Il y a deux cent cinquante ans, les festivités organisées dans le cœur de Paris en l’honneur du mariage du dauphin de France et futur Louis XVI avec l’archiduchesse d’Autriche, Marie-Antoinette, ont donné lieu à de grands rassemblements populaires. Alors que la capitale est en joie, le 30 mai, dans la rue Royale, un drame endeuille la célébration du mariage princier. À l’issue du feu d’artifice, un mouvement de foule engendrera une tragédie qui marquera durablement le souvenir des Parisiens.
Mathieu Geagea
Quelques heures à peine après son arrivée à Versailles, le 16 mai 1770, l’archiduchesse d’Autriche, Marie-Antoinette, âgée de 14ans, épouse, dans la chapelle royale du château, le dauphin Louis de France, d’un an son aîné. Les deux jeunes gens, qui seront un jour appelés à monter sur le trône de France, jouissent alors d’une immense popularité. Comme le veut la tradition, ce mariage princier, qui scelle l’alliance entre l’Autriche et la France, donne lieu à plusieurs semaines de festivités dans tout le royaume. À Versailles, pièces de théâtre, opéras, menuets, bals masqués, banquets et feux d’artifice se succèdent dans les jours qui suivent l’union du dauphin et de la dauphine. Dans les jardins du château, où l’entrée est libre à toute personne décemment vêtue, plusieurs orchestres invitent à la danse les Versaillais, les Parisiens ou ceux venus de plus loin. Aux nobles et prélats, se mêlent les gens du peuple, tandis qu’à la tombée de la nuit feu d’artifice et illumination du parc marquent l’apothéose des fêtes.
C’est ensuite à Paris que les réjouissances se poursuivent. Différents projets avaient été envisagés dans la capitale pour célébrer le mariage du petit-fils de Louis XV avec Marie-Antoinette. Ainsi, sur le bas des Champs-Élysées – à l’époque dénommée « route de Saint-Germain » – avait été proposé un bal champêtre, mais aussi des courses de chevaux inspirées des courses de chars antiques. Cependant, ce lieu, mal commode, humide, forestier et peu éclairé, ne s’y prêtait pas. Il avait également été imaginé des joutes aquatiques sur la Seine, tel que cela se pratiquait en Italie, entre jouteurs montés à la proue de gondoles, poissons et monstres marins. Pour apporter un caractère plus festif encore à ces cérémonies, il avait même été suggéré un vaste déploiement de marchands et de forains, bateleurs, jongleurs et danseurs à travers Paris dont les principales rues et places seraient illuminées.
L’ensemble des ces projets se révélant trop dispendieux pour les finances de la ville, les échevins parisiens décident alors, plus simplement, la tenue d’une grande foire commerciale sur les boulevards nord, c’est-à-dire les voies de circulation bordées d’arbres qui vont du chantier de l’église de la Madeleine – en construction depuis 1763 – jusqu’à la porte Saint-Denis – l’actuel boulevard Sébastopol. Trois cents lanternes à réverbère y seront accrochées tant l’endroit, d’ordinaire, se trouve mal éclairé. S’agissant du spectacle, le choix des échevins se porte sur la place Louis XV – actuelle Place de la Concorde. C’est depuis cet espace non pavé de presque huit hectares que pourront se rassembler massivement les Parisiens afin d’y contempler un somptueux feu d’artifice conçu par l’entreprise Ruggieri (Voir encadré). Les bombes destinées au feu d’artifice sont installées entre la statue du roi qui orne la vaste place Louis XV et la rue Royale. Aux alentours, les maisons sont illuminées, ornées de deux cordons de lanternes, tandis que des lampions brillent dans les arbres environnants.
Des négligences flagrantes
Les festivités inhérentes au mariage princier se déroulent dans un contexte marqué, depuis plusieurs décennies déjà, par un recul des prérogatives de la ville de Paris face à la lieutenance générale de police. En mai 1770, la première préoccupation des échevins semble alors avoir été de réaffirmer leur pouvoir en matière d’organisation des réjouissances publiques. Le lieutenant général de police, Antoine de Sartine, habituellement tenté d’être pleinement responsable de tout ce qui touche à la tranquillité publique, décide cependant de faire preuve de souplesse et approuve les plans présentés par les échevins le 28 mai. Le choix de la place Louis XV plutôt que la place de Grève – actuelle place de l’Hôtel-de-Ville – paraît justifié par le plus grand nombre de ses débouchés, eu égard à l’importance de la foule de spectateurs attendue pour assister à l’événement. Cependant, toujours en travaux, la place n’a pas été déblayée pour le jour des festivités et abrite, de surcroît, un fossé non comblé.
