Étienne Pascal, président de la cour des Aides, dont le fils, Blaise, participe aux discussions scientifiques hebdomadaires organisées par Mersenne, un des fondateurs de l’Académie des sciences, ancien compagnon d’étude de Descartes et resté son correspondant favori, affronte le courroux de Richelieu. Les services financiers du cardinal lui reprochent des dissimulations fiscales. Soupçonné de malversations, le chef de la famille Pascal doit s’effacer de la scène sociale en s’enterrant avec les siens en Auvergne. Pour son fils, une dure punition. Finies les discussions entre savants et les débats dans les salons de la capitale. Durant cet exil intérieur, le jeune Blaise se plonge plus que jamais dans la géométrie et énonce son fameux Théorème des coniques, publié seulement en 1639, qui fait l’admiration de Leibnitz (1). Ce travail extraordinaire, le jeune Pascal l’a payé d’un prix exorbitant, celui de sa santé (2).
Marie-Hélène Parinaud
On sait, par sa sœur aînée qui note les menus exploits de son frère, que dès l’enfance Blaise présente des dons évidents.
Un fils prodigieux
Il est né le 19 juin 1623 à Clermont-Ferrand. Sa mère, Antoinette Bégone, meurt lorsqu’il est âgé de quatre ans et se sont ses deux sœurs, Gilberte (3) et Jacqueline, qui sont les éléments féminins essentiels de sa vie. Son père, d’abord surpris et ravi de la façon dont son fils assimile la science de son temps, finit par lui interdire les mathématiques, craignant qu’il ne se surmène. Mais autant vouloir empêcher un oiseau de voler.
Son premier exploit consiste à démontrer plusieurs éléments de géométrie avant d’avoir appris les théorèmes. Lorsque son père lui offre un exemplaire des éléments d’Euclide, le garçonnet de douze ans le dévore comme un roman d’aventures.
Retour en grâce
L’exil social cesse grâce à la protection du chancelier Séguier, qui fait attribuer à Étienne Pascal l’importante fonction de commissaire des impôts en Haute Normandie. La famille s’installe à Rouen où Blaise Pascal rencontre le dramaturge Pierre Corneille. Étienne Pascal, échaudé par sa précédente disgrâce et soucieux de préserver son récent retour aux affaires, veut faire du zèle en présentant des comptes parfaits. Il vérifie donc ceux rédigés par son personnel, travail énorme.
Le jeune Blaise Pascal décide d’aider son père. Il se plonge lui aussi dans les livres de comptes. En raison de la diversité de la valeur des monnaies (4), on doit mélanger le système décimal et les numérations de base 12 et de base 20, donc effectuer de constantes conversions, sources toujours possibles de fautes, voire de malversations. La solution, afin d’éviter les risques d’erreurs entraînant les accusations de malhonnêteté : créer une machine qui permettra de compter automatiquement, dans tous les systèmes.
La première calculatrice automatique
Blaise Pascal conçoit les plans d’une machine robuste, facile à manipuler, faisant toutes les opérations avec exactitude, sans avoir besoin d’en vérifier le résultat. Il y travaille durant deux ans : « J’ai pris la patience de faire jusqu’à cinquante modèles tous différents. »
Les maîtres horlogers, à qui il s’adresse pour réaliser ses différents modèles, sont ébahis et essaient de les copier pour leur propre compte. Plusieurs machines sont mises en service pour les comptables de Pascal en 1644. C’est une autre façon de calculer, sans se fatiguer. Les mathématiciens et savants viennent de loin pour regarder les commis des impôts la faire fonctionner. C’est une révolution : on surnomme « Pascaline » cette ancêtre de nos calculatrices (5). Il y a des touches pour introduire les nombres et une fenêtre pour afficher le résultat. Les reports se font automatiquement entre les unités : pouces, pieds, toises. Cette invention attire l’attention du pouvoir et permet un complet recours en grâce. Les Pascal peuvent revenir à Paris.
Quel est le poids de l’air ?
La supériorité mathématique du jeune Blaise Pascal a été reconnue par tous les savants et beaux esprits de son temps qui lui soumettent des problèmes et échangent avec lui des réflexions sur les plus récentes découvertes. C’est ainsi qu’un des amis de la famille, Pierre Petit (6), parle, au cours d’une de ces discussions que les Pascal affectionnent, de l’expérience de l’Italien Toricelli. Ce dernier, disciple de Galilée, qui soutient que l’eau ne peut s’élever dans une pompe au-delà d’une certaine limite, a noté que cette théorie va à l’encontre de la négation du vide, qu’ont admis tous les savants depuis Aristote. Toricelli a réalisé une expérience qui laisse supposer l’existence de la pression atmosphérique.
