Située à la croisée des 3e et 4e arrondissements, la plus ancienne des cinq places royales de Paris est également réputée pour être l’une des plus belles de la capitale. Cet important espace public, créé sous le règne d’Henri IV et conçu sur un plan de forme presque carrée, qui sera baptisé bien plus tard « place des Vosges », a contribué à transformer le visage de Paris. Ce joyau du xviie siècle, qui conjugue culture, architecture d’exception et petit parc romantique, a été l’un des premiers lieux dédiés aux promenades des Parisiens lesquels continuent, quatre cents ans plus tard, d’en apprécier le charme et le cadre.
Mathieu Geagea
La place des Vosges trouve son origine en 1388 lorsque Pierre d’Orgemont, seigneur de Chantilly, chancelier de France et du Dauphiné, transforme une vieille bâtisse en une vaste et belle maison dont les jardins se trouvent entourés d’un mur garni d’un grand nombre de petites tours. Ainsi naît ce qui sera surnommée la « maison des Tournelles » ou « l’hôtel des Tournelles ». À la mort du seigneur d’Ogremont, survenue en 1389, son fils aîné, Pierre, évêque de Paris, hérite de ce bien qu’il finit néanmoins par vendre, en 1402, pour 140 000 écus.
Racheté par la Couronne quelques années plus tard, l’hôtel devient la propriété du roi Charles VI qui le fait agrandir et embellir. « La maison royale des Tournelles » couvre alors un terrain de plus de vingt arpents (l’équivalent d’à peu près 7 ha) et comprend plusieurs demeures particulières distinctes auxquelles s’ajoutent une vingtaine de chapelles, des étuves et des communs. L’ensemble se trouve réuni par douze galeries de cloître et de nombreux préaux découpant deux parcs plantés d’arbres, six jardins potagers, des petits bois, des prés, un champ labouré, des ménageries et même un labyrinthe appelé « Dédalus ».
À partir de 1417, l’hôtel des Tournelles étant devenu le lieu de résidence du souverain lorsqu’il séjourne dans la capitale, son entrée se voit bientôt surmontée d’un écusson aux armes de France avec les trois fleurs de lys d’or. Surnommé par les Parisiens le « logis du roi », sept monarques successifs seront amenés à y prendre leurs quartiers. Après Charles VI et Charles VII, le fils de ce dernier, Louis XI agrandit encore l’hôtel des Tournelles dans lequel il n’effectue pourtant que de brefs séjours. Apparaissent alors une galerie, qui enjambe la rue Saint-Antoine pour aboutir à l’Hôtel-Neuf, un observatoire pour le médecin du roi et des ménageries qui recevront ensuite des spécimens nouveaux importés d’Afrique, dont les premiers lions, ce qui vaudra aux enclos d’être appelés « l’Hôtel des lions du roi ». Le fils de Louis XI, le roi Charles VIII n’accordera que peu d’intérêt à ce domaine, tandis que son successeur, Louis XII, sera le premier monarque à y mourir.
Préférant le château de Fontainebleau, le Louvre et les châteaux de la Loire, le roi François Ier n’y habite quasiment pas, mais y logent sa mère, Louise de Savoie, puis sa maîtresse, Anne de Pisseleu. Le fils de François Ier, le roi Henri II, adopte la même attitude que son père en installant à l’hôtel des Tournelles sa maîtresse, Diane de Poitiers. C’est sous son règne que cette résidence royale connaît sa période la plus faste. La cour y est brillante, tandis que fêtes, joutes d’amour et d’esprit s’y déroulent régulièrement. Henri II y célèbre notamment son sacre en 1547 et la signature des traités du Cateau-Cambrésis en avril 1559, mettant un terme aux guerres d’Italie. Conséquences de ces traités, et pour consolider la paix, le roi offre sa fille aînée, Élisabeth, au roi Philippe II d’Espagne, et sa sœur, Marguerite, au duc Emmanuel-Philibert de Savoie.