Pour assurer la sécurité lors du lancement du feu d’artifice, l’installation d’une station de lutte contre l’incendie est prévue, en plus de la présence sur place d’un détachement de quarante soldats de la garde de Paris. Par prudence, Antoine de Sartine a également interdit toute navigation fluviale sur la zone, de même qu’il a interdit toute construction d’estrade sur la place, susceptible de s’écrouler sous le poids de l’allégresse. Pour autant, la sécurité globale de cet événement ne dépend pas de la lieutenance générale de police, mais repose sur les épaules du prévôt des marchands de Paris, Armand-Jérôme Bignon, et, sur le terrain, du commandant de la garde de Paris, Le Laboureur de Blérenval. Mais, les hommes de la garde municipale, médiocrement payés, mal formés et encadrés par des officiers peu aguerris, sont d’une qualité douteuse et régulièrement sanctionnés pour vol, escroquerie, paresse, violences ou ivrogneries sur la propre voie publique qu’ils sont censés surveiller. Ils ne sont, à l’évidence, pas prêts à gérer un événement de cette importance. Leur quotidien est surtout composé de tâches de police simples, tels que chasser les mendiants, interpeller les prostituées, faire dégager promptement certains axes et conduire les prisonniers au supplice.
Une cohue indescriptible
Ce 30 mai 1770 est décrété jour chômé et, dès six heures du matin, le canon est tiré pour significativement marquer l’importance de la journée qui débute. À Versailles, la dauphine a décidé d’assister aux festivités qui seront données en l’honneur de son mariage. « Accompagnez-moi à Paris, mes chères tantes, dit Marie-Antoinette aux filles de Louis XV. Nous verrons ensemble ce feu d’artifice que ce bon peuple nous a offert sur cette place Louis XV que l’on dit la plus belle du monde ». Pendant ce temps, à Paris, un orchestre s’installe sur la fameuse place et, vers sept heures du soir, les fontaines de vin commencent à couler des tonneaux, tandis que pain, viande et saucisson sont gracieusement distribués au peuple. Ces distributions de boisson et de viandes réactivent le mythe de l’abondance et renouvellent le pacte qui lie le roi nourricier à ses sujets. La garde municipale, dès lors, parvient difficilement à contenir la ruée de ceux, parmi les plus démunis, qui cherchent à atteindre les victuailles ainsi offertes. Au total, ce sont 280 gens d’armes qui ont été mobilisés pour assurer l’ordre.
À la tombée de la nuit, ce sont entre 300 000 et 400 000 personnes enthousiastes qui attendent le lancement du feu d’artifice sur la place Louis XV. La marée humaine déborde dans la promenade forestière des Champs-Élysées et dans la rue Royale qui mène aux étals de la foire. Comme l’écrira le journaliste Louis-Sébastien Mercier : « Il ne resta pas ce jour-là un tiers de la ville dans les maisons ». L’affluence répond au caractère exceptionnel du spectacle : les feux d'artifice sont alors le plus souvent tirés à Versailles, pour la cour et loin du peuple. À neuf heures, la première fusée retentit. Les chandelles se succèdent depuis le pas de tir en forme de Temple de l’Hymen. Le ciel de Paris scintille sous les regards admirateurs de la foule. La contemplation sera cependant de courte durée puisque le bouquet final s’enflamme trop tôt et se déclenche en plein milieu des autres tirs. Une fusée défectueuse met le feu au décor qui s’embrase rapidement. Le spectacle tourne court. Les Parisiens, déçus, commencent déjà à se disperser, tandis que le début d’incendie se trouve rapidement maîtrisé sans que cela n’entraîne de motif particulier de panique.
