Dans L’Humaniste à la guerre, Paul Cazin (1) parle de son expérience au Front où « le soldat y vit, y chante, y mange des mois durant ». Même dans les tranchées, l’heure du casse-croûte est un moment privilégié et le partage du repas renforce le sentiment de fraternité et fait oublier la mort qui rôde. « Les caporaux, assis par terre, les jambes pendantes dans les sapes, coupaient le fromage de leurs escouades. Chacun cherchait un coin où mettre son quart de vin d’aplomb. Et je les regardais causer, manger, rire… ». Observateur privilégié et très sensible à l’état d’esprit des troupes cet auteur montre que le Front n’est pas seulement un lieu de mort, mais aussi un lieu de vie. Notamment dans les périmètres de cantonnement où s’affairent d’innombrables réservistes qui gèrent et animent les infrastructures de stockage pour le matériel de guerre et pour les vivres. Là sont aussi aménagés les logements des troupes et leurs aires d’entraînement. Fermes et bâtiments civils sont réquisitionnés au besoin par les autorités militaires pour créer ces zones de repli indispensables à la conduite de la guerre où les nouvelles recrues reçoivent les rudiments de l’instruction militaire et où les troupes aguerries aux combats séjournent entre les périodes éprouvantes et meurtrières passées en première ligne.
Dans ces espaces supposés abrités, les poilus au repos trompent leur ennui et conjurent leurs angoisses en meublant leur oisiveté par des loisirs plus ou moins innocents comme jouer aux cartes, boire plus que de raison, aller au bistrot pour se soûler, s’offrir une fille au bordel improvisé dans un bois des environs. Cependant, le plus commun des loisirs des poilus est le petit gueuleton entre copains de l’escouade avec lesquels on partage tout, les franches rigolades comme les dangers des affrontements et les peines ressenties pour les camarades tombés au combat.
Le partage des colis
Les périodes de repos sont en effet propices aux petits festins entre amis, d’autant que, paradoxalement, le front recèle une grande diversité de spécialités gastronomiques, dont une bonne partie arrive de tous les coins de France par l’intermédiaire des colis. Bon nombre de mobilisés reçoivent des paquets postaux de leurs familles, de leur marraines ou des nombreuses sociétés caritatives, civiles et religieuses qui se créèrent pendant cette guerre. Ainsi, la réception d’un colis est souvent l’occasion de déguster en petit comité une spécialité locale à laquelle on n’avait peut-être jamais goûté, voire dont on ignorait même l’existence. Selon la région d’origine de l’heureux destinataire de l’envoi, les copains autour de lui pouvaient savourer un saucisson de Lyon, un confit d’oie du Sud-Ouest, des rillettes du Mans ou de Tours, une saucisse de Morteau ou de Montbéliard, un cassoulet de Toulouse ou de Castelnaudary, un fromage de Franche-Compté, de Savoie ou d’Auvergne et tant d’autres gourmandises qui faisaient alors l’exceptionnelle richesse gastronomique de la France. Il va sans dire que ces casse-croûte improvisés avec les copains de l’escouade, étaient accompagnés de force rasades de vin que les soldats pouvaient acheter au magasin du cantonnement, dans les bistrots d’un bourg non évacué, ou encore auprès des mercantis, ces marchands ambulants qui s’enrichissaient sans vergogne sur le dos des soldats. Marius Malavialle (2) raconte dans ses souvenirs de guerre, publiés à compte d’auteur, la grande bouffe que lui et ses copains s’offrirent lors de la réception par l’un d’entre eux d’un énorme morceau de gruyère. «Le festin, précise-t-il, fut d’autant plus joyeux qu’ils vidèrent pour l’occasion une bonne quinzaine de bouteilles de vin.»