À l’occasion de ce double mariage, un tournoi est organisé le 30 juin 1559 dans la rue Saint-Antoine, la plus large de Paris. Grièvement blessé au cours d’une joute équestre par la lance de son concurrent, le comte de Montgommery, le roi Henri II, l’œil transpercé, est aussitôt transporté à l’hôtel des Tournelles situé à proximité. Malgré les soins des médecins et des chirurgiens royaux accourus à son chevet, le monarque succombera à ses blessures au terme de dix jours d’atroces souffrances. Dans son ouvrage Tablette historique et anecdotiques des rois de France, paru en 1759, l’homme de lettres Jean-François Dreux du Radier narrera cet événement en ces termes : « Le roi chancela et aussitôt emporté à l’hôtel des Tournelles, près duquel le combat s’était déroulé. On épuisa inutilement tout ce que la chirurgie a d’art et d’industrie. Il se forma un abcès dans la tête du roi, qui mourut […] le 10 juillet 1559. » Deuxième souverain à y être décédé, Henri II sera également le dernier roi à avoir séjourné à l’hôtel des Tournelles.
La première place parisienne
La veuve d’Henri II, Catherine de Médicis, princesse italienne élevée dans les palais romains, n’appréciait guère l’hôtel des Tournelles, à la fois pour son aspect médiéval, la mort tragique de son mari, mais également parce que cette résidence royale était associée à sa rivale, Diane de Poitiers. Dès lors, la reine préfère porter sa préférence sur le palais du Louvre. Trois ans et demi après la mort d’Henri II, après avoir transformé l’hôtel des Tournelles en arsenal, Catherine de Médicis décide d’en ordonner la démolition. Ainsi, à la suite de l’édit du 28 janvier 1563, les bâtiments sont progressivement démolis à partir de 1565, les jardins détruits, les clôtures abattues et les fossés comblés. Une partie des matériaux sera réemployée pour la construction du palais des Tuileries, en vis-à-vis du Louvre, dont la reine venait de lancer la construction à la même période.
Au terme de quelques années de chantier, il ne reste plus rien de l’hôtel des Tournelles. Certaines parcelles ont été vendues. Les écuries sont néanmoins réutilisées pour créer sur l’emplacement de la grande cour un très important marché aux chevaux. Chaque samedi, 1 000 à 2 000 chevaux changent de propriétaires. À proximité, le vieux parc de l’hôtel des Tournelles, abandonné, se transforme rapidement en repaire de vagabonds et malandrins. Demeure également un vaste terrain dégagé qui sert aux manœuvres militaires des soldats ou des mercenaires du roi, mais qui devient aussi le lieu habituel de duels sanglants.
En août 1603, Henri IV projette d’installer à la place du marché aux chevaux, qui tend de plus en plus à se métamorphoser en une cour des miracles, une manufacture de fils de soie, d’or et d’argent, s’inspirant de l’industrie de luxe telle qu’elle se développe dans le nord de l'Italie. Dans un grand logis édifié non loin du marché aux chevaux, le roi fait venir et héberger deux cents ouvriers transalpins. Pour autant, Henri IV renonce très rapidement à cette idée. Paris ne comptant ni place, ni carrefour important qui puissent servir de lieu de fête et de promenade, le roi décide de remplacer le marché aux chevaux par une place royale. Selon son biographe Jean-Pierre Babelon, le souverain aurait été ébloui par ce qu’il avait pu découvrir lors de ses visites en Lorraine, notamment la place de la Carrière de Nancy et les arcades de Pont-à-Mousson. L’influence italienne était également forte. Depuis la Renaissance, en effet, s’était multipliée, dans la péninsule ,la réalisation de places dont l’ensemble de l’architecture était posé de manière harmonieuse.
Le 4 mars 1604, Henri IV rédige un édit donnant instruction à son principal ministre Sully de faire établir les plans d’urbanisme de la future place Royale. L’édit mentionne et impose une architecture ordonnancée, incluant à la fois une unité dans la composition des bâtiments et une hauteur uniforme. Les architectes Androuet du Cerceau et Claude Chastillon conçoivent alors le tracé, les dimensions principales et déterminent les matériaux qui serviront aux constructions qui s’élèveront sur cette place. Comme il le rapporte dans son ouvrage Économies royales, Sully aurait alors déclaré à Henri IV : « Une construction qui sera l’une des plus magnifiques de Paris, voire peut être d’Europe, sans qu’elle ne vous en coûte rien… ». Les lettres patentes de juillet 1605 prévoient la donation de parcelles de 6 000 toises au total (soit près de 12 000 m2) aux principaux nobles pour qu’ils y construisent des pavillons sur le modèle et suivant les matériaux choisis par Androuet du Cerceau et Claude Chastillon. Ce dernier, s’étant vu offrir une parcelle, se fera également construire son propre hôtel particulier. La place, en effet, comprendra quatre côtés uniformes et une entrée par la rue Royale (actuelle rue de Birague) venant de la rue Saint-Antoine. Trois autres rues seront ensuite percées pour accéder à la place, celles du Pas-de-la-Mule, de Béarn et des Francs-Bourgeois.