La plupart des Parisiens quitte la place Louis XV en empruntant la rue Royale puisque les carrosses et équipages des personnes de la cour obstruent les autres accès et accentuent l’encombrement. Si la rue Royale est carrossable et pavée dans sa première partie, elle est ensuite encombrée par des poutres, des pierres et divers matériaux destinés à la construction de l’église de la Madeleine, située un peu plus loin. Et cette partie du chantier est évidemment peu ou pas éclairée. S’y ajoutent des trous et de véritables fossés creusés pour les fondations. « Cette rue fort large en apparence se terminait comme un entonnoir, écrit Louis-Sébastien Mercier. Des rigoles, des trous, des pierres de taille, plusieurs équipages, rendirent le passage étroit et dangereux ». Le duc Emmanuel de Croÿ-Solre, chevalier des Ordres du roi et lieutenant général des armées, qui venait d’assister au feu d’artifice, explique alors que, dans la rue Royale, se dessinait dangereusement « une double colonne montante et descendante des curieux quittant les boulevards pour voir le feu d’artifice, et de ceux qui remontaient de la place Louis XV vers les boulevards ».
Les badauds qui rejoignent la place sont également curieux de découvrir les dégâts causés par l’incendie. Or, la rue Royale n’est pas faite pour accueillir un flot aussi important de personnes, auxquelles s’ajoutent plusieurs carrosses, sans compter les voitures-pompes qui se dirigent vers la place Louis XV pour y circonscrire l’incendie et qui peinent à se frayer un chemin. Cette foule de plus en plus importante et compacte sur un espace qui se rétrécit débouche sur un drame. L’énorme poussée conduit plusieurs individus à trébucher sur les poutres du chantier de la Madeleine et, une fois à terre, à se retrouver piétinés. Si des personnes tentent de reculer, la pression de la foule est si énorme que certains spectateurs se retrouvent étouffés debout. Les plus chanceux perdent la respiration quelques instants. Certains recherchent n’importe quel point surélevé, qu’il s’agisse d’un tas de pierre, d’un rebord, d’un muret. Tandis que d’autres enfoncent certaines portes-cochères, escaladent les carrosses ou montent sur les chevaux qui, bientôt, s’écroulent, écrasés dans d’éperdus hennissements. Au cœur de cette cohue indescriptible, les cris se mêlent aux hurlements dans l’obscurité. Sur la place Louis XV, le reste de la foule n’a pas conscience du drame qui se joue deux cents mètres plus loin et accentue sa poussée dans la rue Royale. Il faudra plusieurs dizaines de minutes avant que les gardes municipaux postés sur les boulevards ne rejoignent la place Louis XV par les deux rues parallèles à la rue Royale : à l’ouest, la rue de la Bonne-Morue – aujourd’hui rue Boissy d’Anglas – et, à l’est, la rue de l’Orangerie – actuelle rue Saint-Florentin. Les gardes parviennent ensuite à bloquer la foule à l’entrée de la rue Royale. Celle-ci reflue alors et se disperse sur la place. La confusion dure pendant deux heures avant que la situation ne soit sous contrôle.
À quelques kilomètres de distance, alors que leur carrosse avait franchi le pont de Sèvres et longeait le Cours-la-Reine, la jeune Marie-Antoinette et les filles du roi qui l’accompagnent, commençaient déjà à admirer le ciel s’embraser de feux multicolores, avant que ne gronde une rumeur et que n’accourent des gens épouvantés. Ces derniers arrêtèrent le carrosse et, sans forcément avoir reconnu la dauphine, lui lancèrent : « Madame, il faut rebrousser chemin. Il est arrivé un malheur ». La future reine de France fit donc demi-tour sans précisément connaître la nature et l’étendue du drame qui venait de se produire.
132 morts et des centaines de blessés
Lorsque la rue Royale se trouve enfin dégagée, le sol, jonché de cadavres, offre un spectacle d’horreur et de désolation. Les corps sont enchevêtrés, certains morts et d’autres à peine vivants. On administre aux rescapés de l’eau-de-vie, de l’eau de mélisse, du vinaigre et de l’eau fraîche. Pour transporter les blessés, les carrosses sont réquisitionnés de force, malgré parfois la désapprobation de leurs propriétaires. Devant les monceaux de morts et de mourants, la peur gagne les esprits. « Les premiers qui tombèrent dans les ornières furent piétinés et étouffés d’abord par les autres, décrira le duc de Croÿ. L’effort qu’on faisait pour les retirer arrêta tout, et la grande masse de la foule continuant, sans le savoir, de pousser, l’effort fut tel que les hommes, par la pression, étouffèrent trois chevaux tués raides, et s’étouffèrent les uns les autres au point que des portes-cochères d’à côté en furent enfoncés, de sorte qu’il y eut des morts qui étaient emportés par la pression, et qui, quoique morts, furent portés loin sans tomber ». De son côté, Louis-Sébastien Mercier narrera le drame en ces termes : « J’appris alors que nombre de mes compatriotes avaient péri dans cette affreuse bagarre. Que des scènes cruelles avaient encore ajouté à l’horreur du trépas. Le pied du fils foulait involontairement les flancs de la mère. Le père avait beau se débattre, il passait sur le corps de son fils. On voyait périr à ses côtés l’objet le plus cher. On devenait malgré soi l’instrument de sa mort ».