Blaise Pascal, enthousiasmé, décide de la refaire. Le but du jeune savant de 24 ans est de mettre en évidence la preuve de l’existence du vide et de la pesanteur de l’air, niées jusque-là. Il conçoit un certains nombres d’instruments pour préparer ses expériences (7). Pour fabriquer son baromètre, il fait souffler un tubed'une longueur de 1,30 m qu’il emplit de mercure avec un entonnoir en carton. Puis il en verse dans une grande jatte recouverte d’eau. Le tube est ensuite renversé, bout fermé, à la verticale, sur la jatte. Dès que l’orifice du tube est mis en contact avec l’eau de la jatte, le mercure du tube descend, mais pas jusqu’en bas.
Blaise Pascal diversifie ses expériences, il en fait huit différentes, en employant des siphons, puis des seringues. Enfin, il publie le 4 octobre 1647 ses Expériences nouvelles touchant le vide. Les polémiques au sujet du vide bouleversent le monde scientifique. Les Jésuites, en particulier, en nient la possibilité – « la nature a horreur du vide » – et contestent les expériences réalisées par Pascal. C’est le début d’une longue lutte qui l’oppose, dans tous les domaines et pendant le restant de sa vie, à la compagnie de Jésus. Mais des savants, en Pologne, en Suède et en Hollande, refont les expériences de Pascal et approuvent ses conclusions. Blaise Pascal décide alors de faire de nouvelles expériences qui seront cette fois incontestables et publiques.
Le jeune savant est semblable à Descartes, il s’attache à ne rien pouvoir affirmer qu’il ne puisse démontrer. Il est le pionnier de la méthode expérimentale sur laquelle est basée la science moderne. Sa rigueur le pousse donc à refaire ses expériences en partant de zéro, convaincu que c’est la pesanteur de l’air qui fait remonter le mercure dans le tube : « Je me résolus donc de faire des expériences si convaincantes qu’elles fussent à l’épreuve de toutes les objections qu’on y pourrait faire. »
À l’épreuve de l’expérience renouvelée
Toute l’Europe scientifique se passionne pour ces nouvelles tentatives que Pascal, depuis Paris, a décidé de refaire en parallèle dans la capitale et dans sa région natale, l’Auvergne. Il a donné des instructions très précises à son beau-frère Florian Périer qui, en présence de magistrats et de médecins devant servir de témoins, réalise dix-sept expériences identiques en des lieux différents et à des altitudes différentes.
D’abord, le 19 septembre 1648, dans le jardin du couvent des Minimes à Clermont-Ferrand, puis tout au long du chemin menant au sommet du Puy de Dôme (8). Entres ces deux points extrêmes (9), il enregistre différentes hauteur du mercure dans un baromètre, avec une décroissance régulière, proportionnelle à l’altitude. Le mercure s’abaisse dans le tube au fur et à mesure que les expériences ont lieu plus haut.
Comme Blaise Pascal l’a annoncé, un changement d’altitude entraîne une variation de pression de l’atmosphère. Il parachève ses expériences par deux autres réalisées à Paris, effectuées au pied et au sommet de la tour Saint-Jacques, ainsi que dans un autre bâtiment de quatre-vingt-dix marches (10).
Le jeune savant démontre à la fois et de façon radicale, l’existence du vide et de la pesanteur de l’air. Cette découverte est saluée par toute l’Europe scientifique. Gassendi salue en lui un précurseur : « Ce qu’il a fait, personne avant lui ne savait le faire et, après lui, tout le monde peut y arriver. » Blaise Pascal rédige alors son traité de la pesanteur de la masse d’air ainsi que le traité de l’Équilibre des liqueurs, démontrant que, dans un liquide incompressible en équilibre, les pressions se transmettent intégralement. Il est le premier à formuler le principe de la pression hydraulique, et de la loi d’hydrostatique, appelé Principe de Pascal.
Il donne une conférence en 1652 sur le vide, affirmant : « L’air est pesant, la masse d’air est pesante. Elle presse plus les lieux bas que les lieux hauts, elle se comprime elle-même par son poids. L’air est plus comprimé en bas qu’en haut. » Descartes est suffisamment impressionné pour venir lui rendre visite. Ils se connaissent déjà de réputation. Le vieux savant a longtemps refusé de croire qu’un jeune adolescent pouvait établir le traité des coniques, et voyait d’un œil jaloux se lever cet astre scientifique capable de concurrencer sa réputation.