Harmonie et symétrie
Sur cet espace de forme rectangulaire de 127 m sur 140, le chantier débute le 4 juin 1605 par la construction, au nord et au sud de la place, de deux grands pavillons qui seront appelés du Roi et de la Reine. C’est sur leur modèle, mais avec une hauteur moins élevée, que seront bâties les autres demeures, à savoir neuf sur chacun des côtés. La hauteur des façades sera égale à leur largeur, tandis que la hauteur des toitures correspondra à la moitié de celle des façades. Chacun des pavillons comprendra quatre arcades et deux rangées de quatre hautes fenêtres sur deux étages. Seuls les pavillons du Roi et de la Reine, pour se démarquer des autres, ne seront composés que de trois arcades, dont l’arche centrale sera plus grande que les deux latérales, et compteront cinq fenêtres par étage. Sept ans seront nécessaires pour que le chantier soit mené à son terme.
En août 1606, le marché aux chevaux abandonne l’endroit pour s’installer hors des fortifications de Paris à côté du marché aux pourceaux, sur la butte Saint-Roch où il demeurera jusqu’en 1633. À l’achèvement des travaux, en 1612, trente-sept pavillons se dressent fièrement et encadrent cette première place parisienne. L’un d’eux, qui chevauche la rue du Pas-de-la-Mule, sera détruit un peu plus de deux siècles plus tard, en 1816.
Dans un style proche de celui de la Renaissance, avec leurs façades en briques rouges aux bordures et encadrements de pierres blanches, les bâtiments sont tous nantis de grands combles en ardoise surmontés d’épis de faîtage en plomb ouvragé. Au rez-de-chaussée une élégante galerie voûtée et composée de piliers en pierre est notamment destinée à héberger des marchands et leurs boutiques à l’abri des intempéries. Si les hôtels particuliers ont été construits selon un plan homogène, il n’en demeure pas moins que les façades proprement dites ont été réalisées, pour des raisons économiques, en pans de bois, avec des enduits de plâtre peints de façon à prendre l’aspect de la brique ou de la pierre. Totalement symétriques l’un vis-à-vis de l’autre, les pavillons du Roi et de la Reine reflètent le style architectural français de ce début du xviie siècle, avec à la fois un mélange de Renaissance dans le rythme régulier des ouvertures et fenêtres, et une réminiscence d’un gothique tardif avec un toit présentant une pente élevée et munis de hautes cheminées. Seuls quelques détails permettent de distinguer le pavillon de la Reine de celui du Roi. Le premier est doté d’un balcon tout le long de son premier étage, ce qui n’est pas le cas du second. En outre, un médaillon situé au-dessus de l’arcade centrale fait apparaître un soleil, symbole des Médicis, tandis que sur le pavillon du Roi, c’est un médaillon représentant le monogramme d’Henri IV dans une décoration de trophées d’armes et d’attributs des arts qui est visible depuis le linteau d’une fenêtre.
L’inauguration de la Place Royale
Près de deux ans après l’assassinat d’Henri IV, qui n’en aura donc pas vu l’achèvement, la place Royale connaît une inauguration en grande pompe à la faveur des doubles fiançailles du jeune roi Louis XIII avec la prince Anne d’Autriche et de la sœur du roi, Élisabeth de France, avec le futur roi d’Espagne Philippe IV. Lors des somptueuses festivités organisées les 5, 6 et 7 avril 1612, les Parisiens découvrent ainsi l’architecture au style strictement réglementé de ce premier espace aéré dont est désormais pourvue la capitale. C’est à l’issue d’une procession dans les rues de Paris que la cour et le peuple rejoignent la place Royale, entièrement décorée en l’honneur des futurs époux. À cette occasion, des parades, des défilés de chars et d’animaux se succèdent autour de constructions éphémères, spécialement montées pour ces festivités. Des estrades et des balcons chargés d’étoffes et de broderies d’or sont aussi installés tout autour de la place pour permettre aux membres de la cour d’apprécier le spectacle.