Le bilan officiel fait état de 132 morts, appartenant pour la plupart aux classes peu favorisées. La victime la plus jeune n’a que 6 ans, lorsque la plus âgée en a 75. Sans surprise, les femmes représentent près des deux tiers des décès avec quatre-vingt-trois victimes, contre quarante-neuf hommes. Tous sexes confondus, ce sont des personnes de plus de 50 ans qui ont été majoritairement écrasées. Aucun aristocrate ou grand bourgeois n’a été touché, laquais et serviteurs ayant rempli leur office en protégeant leurs maîtres. Le nombre global de blessés, quant à lui, est plus incertain puisque les chiffres varient de 800 à plusieurs milliers. L’estimation la plus réaliste devait tourner autour de 1 000 à 1 500. « Nous avançâmes un peu, à pied, aux nouvelles, et nous trouvâmes le peuple dans une consternation qui faisait trembler, se souviendra le duc de Croÿ. Chacun ne parlait que des monceaux de morts qu’il avait vus. Je crus que c’était exagération, mais, le lendemain, je fis vérifier cela à la police. […] On ne transporta, d’abord, que vingt-six blessés, mais beaucoup d’autres se traînèrent et moururent le jour d’après, de sorte qu’on n’entendait parler que comme des suites d’un combat ».
L’absence de sanction
La catastrophe du 30 mai 1770 constitue l’un des plus grands désastres civils survenus à Paris et dans le royaume. Dans l’opinion publique, le choc est énorme, conforté, par ailleurs, par des chiffres aussi impressionnants qu’absurdes. Ainsi, dans la publication périodique de la Correspondance littéraire, philosophique et critique, l’homme de lettres bavarois, le baron Friedrich Melchior Grimm, évoque pas moins d’un millier de victimes. Dans son journal, l’imprimeur-libraire Siméon-Prosper Hardy annonce plusieurs centaines de morts, tandis que l’historien, le marquis et comte Louis-Philippe de Ségur, avance, quant à lui, le nombre de 600 personnes à avoir perdu la vie. Louis-Sébastien Mercier, pour sa part, dans son ouvrage Tableau de Paris, qui paraîtra onze ans plus tard, ira jusqu’à affirmer qu’entre 1 200 et 1 800 Parisiens périrent dans la rue Royale.
Pour couper court à cette surenchère, le lieutenant général de police, Antoine de Sartine, choisit de faire insérer dans la Gazette de France un article dénonçant ces estimations fantaisistes. La police donne alors le sentiment d’avoir sombré dans la confusion, en partie liée aux défauts de son organisation. Ce constat, dans le contexte international du mariage princier, fait le plus mauvais effet. L’émotion face à un tel drame est tellement vive que le débat sur les responsabilités est immédiatement ouvert. Il met nettement en cause les divers acteurs de la sécurité et du maintien de l’ordre et incrimine le caractère insuffisant et inadéquat des mesures de sécurité. Trois acteurs de la tragédie se trouvent alors mis en exergue : le bureau de ville de Paris, la garde municipale comme forces militaires de maintien de l’ordre, et la lieutenance générale de Police. Ces trois entités sont conduites à produire des mémoires sur leurs fonctions respectives. Les divisions et les ressentiments s’expriment à travers ces textes où chacune des trois autorités accuse les deux autres tout en cherchant à atténuer la portée de son éventuelle responsabilité. Dès lors, au nom de ses pouvoirs de grande police, qui lui confèrent une totale latitude en matière d’administration et de bien-être de la capitale, le Parlement ouvre une enquête. De la sorte, les parlementaires se présentent comme les « pères du peuple de Paris », prompts à répondre aux demandes d’explication, voire de vengeance formulées par l’opinion.