Pour tous les mobilisés, simples soldats, sous-officiers ou officiers, la réception d’un colis représente un moment de bonheur, car en plus du contenu, il rappelle la chaleur du foyer et maintient le lien avec les êtres aimés. La camaraderie, le goût du partage se manifeste aussi chez les officiers, qui en général sont issus de milieux aisés, et il n’est pas rare que ceux-ci partagent le contenu de son colis avec ses hommes ce qui a pour effet de renforcer l’attachement et le respect que les soldats manifestent à leurs chefs. Pour Paul Cazin il semble naturel de partager avec ses hommes le contenu des colis que lui envoie son épouse. En telle occasion c’est l’aspic de volaille qu’il offre, en telle autre c’est un pudding à la fraise fait maison, en telle autre c’est la conserve de veau aux carottes, tellement savoureuse qu’il a l’impression de l’avoir tout juste « sortie de l’armoire ».Sergent au 89ͤe régiment d’infanterie, Lucien Jeannard (3) a entretenu avec sa femme une correspondance régulière, très révélatrice de la conscience qu’il a de l’absurdité de cette guerre. S’estimant privilégié par rapport aux simples soldats qui l’entourent, il partage avec eux les friandises et confections alimentaires qu’elle et sa famille lui envoient. Il a besoin de recréer les rituels des fêtes traditionnelles même dans les tranchées, comme pour ce premier janvier 1915 où il offre le contenu du colis de sa tante Louise et qu’il chante « en souvenir et par habitude » pour ses camarades sous la guitoune dégoulinante d’eau. Lucien Jeannard se montre très sensible au sens du partage mais aussi aux gestes de solidarité émanant du monde civil. Il est particulièrement frappé par le geste généreux des fillettes d’une école qui s’étaient cotisées pour offrir des colis aux soldats les plus démunis.Mais les Poilus ne comptent pas seulement sur les colis pour s’offrir des extras. Les officiers leurs sont parfois d’une aide précieuse. Sensibles au sort des hommes de troupe, certains gradés, interviennent parfois énergiquement auprès des services du ravitaillement pour leur obtenir des rations supplémentaires ou quelques portions supplémentaires de fromage ou de vin. C’est le cas de ce capitaine (4) d’un régiment d’infanterie qui est très apprécié par les hommes de sa compagnie, car il « exige que nous ayons un litre de vin et une boîte de fromage ou de confiture en supplément, et chacun un paquet de tabac fin tous les six jours. Les fourriers ne sont pas aux noces avec lui ». Il y a même des gradés qui n’hésitent pas à payer de leur poche pour offrir des extras à leurs hommes et cette générosité est propre à les conquérir. « Aujourd’hui, notre capitaine, écrit un zouave, a acheté un joli veau pour la compagnie et puis de belles pommes de terre nouvelles, ainsi que du cochon ; avec ça, ce n’est pas très mauvais ». Il y a aussi, tout simplement les effets d’aubaine et les bonnes occasions que les Poilus saisissent au vol à l’instar de Louis Barthas (5) qui n’hésite pas à tailler dans la carcasse d’un cheval mort accidentellement pour faire des réserves de viande fraîche dont il fera naturellement profiter les gars de son entourage.
Chasse, pêche et braconnage
Mais le hasard ne fait pas toujours aussi bien les choses et parfois il faut lui donner un coup de pouce pour satisfaire ses envies et combler ses manques. Ce dont se plaignent le plus les soldats, c’est du manque de légumes verts et de crudités. La plupart s’en font une raison mais certains se montrent plus réticents envers la nourriture qu’on leur sert. C’est pourquoi, lorsque la saison le permet, il n’est pas rare de voir des soldats postés sur la ligne de feu profiter d’un moment de répit, pour partir en quête de pissenlits, au risque de prendre une balle perdue.Parmi les Poilus d’origine paysanne, qui constituent en réalité la grande majorité des soldats de la Grande Guerre, il en est qui retrouvent très vite leur instinct de chasseur, ou plus précisément de braconnier et trouvent le moyen de placer des collets dans les terrains et bois avoisinant les zones de combats. Louis Malavialle rapporte les exploits d’un dénommé Turpin, dit « double mètre », braconnier adroit dans le civil qui attrapa un lièvre au collet et offrit ainsi un petit festin aux copains.Dans la même veine, certains petits malins, peu respectueux des règlements militaires, s’amusent à tirer les oiseaux qui survolent la zone des combats. Le pire de ces divertissements insolites est que certaines têtes brûlées vont jusqu’à enjamber le parapet et ramper dans le no man’s land truffé de barbelés et chevaux de frise pour aller récupérer leur butin. L’instinct du chasseur peut parfois être récompensé par de grosses prises qui donnent lieu à de véritables festins. Ainsi, Georges Tardy (6) et ses amis de l’escouade peuvent ripailler grâce à l’un d’eux qui a tué un sanglier. Le menu est à la hauteur de la prise : jambon froid, gigot de sanglier rôti (11 livres), salade, compote d’abricots, biscuits, café. Il ne fallut pas moins de 18 litres de vin ordinaire pour accompagner ce repas plantureux mais les amis s’offrirent en extra et en apothéose du bourgogne et du champagne.