Pour célébrer le mariage prochain du roi de France, ce ne sont pas des tournois, mais de nombreux divertissements qui sont proposés aux 10 000 spectateurs massés aux extrémités nord et sud de la place. Outre les poèmes musicaux, un grand carrousel est présenté par la noblesse d’épée. Intitulé « Le roman des chevaliers de la gloire », cette suite de cinq ballets de cavaliers a été composée par Antoine de Pluvinel, l’un des précurseurs de l’école d’équitation française. Cent cinquante musiciens jouant de la trompette, du hautbois, de la musette et du violon y prennent part, tandis que tonnent les canons de la forteresse voisine de la Bastille. Le soir venu, une grande retraite aux flambeaux, comportant cent soixante trompettes, quatre-vingt musiciens, dix-sept chars et mille trois cents cavaliers quittent la place Royale, sous les vivats de la foule et les salves d’artillerie, pour parcourir les rues de Paris avant qu’un feu d’artifice de quatre mille fusées ne soit tiré du haut de la Bastille, illuminant tout le quartier du Marais. Trois jours durant, la fête battra son plein. D’autres carrousels se dérouleront sur la place Royale en 1613, 1614 et 1616. Louis XIII y assistera quelquefois et c’est sur cette place qu’il participera pour la première fois à une course de bagues.
Promenades, duels, vols et scandales
Peu à peu, la place Royale devient un endroit recherché de promenades et de plaisance, à l’abri du soleil en été et de la pluie en hiver grâce à sa galerie voûtée. S’y croisent aussi bien des gens de finances, les beaux esprits ou les « précieuses » de la fine fleur de la galanterie. Si le centre de la place – plat, sablé, dégagé – sert de terrain aux cavalcades ou aux jeux de bagues, il est parfois utilisé pour des duels. Or, en 1599, le Parlement a défini le duel comme crime de lèse-majesté avant qu’un édit royal, trois ans plus tard, l’interdise formellement dans tout le royaume. Le 6 février 1626, un autre édit royal renouvelle l’interdiction sous peine de mort. Une sentence jusqu’alors très rarement appliquée.
Lorsque le 12 mai 1627, François de Montmorency-Bouteville et son cousin François de Rosmadec participent côte à côte à un duel opposant six personnes au total au beau milieu de la place Royale, ils savent les risques qu’ils encourent. Le duel terminé, les deux gentilshommes cherchent alors à fuir Paris et empruntent des chevaux au baron de Chantal, qui réside dans l’une des demeures qui encadrent la place Royale. Arrêtés non loin de Vitry-le-François, ramenés à Paris et incarcérés à la Bastille pour avoir défié l’édit royal, les duettistes se retrouvent jugés par le Parlement de Paris et condamnés par celui-ci à la peine de mort par décapitation. Malgré les demandes de grâce qui lui sont adressées par divers membres de la haute noblesse et les démarches accomplies par la famille Montmorency, Louis XIII demeure inflexible et déclare : « Leur perte m’est aussi sensible qu’à vous, mais ma conscience me défend de leur pardonner. » Le lendemain de leur condamnation, le 22 juin 1627, Montmorency-Bouteville et Rosmadec montent dignement sur l’échafaud dressé sur la place de Grève pour être décapités devant une foule silencieuse.
Comme un symbole voué à rappeler l’autorité du souverain, douze ans plus tard, en 1639, une statue en bronze de Louis XIII est édifiée au centre de la place Royale, à l’initiative de son principal ministre, le cardinal de Richelieu, et accompagnée de l’inscription suivante : « À la glorieuse et immortelle mémoire du très grand et très invincible Louis Le Juste, treizième nom, roi de France et de Navarre. Armand, cardinal et duc de Richelieu, son Premier ministre dans tous ses illustres et généreux desseins, comblé d’honneurs et de bienfaits par un si bon maître, lui a fait élever cette statue en témoignage de son zèle, de son obéissance et de sa fidélité. »
Pour autant, la Place Royale reste le théâtre de certains duels importants et, en de telles occasions, les spectateurs n’hésitent pas à se masser aux fenêtres pour admirer ce qu’ils considèrent comme une prouesse. Bien malgré eux, les propriétaires fortunés qui y résident font également de la place Royale le terrain des exploits des malandrins et coupeurs de bourses. Quelques scènes scandaleuses s’y déroulent aussi à l’image de ce soldat qui reçut un écu d’or s’il osait « baiser sa garce en plein midi place Royale ». Le soldat releva le défi tandis que « toutes les dames mirent la tête à la fenêtre et virent ce beau spectacle », tel que l’épisode sera rapporté à l’époque. Cet incident mémorable a peut-être été à l’origine de l’édit de 1656 interdisant aux femmes galantes de se promener sous les arcades de la place Royale.