L’enquête du Parlement met rapidement en évidence l’imprévoyance et l’incompétence majeures de l’Hôtel de ville en tant que grand « ordonnateur » : la place encore en travaux n’a pas été suffisamment déblayée et sécurisée, la garde municipale n’a pas été déployée en assez grand nombre en plus d’être mal positionnée, l’éclairage dans la rue Royale était très insuffisant, l’importance générale de la foule a été mal évaluée, et la circulation des personnes et des voitures n’a pas été convenablement planifiées. Légalement, les magistrats ne trouvent pas de faute constituée, mais le déroulement des débats ne laisse pas de doute sur la responsabilité des échevins dans le désastre. Aux yeux de l’opinion, le prévôt des marchands de Paris, Armand-Jérôme Bignon, apparaît comme le principal responsable de la tragédie du 30 mai. À telle enseigne que la population parisienne, à travers des chansons et des libelles, va jusqu’à demander sa tête. Cette violente mise en cause illustre déjà le retentissement politique de la catastrophe. L’initiative du Parlement n’est, en effet, pas sans inquiéter le pouvoir royal car ce qui a commencé comme une enquête sur un événement tragique tourne à une interrogation plus générale sur la conduite de l’administration de la police dans la capitale, pointant, au passage, l’insuffisance de la coordination des forces responsables de la sécurité publique. Le Parlement ne pousse cependant pas plus loin ses investigations tant l’incrimination de personnages hauts placés n’est pas sans risque. Trop sensible, l’enquête débouche sur des conclusions qui font la part belle à la fatalité. La catastrophe serait donc due « à l’impétuosité du peuple ».
L’affaire s’achève sur une sorte de « non-lieu » public, qui suscite une profonde amertume au sein de la population. Aucune sanction n’est prise ni contre le Prévôt des marchands, ni contre le commandant de la garde de Paris. L’imprimeur-libraire Hardy s’en fait l’écho lorsqu’il assimile cette indulgence à une forme d’injustice : « Dans cette instance comme dans d’autres, le peuple resta une victime et ne fut pas vengé ». Louis-Sébastien Mercier dresse le même constat : « Aucun administrateur ne fut recherché. Tout fut mis sur le compte de la fatalité ». Il en résulte une forme de désenchantement à l’égard de la monarchie. La crise frappe au cœur de la police, donc du contrat qui lie le roi à ses sujets et qui l’oblige à assurer protection et sécurité à ses peuples. La lieutenance générale de police a, pour sa part, été plutôt épargnée par l’enquête menée par le Parlement, en ayant fait la preuve sur le terrain de son aptitude à gérer une situation difficile. En effet, il apparaît, dans des circonstances dramatiques, que la police a su improviser des mesures exceptionnelles pour faciliter l’évacuation, puis l’identification des cadavres. Ainsi, au terme de l’enquête, les gens du roi proposent un arrêt de règlement qui consacre l’hégémonie de la lieutenance générale de police au détriment des échevins. La lieutenance se voit donc dorénavant chargée de mettre en place le service d’ordre lors de l’organisation de toutes les fêtes.
Le peuple seul responsable
Par-delà le choc émotionnel qu’ils ressentent face à cette tragédie du 30 mai, les Parisiens doivent, de surcroît, en porter le poids de la responsabilité. La noblesse ne manque pas de pointer du doigt les désordres dont le peuple est coutumier. Ainsi, pour le conseiller d’État, Jean-François Joly de Fleury, de quelque instance ou de quelque personne que les ordres aient émané, il est « tout lieu de croire que c’est par des événements fortuits et imprévus que les malheurs sont arrivés ». Le clergé adopte une approche similaire. Dans une lettre qu’il adresse au lieutenant général de police, le prêtre de la paroisse de Saint-Paul explique : « J’avais en conséquence dès le surlendemain de l’accident, prié et chargé messieurs nos prêtres de quartier de faire les informations les plus exactes sur le nombre des morts et des blessés, leurs demeures, leurs professions, leur âge, leurs facultés, leur conduite même, les maux qui en ont été la suite ». Le prêtre de Saint-Louis-en-l’Isle, de son côté, avance l’idée que « la scélératesse, la cruauté, le libertinage, ont eu aussi grande part à ce fâcheux événement ».
