsudski] passe à l’action » au centre, vers le Bug et le flanc de la 16e armée Rouge. Il explique que Pilsudski a attendu que l’attaque russe sur Varsovie soit suffisamment avancée et que « le gros des troupes bolcheviques soit accroché par les gros de nos forces rassemblées à Varsovie » pour que le groupe d’armées Centre engage vers le nord sa 4e armée avec pour objectif Siedlce.


Le miracle de la Vistule


« La surprise de l’ennemi est telle que toute cette masse concentrée, parfaitement articulée et bien en main par son chef bouscule l’aile gauche de la 16e armée bolchevique qui abandonne dans une déroute éperdue vers l’est 12 000 prisonniers et 50 canons. » Le groupe d’armées Centre, « d’un rapide et sûr coup de revers », tranche « les jarrets de l’offensive rouge ». C’est un mouvement sur les arrières de l’ennemi que réussit Pilsudski. Rougier raconte : « La horde orientale se retire plus rapidement qu’elle n’était venue. » Le lendemain, les Polonais atteignent la route de Brest-Litovsk. Le 19 août, la 4e armée du général Skierski coupe en deux la 16e armée bolchevique puis attaque la 3e armée à Ostrow. Bialystok est enlevée le 24 août. Mais les Polonais ne réussissent pas à s’opposer à la fuite des Bolcheviques qui passent le pont de Malkinia, où leur principale ligne de retraite sur Grodno coupe le Bug.La manœuvre polonaise n’est ni assez rapide, ni assez profonde vers le nord-est : les Polonais des 5e, 4e et 3e armées hésitent, prennent la direction du nord plutôt que celle de l’est. Il fallait jouer son va-tout, oser et prendre la direction de Malkinia, foncer pour poursuivre les Russes. Hélas, la 4e armée « s’amuse à ramasser des prisonniers » en route, selon Rougier. Il faut attendre le 18 août pour que Pilsudski rejoigne Varsovie afin d’engager ses officiers à poursuivre l’ennemi, faute d’avoir été capable de l’encercler. Mais une grande partie des 3e et 16e armées bolcheviques se sont échappées. Pilsudski tend à limiter les dégâts en essayant de couper la retraite aux 15e, 6e armées et au 3e corps de cavalerie.Au sud, les trois divisions rouges du groupe de Mozyr sont « attirées vers Lvov » alors qu’elles devaient rester face à Varsovie, écrit Rougier, et Boudienny refuse de laisser passer un succès personnel qui lui tend les bras en prenant Lvov alors qu’il devrait se porter vers Lublin et Varsovie pour prendre à revers les Polonais sur la Wieprz ! En agissant de la sorte, il découvre le flanc gauche des forces rouges.Le 18 août, les 3e et 16e armées se replient dans le désordre, « talonnées par les 1re et 2e armées polonaises ». « Les troupes polonaises sont emballées par la victoire », raconte Rougier. Haller s’assure de nettoyer et de fermer le couloir vers Gdansk ; les 4e armée et 3e corps de cavalerie bolcheviques passent en Prusse où ils sont désarmés ; le groupe Pilsudski (2e, 3e, 4e armées) doit couper la ligne de retraite de l’ennemi vers l’est. Boudienny, faute de liaison, n’a pas saisi l’importance du mouvement polonais. Après avoir perdu six jours à tenter de rejoindre Lvov, empêtré dans une série de lignes de défense barbelées et de tranchées, il se décide enfin le 24 août à prendre la direction de l’ouest et de Lublin pour aider Toukhatchevski. Mais la météo est devenue exécrable. Les tentatives des cavaliers rouges de progresser se heurtent aux armées polonaises notamment devant Zamosc.Incapables de faire face, débordés, sans appui au sud, les rouges, faute d’avoir vaincu définitivement les Polonais, sont piégés et, sans ravitaillement ni renforts, devant tenir un front trop étendu, doivent refluer en désordre derrière le Bug pour reformer une ligne Grodno-Brest. Mais le coup est rude, d’autant que « derrière le front, ne se tiennent ni services de l’armée, ni magasins, ni réserves ». Les Polonais enlèvent Tarnopol le 20 août.« Les Bolcheviques, qui ne sont plus que des guenilles d’armées, sont rejetés hors la terre polonaise au sud comme au nord », relate Rougier qui cite les chiffres de 66 000 prisonniers, 231 canons et 1 023 mitrailleuses aux mains des Polonais ; les pertes humaines sont en revanche minimes. Autour de Vilnius, Grodno et Bialystok, Pilsudski encercle les forces de Toukhatchevski : les autres troupes rouges s’échappent.Le coup de génie de Pilsudski fut bien de rassembler rapidement une masse de manœuvre sur le Wieprz et de la jeter lors d’une attaque tournante tout aussi rapidement sur le flanc et les arrières russes en train d’attaquer Varsovie, sur un point affaibli au moment où l’ennemi n’était plus en mesure de s’opposer. Toutefois, ce qui a notamment manqué à Pilsudski pour éliminer les armées bolcheviques, ce fut un corps de cavalerie qui, renforcé par des fantassins véhiculés sur des « charrettes ukrainiennes » aurait pu progresser plus rapidement explique Rougier.« La guerre se retrouve bien ici immuablement semblable à elle-même », poursuit le capitaine français. Pour lui, la guerre de tranchées ne fut qu’un épisode dans l’histoire militaire : les grands espaces de l’est européen, les manœuvres commandées par des chefs inspirés, le nombre de cavaliers redonnent ses lettres de noblesse au mouvement, à la manœuvre, à la profondeur, aux « principes inexorables de la guerre ». « Ils donnent la victoire ou sèment la panique dans les rangs des armées qui sciemment ou instinctivement s’y conforment ou tentent de les violer », explique Rougier... qui tempère : la bataille de Varsovie est aussi une « victoire d’ordre moral ».La guerre, sporadique, se poursuit tout l’été. Après avoir perdu de nouvelles batailles devant Zamosc et Komarov, sur le Niémen, puis en Podolie, de la fin août au début septembre, Lénine doit céder de vastes territoires aux Polonais. De mauvaise grâce, Pilsudski, pressé par les alliés britannique et français, accepte la demande de trêve des Bolcheviques, car les Polonais sont las de la guerre et le pays est menacé d’une faillite économique.Le 18 octobre, un armistice est signé à Riga en Lettonie. Il clôt la campagne. Il faut cependant attendre le 18 mars 1921 pour qu’un traité soit signé, toujours à Riga, et fixe la frontière entre la Pologne et la Russie. Elle n’est pas « entièrement conforme aux aspirations des irrédentistes polonais », écrit Rougier, mais elle n’est pas moins très « satisfaisante », car elle permet à la jeune République de la repousser très à l’est, vers l’Ukraine, la Lituanie et la Biélorussie.En réalité, en mars 1921, les négociateurs polonais, désireux de réparer l’image écornée de leur pays à l’étranger, n’insistent pas sur les frontières « historiques » et n’essaient pas d’intégrer l’Ukraine, où Petlioura est submergé par l’armée Rouge en novembre 1920. La paix de Riga est pour les deux parties, épuisées par des années de guerres, un compromis. De nombreux Polonais et les Bolcheviques eux-mêmes, mais aussi les Russes blancs vaincus et les nationalistes ukrainiens n’y voient qu’une trêve.Le capitaine Rougier conclut que la « jeune Pologne s’est trouvée dès sa naissance entre deux puissants ennemis, la Russie et l’Allemagne ». Il ajoute qu’elle « n’a pas su se concilier, à cause de son irrédentisme, ses sœurs slaves, Lituanie (3) et Tchécoslovaquie, qu’elle a été prise en grippe par l’Angleterre et que l’Italie l’a combattue ». « Seule la France a persévéré à édifier sur la Vistule cet allié encore fragile », précise-t-il.