Le square Louis-XIII
Une soixante d’années après son inauguration, la place Royale commence à changer de physionomie lorsque dans sa partie centrale une pelouse est plantée, découpée par des allées ensablées en quatre compartiments. Il est interdit de piétiner les pelouses ainsi que de jouer au volant, à la paume, aux quilles et aux boules dans les allées. Une simple barrière en bois sépare alors cet espace de verdure des rues pavées carrossables qui longent les arcades.
En 1685, les propriétaires de tous les pavillons se cotisent pour remplacer cette barrière de bois par une grille en fer forgé. Conçue par le serrurier Michel Hasté, cette très belle grille dorée est dotée, au nord et au sud, de deux portes monumentales surmontées d’un écusson aux chiffres du roi Louis XIV. Chaque propriétaire dispose alors d’une clé lui permettant de pénétrer à l’intérieur de l’enclos. Si l’accès aux jardins est interdit aux gens mal vêtus, toutefois, sur la place Royale, ils sont admis seulement le 25 août, jour de la Saint-Louis.
En 1738 est créé le premier emploi de gardien de square par le bureau de la ville de Paris pour faire respecter le règlement. À l’intérieur de la partie centrale, la place restera nue pendant encore près d’un siècle et rien ne masquera à la vue l’harmonieuse disposition des pavillons. À la demande des riverains, deux rangées de tilleuls sont plantées le long du pourtour en 1783.
Surnommée tout simplement « la place », ses hôtels particuliers sont disputés par les aristocrates et les financiers. En dépit de l’édit d’Henri IV de 1605 spécifiant que les pavillons situés sur la place Royale ne devront jamais être divisés et partagés entre des cohéritiers, au fur et à mesure du temps, certains propriétaires possèdent, en plus de leur demeure, le quart ou la moitié de l’habitation voisine. C’est ainsi qu’en 1752 l’hôtel du duc de Richelieu, petit-neveu de l’illustre ministre de Louis XIII, recouvre à lui tout seul onze arcades.
Pendant la Révolution, la place est nivelée pour servir de terrain de manœuvre à la Garde nationale. À la chute de la royauté, en 1792, la statue équestre de Louis XIII est déboulonnée et envoyée à la fonte. La grille en fer forgé qui entoure les jardins faillit également être abattue dans le dessein de transformer en piques tous ses barreaux, mais la présence d’un dépôt d’équipements militaires à l’intérieur de la place en décida autrement. Seuls les écussons royaux qui ornent les deux entrées seront retirés pour être fondus. Quelques années plus tard, un « arbre de la Liberté », puis un bassin composé de jets d’eau alimentés par le canal de l’Ourcq, trouveront leur place dans les jardins.
La restauration de la royauté, en 1814, conduit à l’installation d’une nouvelle statue équestre du roi Louis XIII. Conçue en marbre blanc par les sculpteurs Jean-Pierre Cortot et Charles Dupaty, elle est posée en 1829 à l’endroit exact où trônait la précédente statue du souverain. Tout autour, quatre fontaines, également dessinées par Jean-Pierre Cortot, sortent de terre à la même période. Dix ans plus tard, en 1839, sous le règne du roi Louis-Philippe Ier, la grille qui entoure la partie centrale de la place est abattue, malgré les protestations et les efforts d’éloquence de l’un des riverains, le jeune écrivain Victor Hugo. Cette grille en fer forgé élevée quelque cent cinquante ans plus tôt se trouve alors remplacée par celle plus conventionnelle toujours actuellement visible.
