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Le cimetière des suppliciés Clamart Sainte-Catherine

5e arrondissement


Dans les années 1840, le quartier parisien de Saint-Marcel avait perdu son appellation médiévale de Saint-Marceau mais n’en restait pas moins un des faubourgs les plus misérables de la capitale. Depuis des siècles, tanneurs, corroyeurs, mégissiers, amidonniers, brasseurs, ouvriers migrants de province, petits délinquants y trouvaient, c’est selon, un métier, une première adresse ou un refuge. Les petits rentiers, attirés par la faiblesse des loyers, en était l’aristocratie.


Chantal Prévot

Pénétrant dans les cours et les maisons, les puissants effluves du travail de la peau se mêlaient aux remugles du marché aux chevaux. De-ci, de-là, les jardins maraîchers, encore nombreux entre le boulevard de l’Hôpital et les Gobelins, réussissaient à apporter des notes fraîches et vertes dans un réseau de rues mal pavées, bordées de masures noircies. Dans la partie la plus déshéritée, un enclos fermé par de hauts murs aux regards curieux se dressait face au vieil hôtel Scipion d’époque Renaissance.


Une mystérieuse visite

Longeant cette enceinte, un fiacre s’engage dans la rue des Fossés Saint-Marcel, une voie qui se tord alors comme un serpent, pour s’arrêter devant un portail fait de deux ventaux en bois, surmonté d’une croix en pierre. Deux hommes descendent, un jeune et un plus âgé. Alexandre Dumas accompagne son maître et ami, Charles Nodier, au cimetière de Clamart. Les visiteurs traversent le cimetière qui n’est qu’une lande d’arbustes et d’herbes folles parsemée de quelques stèles et croix de guingois, et franchissent un petit porche pour entrer dans un second enclos, qui prend le nom de cimetière Sainte-Catherine. Tout aussi abandonné que son voisin, ce dernier possède cependant des monuments funéraires ombragés par des thuyas et des saules. Nodier s’incline devant un tombeau élevé sur une fosse commune. Sous leurs pieds, dit-il, repose le général Pichegru étranglé dans sa cellule en 1804 ; un peu plus loin, gît le corps de Mirabeau arraché à la protection du Panthéon en 1794.


Tout commence en 1672, lorsque l’Hôtel-Dieu, le plus grand hôpital parisien, doit trouver un nouveau lieu d’inhumation pour les malades morts sans famille ou sans ressources. Le « parterre » réservé au cimetière des Innocents ne peut les contenir tous et le cimetière annexe de l’hospice de la Trinité, rue Saint-Denis, regorge de tant de corps qu’il doit être fermé. Un terrain à peine loti de trois maisons et de jardins, dans le lointain faubourg Saint-Marcel, est acheté en mars 1672, puis un second, attenant, deux mois plus tard. Au xvie siècle s’élève près de cet endroit l’hôtel des seigneurs de Clamart dont seule une croix perpétue le souvenir. Consacré en 1673, le nouveau cimetière, placé sous aucune protection patronale, est donc simplement nommé Clamart par habitude. Les tombes également restent anonymes : jusqu’aux années 1780 ce ne sont que des fosses communes qui reçoivent chaque jour les corps, cousus dans des « serpillières » (des linceuls grossiers) : « Le chariot est traîné par douze hommes. Un prêtre sale et crotté, une cloche, une croix, voilà tout l’appareil qui attend le pauvre : mais alors tout est égal. Ce chariot lugubre part tous les jours de l’Hôtel-Dieu à quatre heures du matin ; il roule dans le silence de la nuit (2).  La cloche qui le précède éveille à son passage ceux qui dorment ; il faut se trouver sur la route pour bien sentir tout ce qu’inspire le bruit de ce chariot, et toute l’impression qu’il répand dans l’âme. On l’a vu, dans certains temps de mortalité, passer jusqu’à quatre fois en vingt-quatre heures : il peut contenir jusqu’à cinquante corps.

On met les enfants entre les jambes des adultes. On verse ces cadavres dans une fosse large et profonde ; on y jette ensuite de la chaux vive ; et ce creuset qui ne se ferme pont dit à l’œil épouvanté qu’il dévorerait sans peine tous les habitants que renferme la capitale. » On a reconnu le style si particulier de Louis-Sébastien Mercier qui aime faire frémir son Tableau de Paris (1781-1789) et ne répugne pas à quelques exagérations, car le chiffre deux cents cadavres en une journée semble disproportionné face aux cent soixante-trois par décade recensés en l’an ii (3).