Certes, la victoire sur la Russie bolchevique sauve la Pologne du sort des républiques soviétiques que Lénine met en place en Ukraine et en Biélorussie au sein de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), mais ses relations avec les alliés, le Royaume-Uni et la France, ont été ternies par le nationalisme exacerbé de Pilsudski. Dès cette époque, la Pologne est isolée sur la scène européenne.Comme le souligne Rougier, la Tchécoslovaquie, la Lituanie, l’Allemagne, la Russie mais aussi la Hongrie se rejoignent pour contester les frontières que Pilsudski et ses armées ont arrachées. La logique d’une politique étrangère mise en place dès 1919 par Pilsudski se fondant sur la puissance de son armée entraînera la Pologne dans un isolement diplomatique qu’elle tentera de rompre au moyen d’une alliance contre-nature en 1934 avec son pire ennemi, l’Allemagne hitlérienne. Abandonnée par des alliés, qu’elle a tenus à l’écart en 1919-1920, considérée comme un agresseur par ses voisins, la Pologne sera dépecée en 1939 à la suite du pacte entre l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne.


(1)  Le fonds du capitaine Rougier est disponible au Service historique de la Défense sous la cote DE 2007 PA 45. Les phrases entre guillemets sont de la main de Rougier.(2) Soit la frontière actuelle de la Pologne ; cette ligne Curzon sera donc utilisée en 1945 par Staline pour fixer la frontière orientale de la Pologne.(3) La Lituanie n’est pas une nation slave.


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