Redevenue parc d’artillerie sous le Second Empire, la place Royale ne suscite pas d’intérêt particulier de la part de Napoléon III. Ainsi ne connaîtra-t-elle pas la moindre métamorphose dans le cadre du vaste plan de rénovation urbaine de la capitale conduit par le préfet de la Seine, le baron Haussmann. Seule la statue équestre du roi Louis XIII fera l’objet d’une petite transformation. Le ventre du cheval sur lequel figure la représentation du monarque menace de s’effondrer, sans doute fragilisé par la proximité immédiate avec le parc d’artillerie et le passage fréquent de voitures-pièces de canon-obusier. Soucieux de sauvegarder cette œuvre d’art, en 1852, Napoléon III ordonne que l’édifice soit consolidé. C’est ainsi qu’une béquille de pierre, en forme de tronc d’arbre factice, est ajoutée et demeure toujours présente depuis lors.
L’une des plus belles places de Paris
Définitivement baptisée « place des Vosges » après la chute du Second Empire, plusieurs des canons fabriqués pendant que les armées prussiennes assiégeaient Paris, grâce à une souscription publique des habitants, y sont regroupés au début du mois de mars 1871. Le 16 mars, Adolphe Thiers, chef du pouvoir exécutif de la République française, dans le cadre du désarmement de la capitale imposé par les Prussiens vainqueurs de la guerre, fait envoyer une escorte armée et des chevaux afin de récupérer et de sortir de Paris les canons entreposés sur la place des Vosges. Trois jours auparavant, les Parisiens en colère s’étaient opposés à l’armée et étaient parvenus à empêcher le retrait des canons situés sur la butte de Montmartre. C’est à la même situation que les soldats se retrouvent confrontés lorsqu’ils arrivent sur la place des Vosges. Face à l’hostilité et à la résistance des habitants, les militaires se retirent sans pouvoir emmener avec eux les pièces d’artillerie qu’ils étaient venus récupérer. Le lendemain, des manifestations se poursuivent dans le quartier et des barricades sont dressées. Vingt-quatre heures plus tard, se déclenche l’insurrection de la Commune de Paris.
Dans les dernières décennies du xixe siècle, les tilleuls plantés en 1783 dans le square Louis-XIII sont remplacés par des ormes, avant que n’apparaissent dans les jardins des fontaines, des vespasiennes et un kiosque à musique en 1899. En 1939, à l’aube du deuxième conflit mondial, deux abris bétonnés sont creusés sous la place et seront ensuite comblés.
Le 26 octobre 1954, la place des Vosges fait l’objet d’un classement au titre des monuments historiques. La plupart des hôtels particuliers qui l’enserrent sont également classés à la même période. Pour préserver son unité architecturale, la place est protégée, depuis les années 60, par le plan de sauvegarde et de mise en valeur du Marais lancé par le ministre de la Culture, André Malraux. De fait, aucune intervention, notamment sur les façades, ne peut se dérouler sans l’accord de l’architecte des bâtiments de France. Il a pu cependant arriver ces soixante dernières années que la couleur des briques peintes sur l’enduit de plâtre ne soit pas toujours uniforme, allant du rose bonbon au rouge foncé.
En 1976, le square a été remanié. Les ormes plantés un siècle auparavant ont notamment été remplacés par des tilleuls de Crimée en périphérie, tandis que des marronniers d’Inde ont été plantés au centre du square, autour de la statue équestre de Louis XIII. Durant ce xxe siècle, plusieurs commerces s’installent sous les arcades de la Place des Vosges : antiquités, librairie d’art, galeries de peinture, ainsi que quelques restaurants et cafés renommés. La place est également connue pour être le lieu de résidence de plusieurs personnalités issues du monde politique, artistique ou médiatique.
Si cet ensemble architectural a jusqu’ici été presque miraculeusement conservé, il est à noter toutefois quelques différences dans les balcons qui couvrent une à deux, voire même quatre fenêtres et qui présentent des ferronneries de diverses époques. Il existe aussi quelques disparités dans les toitures où des lucarnes ont été modifiées et des petites fenêtres ajoutées. En outre, de nombreuses persiennes extérieures sont apparues, tandis qu’à l’inverse presque tous les épis de faîtage ont disparu.Plus de quatre cents ans après sa création, la place des Vosges, considérée comme l’une des plus belles places de Paris, continue de susciter l’admiration des touristes et des Parisiens qui aiment à s’y promener aussi bien sous la galerie voûtée qu’à l’ombre des arbres sur le square Louis-XIII.