Il n'y a pas que les chasseurs mais également les pêcheurs et là encore il serait plus approprié de parler de braconnage, à tout le moins dans certains cas. Lorsque le cantonnement est installé à proximité d’un étang, d’une rivière, ce qui n’est pas rare dans les régions traversées par la ligne de front, certains soldats, particulièrement habiles de leurs mains, se confectionnent avec les moyens du bord une ligne et vont taquiner le goujon pendant leur temps de repos. Non pas qu’ils reviennent de leur campagne de pêche avec la musette pleine de poisson, mais les quelques spécimens attrapés représentent bien davantage que la perspective d’une bonne friture, car le temps passé au bord de l’eau leur a fait oublier les dures conditions de la vie de tranchée. Mais à côté de ces paisibles pêcheurs respectueux des usages et des règlements, il en est de moins scrupuleux qui n’hésitent pas à utiliser des grenades offensives pour parvenir à leurs fins, au risque de s’aliéner les populations locales non évacuées.Cependant, les uns et les autres ne dérogeront pas à l’usage de faire profiter les copains de l’escouade, de leur butin, voire même un plus grand nombre de personnes présentes au camp, y compris le caporal, où même le sergent pour peu qu’ils aient su gagner le respect et l’estime de leurs hommes. Paul Cazin est de ceux-là. Dans une lettre à son épouse il s’épanche sur la gentillesse des hommes qui l’entourent et se dit ému par les marques d’affection qu’ils lui manifestent. Un soir où il tenait une sorte de leçon de vie devant un parterre d’auditeurs attentifs à ses moindres paroles, il se vit offrir un paquet huileux qui contenait « une demi-douzaine de gardons, dorés, frits à point, et si engageants que je tirai aussitôt un bout de pain de ma musette et leur mordit l’échine ». Il est sincèrement admiratif de voir à quel point ces soldats crasseux et si peu instruits, faisaient preuve d’imagination pour améliorer leur ordinaire. Il ne cache pas son émotion à sa femme en évoquant à quel point ces rustres savaient se montrer attentifs à son bien-être. « Ces braves gens, écrit-il, me regardaient manger d’un air d’admiration et de contentement suprême, et je crois que cette bonne amitié faisait plus de bien à mon cœur que cette friture à mon estomac».
L'art de la débrouille
De fait, l’’art de la débrouille est très diffusée sur le front pendant la Grande Guerre. Urbain Caillau (7) explique dans une lettre combien il est facile de faire du café, même lorsque l’on n’a que du café un grain : «Pour moudre le café il existe plusieurs méthodes» explique-t-il « depuis un chiffon quand on le trouve assez propre qu’on comprime entre deux pierres avec les grains, jusqu’à une bouteille qu’on fait rouler sur les grains placés sur une planche. Il s’en perd seulement un peu trop. Le plus simple, le plus pratique, le plus rapide, le plus économique, le moins compliqué… C’est une gamelle dans laquelle on met les grains qu’on écrase en tapant avec la crosse du fusil. Tant pis si quelques grains échappent au massacre » Et pour faire le café on a vite fait de faire un filtre « dans une vieille boîte de singe qu’on perce de petits trous avec la pointe de la baïonnette ».
Les plus débrouillards savent exploiter la moindre situation à leur avantage. Lucien Jeannard évoque le cas d’une escouade envoyée dans un hameau fort tranquille et hors de la vue des officiers. Là ils purent profiter au maximum d’un environnement favorable avec poulailler à disposition, ce qui leur permit de se gaver à satiété d’omelettes agrémentées de pissenlits. Responsable d’une unité sanitaire, Louis Maufrais (8) a pu constater l’imagination dont faisaient preuve les membres de son équipe pour échapper au rata ordinaire. En l’occurrence, ils saisissaient la moindre opportunité pour « se lancer dans des essais culinaires » avec au menu grillades, patates sous la cendre et chocolat épais au lait condensé en dessert. Tout cela naturellement arrosé de vin et couronné de café puis de pousse-café, soit une bonne rasade de gnôle. Parfois le génie créatif de l’homme de troupe est propre à susciter l’admiration des témoins les plus réservés. Engagé volontaire, le philosophe Alain (9), brigadier dans un régiment d’artillerie, évoque le cas d’un certain Richard, de Paris, travailleur du bois et musicien à ses heures qui, avec son camarade Bijard, occupa pendant un certain temps un poste d’observation situé un peu à l’écart mais fort exposé. En leur rendant visite, il constata que les deux compères s’étaient aménagés un petit potager où ils cultivaient des légumes et faisaient pousser des salades. Il put à l’occasion savourer « un merveilleux bouillon de légumes », ce qu’il apprécia grandement. Alain, se dit aussi émerveillé par l’ingéniosité d’un de ses hommes qui parvient avec trois fois rien à fabriquer un alambic, : « Ce même Landry, écrit-il dans ses Souvenirs de guerre, trouva moyen de monter un alambic et de faire de l’eau-de-vie avec les prunes qui trempaient en quantité dans les caves ». L’exploit lui semble d’autant plus admirable que le petit génie en question n’hésita pas à aller récupérer les prunes dans une maison située en zone allemande, ce qui lui valut quelques salves, mais il se sortit indemne de l’aventure. Alain eut l’honneur du premier verre de l’alcool distillé, et découvrit par la même occasion les vertus extraordinaires de l’alcool propre à « guérir la peur ».