À la Révolution

Bien loin des lieux de prestige, c’est la dernière demeure des réprouvés, un des témoins des soubresauts d’une Histoire qui s’accélère soudainement en 1789. Parmi les morts jetés à la fosse commune : les victimes des massacres de septembre 1792, Jean Lesurgues, décapité en 1796 alors qu’il est vraisemblablement innocent du vol du Courier de Lyon, Pierre Robinault dit Saint-Réjant et François Jean dit Corbon, condamnés à mort en avril 1801 pour avoir fomenté l’attentat de la rue Saint-Nicaise, les onze complices de Cadoudal guillotinés pour leur participation à la conspiration de 1804, le général Malet, Guidal et Lahorie fusillés en 1812 pour leur coup d’État manqué, puis Louvel, condamné à mort en 1820 pour l’assassinat du duc de Berry, et les quatre sergents de la Rochelle arrêtés comme carbonari en 1822. Ils sont tous enterrés à Sainte-Catherine. Lorsque le rang dans la fosse est complet, les fossoyeurs y jettent de la chaux vive. Ni inscription, ni mausolée. Après une fin de vie dramatique, reposent-ils en paix ? Nul ne peut l’affirmer, car le « champ du repos » est aussi un terrain d’exploitation des corps pour la médecine.


Les amphithéâtres de dissection, nombreux jusqu’à la réforme de 1813, se pourvoient dans les cimetières des pauvres enterrés sans cercueils et à fleur de sol. Mercier a des mots amers sur le sort funeste des sans-grades : « Aussi après le trépas du pauvre, on lui vole encore son corps ; et l’empire étrange que l’on exerce sur lui ne cesse enfin que quand il a perdu les derniers traits de la ressemblance humaine. » Les morts des hospices ne suffisant pas à garantir les leçons d’anatomie, un trafic parallèle s’installe, assuré par des pourvoyeurs, des garçons d’amphithéâtres, carabins ou des professeurs eux-mêmes pris « la main dans le sac ». Le 29 décembre 1791, à trois heures du matin, le chirurgien Antoine Dubois se fait arrêter place Maubert dans un fiacre débordant de cadavres – quatre adultes et un enfant – et ne doit sa liberté qu’à l’intervention d’un autre chirurgien, Jean Méhée de la Touche, qui explique à la maréchaussée que ces gens sont morts naturellement, qu’ils « devaient être abandonnés aux élèves en chirurgie pour leur utilité» et qu’il ne s’agit nullement d’un quintuple meurtre. Le vol de cadavres est honni par le peuple qui se défend comme il peut, comme en témoigne le médecin Jean Tenon : « Lorsque réunis [les pourvoyeurs et les étudiants] s’avancent la nuit dans les cimetières, des chiens sont lâchés contre eux pour en défendre l’entrée, souvent des gens armés se présentent à l’appui de ces animaux ; on se bat, on est blessé, le peuple s’attroupe, le scandale devient considérable. »

Au scandale de la profanation de cadavres s’ajoute l’infamie des restes mortels, une fois utilisés, jetés sur le pavé, au pied d’une borne au milieu des ordres ménagères. En 1798, le Bureau de Salubrité tente d’y mettre bon ordre en commandant, par exemple, au célèbre anatomo-pathologiste Xavier Bichat, grand consommateur de sujets d’étude (on parle à son propos de plus de six cents corps disséqués) de « transporter et inhumer dans le cimetière de Clamart les débris des corps ». Un an plus tard, ce même Bureau, bienveillant, lui permet de « se faire délivrer par le concierge du cimetière Catherine près Clamart quelques pièces anatomiques prises aux membres, à la tête, ainsi qu’à d’autres parties du corps des cadavres venants des hospices ». Il lui est toutefois recommandé « d’observer dans l’enlèvement et ledit transport toutes les bienséances qui tiennent au respect dû aux dépouilles humaines et au maintien des mœurs publiques ». Ces commerces macabres exploitent jusqu’à la graisse humaine, brûlée d’ordinaire dans les amphithéâtres. En 1817, un équarisseur de chiens et de chats de la rue Scipion, une rue bordant Ste Catherine, est arrêté : il s’est entendu avec des garçons de l’école de médecine pour vendre de la graisse humaine sous la fausse appellation de graisse d’animaux.