Les 132 victimes de la rue Royale ont été rassemblées au cimetière de la Madeleine où elles sont identifiées et « étiquetées ». Les Parisiens s’y pressent en grand nombre, les uns pour reconnaître un membre de leur famille, d’autres par simple curiosité. Les corps seront ensuite transportés dans le cimetière de la Ville-l’Évêque, petit village situé aux portes de Paris et dont l’église se trouvait à l’emplacement de l’actuel square Louis XVI, sur le boulevard Haussmann.
À Versailles, le dauphin et la dauphine sont consternés par la catastrophe qui a frappé le cœur de Paris lors des festivités organisées en leur honneur. Bouleversé par la lecture du rapport dressé par le lieutenant général de police, le futur Louis XVI versera 6 000 livres à destination des familles endeuillées auxquels il joindra une lettre à l’intention d’Antoine de Sartine : « J’ai appris les malheurs arrivés à mon occasion. J’en suis pénétré. On m’apporte en ce moment ce que le roi me donne tous les mois pour mes menus plaisirs. Je ne puis disposer que de cela. Je vous l’envoie. Secourez les plus malheureux. J’ai beaucoup d’estime pour vous ». Marie-Antoinette et la fille du roi, Madame Adelaïde, accompliront le même geste. Cet exemple sera également repris par d’autres membres de la famille royale, l’archevêque de Paris et diverses figures du clergé.
Ce mouvement de générosité n’est pas sans attiser les appétits de personnes malintentionnées qui tentent de déclarer un décès lié au drame de la rue Royale ou de se faire reconnaître comme membre de la famille d’une victime. Des ordres sont rapidement donnés pour démasquer les faussaires et pour que les curés, du haut de leur chaire, soulignent clairement aux fidèles la générosité du couple delphinal. En outre, dans les jours qui suivirent la catastrophe, les estimations extravagantes sur le nombre exact de morts sont parfois perçues comme une volonté de dramatiser l’événement : « Le mal n’est pas si grand qu’on l’avait d’abord annoncé. On a effrayé par les listes qu’on a répandues, et qu’on a dit venir de la police, un nombre considérable de personnes », affirmera le prêtre de la Sainte-Chapelle. D’autres ecclésiastiques soupçonneront le peuple de tenter de tirer avantage des aumônes qui vont être distribuées aux victimes en exagérant volontairement le bilan humain de la tragédie du 30 mai. La lettre adressée au lieutenant général de police par le curé de la paroisse Bonne-nouvelle est assez explicite en la matière : « Monsieur, vous êtes judicieux et vous savez apprécier les choses à l’égard des fausses pistes qui courent la ville. Les gens censés n’en croient rien, et vous savez dans ces circonstances que le peuple est toujours le peuple, ce qui ne doit pas vous faire impression ». La souffrance populaire est donc chose négligeable.
Dans une population crédule et pétrie de superstitions, des interrogations demeurent : faut-il voir dans ce drame un signe immanent d’avertissement ou d’une malédiction divine de l’épouse du dauphin ? Certains ne manquent d’ailleurs pas de souligner que l’archiduchesse d’Autriche a vu le jour le lendemain du terrible tremblement de terre qui a ravagé Lisbonne et entraîné la mort de 50 000 à 70 000 personnes ? La tragédie a-t-elle été délibérément provoquée par de vulgaires bandits, puisque plusieurs aristocrates se sont faits voler leurs bijoux lors de la cohue ? Ou, tout simplement, s’agit-il là de la simple conséquence de la fatale impréparation de l’évènement et de l’incompétence du prévôt des marchands et du commandant de la garde municipale ?
Le poids du souvenir
Même si la vie reprend rapidement son cours normal dans Paris, le souvenir de la catastrophe du 30 mai 1770 ne s’effacera pas de sitôt dans la mémoire des Parisiens. La popularité dont jouissent alors le dauphin et la dauphine n’en est cependant pas altérée. La preuve en est apportée trois ans plus tard, le 8 juin 1773, par l’accueil chaleureux que réserve la population au jeune couple princier lors de son entrée solennelle dans Paris. Cette véritable apothéose suscite la joie la plus profonde de Marie-Antoinette qui n’en oublie pas pour autant la tragédie qui secoua la capitale trois années auparavant. Ainsi, dans une lettre qu’elle adresse à sa mère, l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, et dans laquelle elle narre en détails cette journée, la future reine de France ne manque-t-elle pas de souligner : « Il y a eu si bon ordre dans toute cette journée que, malgré le monde énorme qui nous a suivi partout, il n’y a eu personne de blessé ». Sans doute meurtri par le souvenir de la catastrophe de la rue Royale, et considérant que l’incendie qui s’était accidentellement déclenché sur la place Louis XV en avait été le détonateur, une fois devenu roi, Louis XVI créera, en 1776, le premier corps des pompiers, autorisant, par la même, l’installation de pompes à feu pour approvisionner Paris en eau de manière régulière. Les grands rassemblements populaires que vécut la capitale dans les années suivantes seront beaucoup plus méticuleusement préparés et n’engendreront pas de tragédie comparable. En janvier 1782, l’imprimeur-libraire Hardy évoquera les « précautions multipliées de la police à l’approche des fêtes de la ville pour la naissance de monseigneur le dauphin [fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette] ». Si ce témoignage peut donner la mesure des progrès réalisés depuis mai 1770, il montre aussi que le spectre de la catastrophe n’a pas disparu.