Le duel des mignons
Parmi les quelques duels qui se déroulèrent sur le terrain sur lequel s’élevait auparavant l’hôtel des Tournelles, le plus célèbre, sans conteste, reste celui du 27 avril 1578. Surnommé le « duel des mignons », tels que l’on désignait les courtisans raffinés du roi Henri III, il oppose trois de ces derniers – Quélus, Maugirou et Livarot – à trois partisans du duc Henri de Guise – Entragues, Ribérac et Schomberg. Débuté à 5 heures du matin, ce duel est marqué par sa brièveté et sa violence.Alors qu’initialement le duel ne devait opposer que Quélus à Entragues, leurs deux témoins respectifs décidèrent également de croiser le fer. Les six protagonistes furent tués ou grièvement blessés. Maugiron et Schomberg moururent sur place. Ribérac succomba à ses blessures le lendemain. Quélus, qui avait reçu dix-neuf coups de dague, agonisa pendant trente-trois jours avant de s’éteindre. Seuls Livarot et Entragues survécurent, le premier après six semaines de lit, mais resta estropié jusqu’à la fin de ses jours, le second avec une estafilade au bras. Les contemporains de l’événement furent frappés par la violence du duel, et par l’attitude des témoins qui se sont également battus alors que leur rôle devait se cantonner à veiller au bon déroulement de la rencontre.
Les cinq places royales de Paris
Si la place des Vosges est la plus anciennes des places royales de la capitale, quatre autres seront aménagées dans les cent soixante ans qui suivent. Destinées à offrir aux statues royales un cadre grandiose, ces places sont à l’origine des lieux paisibles de promenade conçus pour que soit admirée la statue du souverain. Lors de la construction du Pont Neuf, le rattachement de l’Île de la Cité à l’Île aux Juifs et l’Île de la Gourdaine créa un terrain vague sur lequel le roi Henri IV décida de construire une nouvelle place royale. Nommée en l’honneur du dauphin Louis XIII, le fils d’Henri IV, la place Dauphine se trouve la plus petite et l’une des places royales les moins connues de Paris. Au même titre que la place des Vosges, Henri IV n’en verra pas l’achèvement, son inauguration se tenant en 1614. La place Dauphine ne comprend pas de statue royale mais, à quelques pas de là, sur le Pont Neuf, une statue d’Henri IV, tournée en direction de la place, semble veiller sur les lieux.
Sous le règne de Louis XIV, François III d’Aubusson, duc de La Feuillade et maréchal de France, fait dessiner par l’architecte Jules Hardouin-Mansart les plans d’une place en l’honneur des victoires militaires du roi. Inaugurée en 1685, la place des Victoires est la première place créée par un particulier afin de célébrer son souverain. À l’origine se trouvait au centre de la place une statue monumentale du roi couronnée par un symbole de la victoire, avec, à ses pieds quatre esclaves enchaînés, allégorie des nations vaincues à la fin de la guerre de Hollande, en 1678. Abattue et fondue lors de la Révolution, cette statue a été remplacée en 1822 par celle actuellement visible représentant le roi Louis XIV sur son cheval, vêtu en empereur romain. C’est quelques années après la place des Victoires qu’est réalisée la place Vendôme inaugurée en 1699. Située au nord du jardin des Tuileries, elle tient son nom de l’Hôtel de Vendôme érigé en ce lieu lors du siècle précédent. Désireux d’aérer les rues de la capitale, Louis XIV souhaite que cette grande place soit entourée d’une dizaine d’édifices publics tels qu’une bibliothèque royale, des académies royales ou un hôtel de la Monnaie. Trop onéreux, ce projet pharaonique ne verra jamais le jour. Les édifices publics seront ainsi remplacés par de luxueux hôtels particuliers aux façades rigoureusement identiques qui feront de cette place Vendôme l’antre parisien du luxe et de la joaillerie. À l’origine, la statue au centre de la place était celle du roi Louis XIV, qui sera détruite en 1792. Aujourd’hui, c’est l’empereur Napoléon Ier qui trône au sommet de la colonne.