Personnalités et anonymes

À quelques pas des fosses communes, s’élèvent des tombes individuelles, car les cessions des petits cimetières paroissiaux, entreprises depuis la Révolution, font de Sainte-Catherine la nécropole de trois arrondissements – les anciens 7e, 9e et 12e arrondissements, soit une partie des 11e et 12e et tout le 13e actuels. Les fosses communes restent le mode d’inhumation le plus courant : les cercueils sont placés côte à côte et lorsque la rangée est terminée, une couche de terre est jetée pour préparer la prochaine rangée. Cependant l’individualisme qui commence à imprégner la société s’étend à la mort. Le décret impérial du 12 juin 1804 autorise les sépultures individuelles et les épitaphes et monuments, ainsi que la plantation d’arbres, ce qui change radicalement l’aspect des cimetières.

Grâce à une nouvelle forme d’intérêt pour le passé, teintée de préromantisme que l’on pourrait qualifier de « tourisme funéraire », nous possédons des sortes de « guides » des tombeaux les plus évocateurs au point de vue moral. Ils dévoilent une nécropole boisée et fleurie, bâtie de monuments funéraires et de stèles aux épitaphes élogieuses et émouvantes pour la mère aimée, le père regretté ou l’enfant emporté par la maladie. Comment ne pas s’arrêter devant la tombe de « Marie-Pauline Chimaller, âgée de cinq ans. À peine cinq printemps vécut notre Pauline. C’était le gage heureux de l’hymen le plus doux. Chacun aimait son air et sa grâce infantile : Ah ! de notre bonheur, le destin fut jaloux. »Des noms célèbres retiennent l’attention : Bichat, après avoir beaucoup fréquenté ce cimetière, y est porté en 1802 ; l’auteur des Nuits de Paris, Restif de la Bretonne y est enterré, entouré d’une foule de 1 800 personnes, par une froide journée de février 1806 ; « l’homme qui sauva Paris » de l’effondrement en consolidant les anciennes exploitations de calcaire, Charles-Axel Guillaumot, inspecteur des carrières sous Paris, y repose depuis 1807. En 1815, au retour des Bourbons, la fausse-fille de Pichegru lui fait élever un monument commémoratif en forme de sépulcre antique surmonté d’une urne coiffée d’un casque. Elle pousse même l’audace jusqu’à obtenir une rente avant que son escroquerie ne soit découverte. Mais la nécropole est rapidement saturée. Sa fermeture, jugée indispensable depuis l’an IV, réclamée par le Champagny, ministre de l’Intérieur sous l’Empire, n’est effective qu’en 1824 avec la création du vaste cimetière de Montparnasse.


Le terrain de Clamart est le premier à être partiellement désaffecté dès 1814, en versant les ossements aux Catacombes. Dans la juste continuation de l’esprit du lieu, les hôpitaux de Paris élèvent un amphithéâtre d’anatomie en 1832. Une partie de Sainte-Catherine est occupée par une école communale dans les années 1840. Cependant, jusqu’aux dernières décennies du xixe siècle, les curieux peuvent encore apercevoir « quelques tombes qui penchent et s’effritent ». En 1882, treize stèles funéraires, jugées les plus remarquables, et le monument à la mémoire de Pichegru, sont envoyés au musée Carnavalet.

Si le faubourg Saint-Marcel n’a conservé aucun bâtiment de ces nécropoles, et encore moins leurs mémoires (à part une « pelle à Starck » peu judicieusement placée sur le boulevard), le sol en garde des traces qui remontent fortuitement lors de terrassements. Sous l’école, en 1902, un plombier dégage un cercueil en plomb qui se révèle trop petit (1,20 m) pour être celui de Mirabeau. On le laisse là et on se contente de reboucher le trou. Déjà en 1901, puis en 1927, des travaux ont mis à jour une quantité considérable d’ossements humains. Piétons du boulevard Saint-Marcel, ayez une pensée pour les disparus des temps anciens…


Une appellation confirmée

Cimetière pour les indigents et les sans-noms, Clamart l’est encore plus lorsqu’en 1780 à la fermeture des Innocents, l’Hôtel-Dieu autorise les sœurs de l’hôpital Sainte-Catherine, dont la mission est d’inhumer les personnes trouvées dans la rue ou noyées dans la Seine et non réclamées, à occuper une bande de terrain. En 1790, les suppliciés du gibet de Montfaucon rejoignent dans la fosse les vagabonds et les suicidés. Mais la terre de Clamart retournée depuis cent-dix ans est saturée. Les « Catherinettes » s’en rendent compte et achètent en 1783 trois jardins contiguës, qui sont réunis et ceints par un mur de trois mètres de haut. On construit une chapelle mortuaire. La Révolution étend le nouveau cimetière en achetant le verger qui le sépare de Clamart, définitivement fermé en 1793. Côte à côte, et par habitude, le cimetière Sainte-Catherine reste pour les Parisiens et dans de nombreux actes administratifs connu sous l’appellation de Clamart.


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