Vin et eau-de-vie
Mais la voie la plus courante des réjouissances gustatives, passe souvent par la quête des boissons alcoolisées et notamment du vin qui est de plus ou moins bonne qualité, selon les moyens dont on dispose et de la culture gastronomique des uns et des autres. Le soldat de la Grande Guerre est à quelques exceptions près un buveur de vin de par ses usages alimentaires. Au reste les autorités militaires l’ont très bien compris puisque la ration du soldat comprend une certaine quantité de vin qui augmentera au cours de la guerre, passant du quart quotidien du départ à un litre à la fin du conflit. Mais pour bien des Poilus cette ration était insuffisante et une grosse partie de leur maigre solde était consacrée au supplément de vin qu’ils se procuraient dans les commerces des bourgs, estaminet de village ou débit mobile du mercanti installé à un carrefour des environs. Louis Bartas prétend même qu’à l’instar de « certains animaux du désert capables de détecter la présence de l’eau, les poilus flairent instinctivement le pinard à une grande distance ». Et il observe, médusé, certains soldats, rompus de fatigue, partir remplir leurs gourdes et bidons chez le marchand de vin qui se trouve à des kilomètres de leur bivouac.
D’origine bourgeoise, les officiers sont plutôt familiers des vins de meilleure qualité. Cela est d’ailleurs implicitement reconnu par les services de l’Intendance qui leur fournit un vin de qualité supérieure à celui des simples soldats pour leur usage quotidien. Mais pour les fêtes ou les occasions particulières les officiers s’offrent sur leurs deniers de bons, sinon de grands crus des grands terroirs de France. Les possibilités d’acheter des vins de qualité ne manquaient pas sur le front, des coopératives mises en place par l’intendance pour contrer la prolifération des mercantis, aux commerces de vin encore ouverts dans les villes proches, aux débits de boisson des villages environnants, aux marchands ambulants et occasionnels. Les prix pratiqués dans les régions proches des zones de combat étaient naturellement majorés, mais pour la bourse d’un officier, cela restait raisonnable. Cela ne les empêchait pas cependant de guetter les bonnes occasions et ils ne manquaient jamais de saisir les opportunités d’achats à des prix avantageux. Dans les villes évacuées près des lignes de front, comme Amiens, le Service d’approvisionnement pouvait acquérir des fonds de commerce et même des biens privés, comme des caves particulières dont celles, bien garnies, des maisons bourgeoises abandonnées par leurs propriétaires. Ainsi, Louis Maufrais se vit-il proposer par un lieutenant de ravitaillement des grands crus à un prix défiant toute concurrence. S’étant procuré un fourgon, ses amis et lui chargèrent des caisses de Pommard et de Château d’Yquem, ainsi que quelques bouteilles d’eau-de-vie d’un certain âge. Les festins qui s’ensuivirent au service de santé sous la responsabilité de Louis Maufrais, furent particulièrement joyeux.
(1) Paul Cazin, L’Humaniste à la guerre, Hauts-de-Marne 1915, Paris, Plon, 1920.
(2) Marius Malavialle, Un du Cent-six-trois (163 ͤ d’Infanterie), chez l’auteur, sd. Gallica,,bnf .fr
(3) Lucien Jeannard, http://crdp.ac-amiens.fr
(4) Cités par Jean Nicot, Les poilus ont la parole, dans les tranchées, Lettres du front, 1917-1918, Bruxelles, Complexe, 1998.
(5) Louis Barthas, Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier,1914-1918, Paris, La Dacouverte, 2003.
(6) Bruno Tardy, Un Poilu dans la Grande Guerre, Lettres et photos de Georges Tardy, Chez l’auteur 2010.
(7) Urbain Caillau, « Lettre du 15 janvier 1915 », cité par Rémy. Cazals dans Années cruelles,1914-1918, Atelier du Gué, 1983.
(8) Louis Maufrais, J’étais médecin dans les tranchées, Paris, Robert Laffont, 2011 (2008).
(9) Alain, Souvenirs de guerre, Paris, Paul Hartmann, 1937.
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