Les fêtes nuptiales en l’honneur du mariage des futurs souverains s’étant achevées par un bain de sang, certains ne manquèrent pas d’y déceler un mauvais présage pour le règne à venir. Dans son journal, le duc de Croÿ écrira ainsi : « Ceux qui n’avaient personne à regretter s’attristaient de telles prémices d’une union dont les liens, au lieu d’être tissés de fleurs, étaient arrosés de sang, et inspiraient de noirs pressentiments. Il semblait que la puissante voix de la destinée prononçât un sinistre oracle ». C’est sur cette même place Louis XV – rebaptisée alors place de la Révolution – que Louis XVI et Marie-Antoinette seront guillotinés, à quelques mois d’intervalle, vingt-trois ans plus tard, en 1793.
Les frères Ruggieri, des artificiers de renom
Originaires de Bologne, les cinq frères Antonio, Francesco, Gaetano, Petronio et Pietro Ruggieri quittent leur Italie natale pour s’établir à Paris en 1730 où ils créent leur entreprise d’artificiers. Celle-ci acquiert une solide réputation à la suite du spectacle pyrotechnique éblouissant donné à Versailles en août 1739 à l’occasion du mariage de Louise-Elisabeth, fille du roi Louis XV, avec l’infant Philippe d’Espagne. Impressionné par la magnificence du spectacle, le roi accorde à l’aîné de la fratrie, Petronio, qui assure la direction de l’entreprise familiale, la naturalisation française et le titre d’artificier du roi. Les frères Ruggieri se voient alors chargés par le monarque d’organiser et d’animer les spectacles de la cour à Versailles. Très rapidement, les cours d’Europe, à leur tour, font appel à ces artificiers de renom pour célébrer des événements historiques et des réjouissances publiques. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’entreprise Ruggieri, qui a posé les bases de la pyrotechnie moderne, se voit confier le feu d’artifice parisien en l’honneur du mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Au xixe siècle, les générations suivantes de la famille Ruggieri deviendront les artificiers de Napoléon Ier, Louis XVIII et Napoléon III et d’autres souverains étrangers qui soutiendront leurs innovations techniques.
Le Temple de l’Hymen
Le décor construit en bois, en stuc et en toiles, destiné à s’embraser sur la place Louis XV représente le Temple de l’Hymen. Posé « sur un soubassement décoré de cascades, de fontaines et de groupes de figures allégoriques », tel que le décrit le journal La gazette de France, sa face principale est formée par six colonnes portant un fronton dans lequel sont représentés l’emblème de la France et celui de l’Empire d’Autriche, ainsi que les chiffres unis du dauphin et de la dauphine. Cette face ornée de guirlandes donne sur les colonnades où des loges ont été dressées pour la cour et les personnes de haute distinction invitées par la ville.
Les premiers feux d’artifice
C’est le 15 septembre 1606 que le premier feu d’artifice fut tiré en France. Organisé au lendemain du baptême du futur roi Louis XIII par le duc de Sully, grand maître de l’artillerie de France et principal ministre d’Henri IV, l’événement se produisit au château de Fontainebleau devant plus de 10 000 personnes assemblées dans une plaine située à l’est du château. Les Parisiens devront attendre neuf ans pour découvrir pour la première fois un feu d’artifice. Celui-ci sera tiré de la Place royale – actuelle Place des Vosges – à la faveur du mariage d’Anne d’Autriche avec Louis XIII. Les feux d’artifice commencèrent alors à se développer dans le courant du xviie siècle.
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