C’est à la fin du règne de Louis XV que la dernière des places royales, et la plus vaste des cinq, voit le jour dans Paris. Deuxième plus grande place de France, après celle des Quinconces à Bordeaux, la place Louis XV, qui sera ensuite baptisée « place de la Concorde », constitue l’un des plus beaux exemples du classicisme français à l’époque des Lumières. C’est au centre de ce monumental ensemble d’environ 80 000 m2 que Louis XVI et Marie-Antoinette seront guillotinés en 1793. Au milieu de la place de la Concorde, la statue de Louis XV a été déboulonnée et détruite pendant la Révolution avant d’être remplacée, quarante ans plus tard, par l’obélisque actuel offert par le vice-roi d’Égypte en 1832. Un obélisque qui date du xiiie siècle avant Jésus-Christ, devenu, de fait, le plus vieux monument de Paris.
De la place Royale à la place des Vosges
Après avoir porté le nom de « Royale » pendant près de deux siècles, l’arrivée de la Révolution française et les différents régimes politiques que connaîtra la France dans les décennies suivantes, conduit cette fameuse place de Paris à se voir attribuer divers noms successifs, parfois pour de très courtes périodes. Au mois de juillet 1792, alors que la patrie est déclarée en danger, un bureau des enrôlements volontaires est établi sur la place. Le 19 août suivant, neuf jours après la chute de la royauté, la place Royale se trouve rebaptisée « place des Fédérés » en hommage aux fédérations qui se sont formées en 1790 et aux volontaires qui se sont portés au secours de la patrie lors de cet été 1792.
Durant ce même mois d’août, la « section de la Place Royale », l’une des quarante-huit sections parisiennes créées par le décret du 21 mai 1790, choisit également pour nouveau nom « section des Fédérés ». Dans les mois qui suivent, la place changera trois fois d’appellations. Alors que des ateliers de fabrication d’armes y sont installées, la place des Fédérés devient « place du Parc-d’Artillerie » avant d’être très rapidement renommée « place de la Fabrication-des-Armes ». Le 4 juillet 1793, la « place de l’Indivisibilité » se substitue à la « place de la Fabrication-des-Armes », en référence à la République proclamée moins d’un an auparavant et dont la vocation est de demeurer « une et indivisible ». La section des Fédérés suit le mouvement pour s’adapter au nom de la place.
Un peu moins de sept ans plus tard, le 7 mars 1800, la « place de l’Indivisibilité » devient « place des Vosges », en l’honneur de ce département qui est le premier à s’être acquitté de ses contributions sous le Consulat et le premier à avoir mobilisé et a envoyé des volontaires nationaux pour défendre la patrie en danger en 1792. Consécutivement au rétablissement de la royauté, la place des Vosges retrouve son nom d’origine le 27 avril 1814. Elle n’en change pas pendant la période des Cent-Jours et le retour de l’empereur Napoléon Ier entre mars et juin 1815. Après avoir été symboliquement et très brièvement baptisée « place de la République » pendant la révolution de 1830, la « place Royale »reprend son nom de « place des Vosges » le 14 mars 1831. Il en sera ainsi jusqu’à la naissance du Second Empire en 1852 où, une nouvelle fois, la place renoue avec son nom originel de « place Royale ». La chute du Second Empire, en 1870, entraînera l’ultime modification et le retour de la « place des Vosges ».De 1612 à 2021, la place aura donc connu dix changements de noms. Pendant ces quatre cent neuf ans, elle aura porté son premier nom pendant deux cent quinze ans et son actuel nom pendant cent quatre-vingt-six ans.
Des habitants célèbres
De la femme de lettres, la marquise de Sévigné, au xviie siècle, à l’écrivain Colette, trois siècles plus tard, du ministre d’Henri IV, Sully, à ceux de la Ve République, Jack Lang et Dominique Strauss-Kahn, du comédien et dramaturge Molière à l’acteur, humoriste et chansonnier Francis Blanche, de l’écrivain Paul Scarron à l’auteur de romans policiers Georges Simenon, nombreuses sont les personnalités politiques, artistiques et littéraires à avoir élu domicile place des Vosges. Parmi ces personnages illustres, Victor Hugo occupe une place particulière. Locataire d’un appartement de 280 m2 situé au deuxième étage de l’Hôtel de Rohan-Guémené, au numéro six de la place des Vosges, l’écrivain y vécut seize années durant, entre 1832 et 1848. Le bâtiment a été transformé en 1902 en musée, baptisé « La maison de Victor Hugo », et accueille environ 160 000 visiteurs par an.
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