De plus, ses découvertes scientifiques contrarient les Jésuites avec lesquels Descartes est resté dans les meilleurs termes, au contraire de la famille d’Étienne Pascal qui penche vers le jansénisme, une sorte d’avatar du protestantisme. Les affaires de la famille étant rétablies, Étienne Pascal, nommé conseiller d’État, reçoit le monde aristocratique sans cependant, en raison de ses origines bourgeoises, pouvoir espérer s’y mêler. Ce clivage encourage-t-il une sorte de partition religieuse ? Toute la famille est captée par le cercle des jansénistes. Jacqueline Pascal a même décidé de s’y vouer au point de vouloir entrer au couvent de Port-Royal et entraîne sa famille dans son mysticisme militant. Après la mort d’Étienne Pascal en 1651, Blaise et sa sœur se lient encore plus étroitement.
Souffrant intensément d’insomnies, de migraines atroces, de violents maux de dents et de troubles quotidiens de la digestion, le jeune savant se convertit le 23 novembre 1654 (11), tournant le dos à la science pour se réfugier dans la religion. Il offre sa maison à une famille pauvre, puis s’installe à Port-Royal. Mais avant de quitter l’univers social et le monde scientifique, Blaise Pascal a complété sa contribution aux mathématiques, par la création, avec Fermat (avec lequel il entretient une importante correspondance), de la théorie des probabilités.
Le pari de Pascal
Le point de départ initial est proposé à Pascal par un de ses amis, Antoine Gombaud, chevalier de Méré, un joueur passionné qui cherche une martingale. Les mathématiques de la probabilité interviennent lorsque l’on cherche une méthode pour savoir combien il y a de mains différentes possibles contenant les bonnes cartes. La probabilité de tirer deux as aux cartes, ou deux six aux dés ? Ou comment partager les gains si un joueur quitte la partie ? Cette théorie des probabilités, apparemment frivole, née d’une discussion pour l’amusement d’un joueur, est à présent la base d’entreprises comme les assurances et les statistiques, avec toutes leurs applications dans l’économie moderne. Blaise Pascal fait une application de sa théorie dans ses Pensées. Son fameux pari. Selon Pascal, la valeur du bonheur éternel est infinie. Même si la probabilité de gagner le bonheur éternel en menant une vie religieuse est minime, puisque l’expectation est infinie (12), on sera récompensé d’avoir mené une existence pieuse.
Mais le mathématicien veille sous le mystique. En marge de son document, il a ajouté : « La probabilité est elle probable ? » L’essentiel reste qu’il a posé le véritable problème, mettre l’arbitraire du pur hasard sous la domination de la loi et de l’ordre. Les angoisses existentielles ne sont pas les seules à l’assaillir. Une nuit, pour oublier les tortures de son mal de dents, il fixe ses pensées sur la cycloïde, s’acharne à étudier ses différents paramètres et en oublie sa rage de dents jusqu’à ce qu’il ait trouvé son centre de gravité.En forme de jeux et de défis aux différents mathématiciens d’Europe, il pose ses questions en signant : « L’anonyme ». Mais certains se doutent, en reconnaissant la vigueur de son style et la hardiesse de sa démonstration, qu’il s’agit de lui. Il publie alors ses découvertes sous un pseudonyme, Amos Dettonville.
Mais la fête est finie. Il achève sous son nom véritable la rédaction de ses travaux en 1660 dans une précipitation qu’il qualifie lui-même « d’étrange », comme s’il avait la prémonition de sa fin prochaine.Il meurt le 19 août 1662, à Port Royal, à l'âge de 39 ans.
Inventeur des transports en commun dans Paris
À Paris, comme dans la plupart des grandes villes européennes, les rues sont sales et dangereuses. Les gens riches se déplacent en carrosses, à cheval ou en chaises à porteur, les autres, faute de pouvoir y avoir accès, ne vont qu’à pied. Beaucoup n’osent même pas sortir de leur quartier, le reste de la ville leur étant inconnue. Lorsque Blaise Pascal, après la mort de sa chère sœur Jacqueline, décédée à l’abbaye de Port-Royal où elle est religieuse se voit, selon la coutume, restituer sa dot, il décide de consacrer cet argent aux pauvres. D’esprit toujours pratique, il a l’idée de fonder une société de transport urbain dont les bénéfices iront aux miséreux. Ainsi le projet sera doublement utiles : aux Parisiens voulant se déplacer et n’ayant pas à leur disposition de voiture, et aux pauvres qui, grâce aux revenus de l’entreprise, verront leur misère soulagée. Le 6 novembre 1661, il fonde avec deux amis la société d’exploitation des carrosses. Mais l’autorisation d’exploitation (A), accordée par le gouvernement le 7 février 1662, interdit son utilisation aux soldats, pages, laquais et manœuvriers, sans parler des filles publiques. Cela revient à empêcher les gens qui se déplacent le plus fréquemment de l’utiliser ! Les carrosses de taille moyenne, pouvant transporter huit personnes, sont tirés par deux chevaux ; le déplacement coûte un tarif forfaitaire et unique de cinq sols par personne et par heure, que chaque cocher encaisse. Pascal a affiché sur les principales places le tarif, le trajet et les horaires, tous les demi quart d’heure. Le succès est immédiat, l’inauguration de la première ligne qui va du Luxembourg (B) à la porte Saint Antoine (C) ayant lieu le 18 mars 1662. Sur tout le parcours, les Parisiens saluent et applaudissent. Devant le succès, tous les autres quartiers réclament eux aussi le même service. Le 1er avril 1662, Pascal et ses associés ouvrent une seconde ligne reliant le faubourg Saint-Antoine au quartier Saint-Honoré ; en mai, deux autres lignes permettent de relier le Luxembourg au Palais-Royal, puis à Montmartre. Enfin une cinquième ligne est inaugurée le 29 juin 1662.
Hommage à l’expérience de Pascal
À la Révolution, la République, en guerre contre les autres monarchies européennes en raison du blocus qui l’empêche d’acquérir du blé ou du matériel de guerre, récupère les cloches des églises, dont celle de Saint-Jacques, pour les fondre et en faire des canons. Plus tard, la Ville, pour des raisons financières, vend l’église à un marchand de biens qui la démolit pour revendre ses pierres comme matériaux de construction. Les démolisseurs reculent devant les difficultés d’abattre la tour, qui reste au milieu d’un no man’s land. Lorsque le baron Haussmann percer l’avenue de Rivoli et le boulevard de Sébastopol, il doit araser le terrain mais décide de garder la tour Saint-Jacques en souvenir de l’expérience de Blaise Pascal. Il la renforce d’une assise octogonale et fait ériger une statue de Blaise Pascal, exposée à l’intérieur sous la première arcade, pour commémorer la première fois où été officiellement pesé l’air.
Après sa mort, les Jansénistes publient le 2 janvier 1670 sous sa signature des fragments d’un manuscrit sous le titre de Pensées, considérées comme une apologie pour la vérité de la religion chrétienne à l’usage des indifférents et des incrédules. Si le recueil a été terminé et relu par l’auteur, nul doute que le lecteur y aura retrouvé la force d’un style vivant et naturel, tel qu’il s’impose dans les Provinciales. Cependant, l’élan mystique de l’auteur parcourt cet ouvrage d’un souffle lyrique où il fait le constat de la grandeur et de la misère humaine, le fameux « roseau pensant ». Cet ouvrage posthume interroge sur le bilan de ses différentes expériences, scientifiques puis religieuses, dans un ton qui transcende son époque. La science moderne a jeté bas les anciennes et fausses croyances : « Combien de lunettes nous ont-elles découvert d’astres qui n’étaient point auparavant… Grâce à elle, l’humanité est sur la voie d’un progrès continu. » Blaise Pascal ne renie aucune étape de sa vie. Écrivain au style incisif, voire polémique, on étudie encore les Provinciales et son talent littéraire a presque éclipsé sa réputation de chercheur. Admirablement doué, mais faisant partie de la bourgeoisie de talents, Blaise Pascal, quelles que soient ses aptitudes et son génie, est destiné à végéter socialement dans une société aux structures de promotions sociales bloquées, puisque reposant sur la naissance. Il faut attendre la Révolution française, que les intellectuels ont préparée, pour qu’elle accède enfin au pouvoir politique et social, réalisant selon l’expression de Barnave (A), qu’au nouveau pouvoir économique corresponde le pouvoir politique, n’imposant plus, aux plus doués d’entre eux, comme l’a été Blaise Pascal, s’ils veulent atteindre l’absolu, d’enterrer leur talent sous la chape de la religion
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