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Les questions-réponses de Raymond Queneau un exercice de style alliant mythe et modernité

Figure atypique de la littérature française, l’écrivain anime de 1936 à 1938 une rubrique de questions/réponses, « Connaissez-vous Paris ? », pour le quotidien L’Intransigeant. Aujourd’hui, le lecteur déambule avec un même étonnement dans ce labyrinthe fléché : si les premiers cafés et le percolateur s’y côtoient en toute logique, la fréquentation de l’auberge des Mousquetaires avec la sépulture des Trois Glorieuses a de quoi donner le vertige…



Étienne Crosnier

Entre le dictionnaire administratif (1) du xixe siècle et celui, plus historique (2), du xxe siècle, la rubrique de Raymond Queneau (1903-1976) innove dans le fond comme dans la forme. Celui-ci utilise d’abord le modèle standard de l’enquête auprès du consommateur anonyme, sous forme de questions ouvertes, mais aussi – première nouveauté – de réponses qu’il rédige lui-même. Il pose ensuite les bases rigoureuses de son exploration à partir de sources fiables, sur les vérités et les mystères de Paris. Mais, l’auteur le sait bien, les questions posées en 1936 vont ensuite évoluer, comme la forme d’une ville, vers des réponses nouvelles. Il sait aussi que, chez tout homme créatif et nostalgique, le rêve vient aisément combler les lacunes du savoir. Le jeune homme des années vingt n’a pas non plus oublié la magie du surréel qui abolit, dans l’espace/temps, l’incongruité des choses. Certaines voies parisiennes se révèlent alors autant dans leur portée romanesque ou symbolique qu’historique, avec une vraie part de fantaisie. Et cette invitation au voyage révèle parfois au plus observateur le sens caché de certains récits bouleversants, terribles ou merveilleux dont Paris a le secret.

Bien avant la création de l’Oulipo (3) en 1960, Queneau prône une littérature non aléatoire, dont seules des règles intangibles (liées au langage) sont capables, selon lui, d’encourager et de transcender toute recherche individuelle. L’expérience de L’Intransigeant répond ainsi à un modus operandi immuable pendant deux ans, mais avec un éventail de questions accessibles au lectorat du journal et suffisamment variées pour lui donner envie d’y répondre.

Ce n’est guère évident car, comme le rappelle Jacques Roubaud citant Queneau, « il faut lire les rues ». C’est-à-dire les arpenter inlassablement pour débusquer leur histoire, comme on tourne et retourne les pages d’un livre. L’auteur guide le lecteur pas à pas, même s’il ne s’agit pas seulement de décrire la forme d’une ville avec « un plan sous les yeux » : il faut l’inciter à sortir de chez lui pour se représenter l’histoire sur place, puisque « le mythe raconte » (4). Cet entrelacs de récits, connus ou plus souterrains, a en effet pour ambition de recréer le mythe littéraire de Paris jusque dans sa vivante modernité.


Mille et une devinettes pour un voyage immobile

La rubrique « Connaissez-vous Paris ? » paraît dans le quotidien L’Intransigeant du 23 novembre 1936 au 26 octobre 1938, sous forme de trois à sept questions-réponses à chaque tirage. Il y en aura 2 102 en tout, soit un peu plus de 1 000 questions et autant de réponses en près de deux ans. Un quart d’entre elles seront rééditées chez Gallimard en 2011, sur le critère de leur pertinence dans le paysage parisien contemporain.

Au départ, l’idée germe dans l’esprit de Queneau lui-même qui, « pour mettre du beurre dans les épinards » (5), propose au directeur du quotidien d’aiguillonner la curiosité des chalands sur les énigmes de la capitale. Chaque livraison interroge sur les noms de voies, monuments, antiquités, bâtiments, terrains vagues, personnages célèbres, événements, inventions, etc. ayant émaillé son histoire. Les réponses sont insérées le lendemain dans la rubrique « Petites annonces », afin de joindre l’utile à l’agréable : satisfaire une envie d’érudit, tout en l’incitant à parcourir les offres du jour.

L’auteur adopte un modèle unique et simple, où il ne raconte jamais la même histoire sur Paris, mais presque toujours de la même façon – contrairement à ses Exercices de style de 1947, qui proposeront de raconter 99 fois la même histoire, mais à chaque fois de façon différente. Le but de la chronique étant de satisfaire l’attente du lecteur en évitant ses questionnements superflus, la syntaxe de chaque réponse proposée le lendemain suit un ordre familier – sujet, verbe, complément – tout en multipliant les détails nominatifs et chiffrés, gages de leur validité et de leur exhaustivité.

Le succès est tout de suite au rendez-vous. Ce jeu, interactif en apparence, donne au lecteur l’illusion de faire partie d’un cercle d’initiés, dont l’avis compte. Au point qu’au tout début de la chronique, ce dernier n’hésite pas à y participer directement : une maison de la rue Turbigo doit son bas-relief – un ange ailé tenant un sac à la main – à son propriétaire qui a gagné à la loterie ; ou encore, un « monsieur en melon » (6) se déplace en personne à la rédaction du journal pour rappeler que Le Vendôme fait partie de la liste des cinémas du 1er arrondissement et tenter d’obtenir une prime… non prévue dans ce cas de figure.

Queneau maintient sans faillir le fil rouge de sa démarche, à savoir éclairer scientifiquement et avec légèreté l’origine des noms de voies parisiennes. La chaîne quotidienne des questions-réponses en fait le piment littéraire. Le mythe naît de ce qui, singulier, résonne à l’échelle du collectif : l’assassinat d’Henri IV, rue de la Ferronnerie, ralentit le pas de n’importe quel promeneur citadin. Mais la rubrique de Queneau est d’abord conçue pour le lecteur sédentaire, heureux de se cultiver « gratis » au milieu des petites annonces du journal. Le savoir est à la portée de tous, semble rappeler l’écrivain.

Notre chef d’orchestre, en fin connaisseur de sa partition, n’hésite pas non plus à créer des variations sur un même thème, avec des binômes de questions-réponses autour d’une période précise, où viennent s’entrechoquer des termes antagonistes comme « Palais Bourbon et Maison de la Révolution » : « Où fut installée l’École Polytechnique lors de sa fondation ? Confisqué en 1790, c’est dans le Palais Bourbon, devenu Maison de la Révolution, que fut installée, en 1794, la nouvelle École Polytechnique. »

Avec aussi des duos de questions volontairement « techniques » : « Combien y avait-il d’abonnés au téléphone, à Paris, au bout d’un an d’exploitation ?/ Où se trouvait le premier central téléphonique à Paris ?  / À quelle époque eurent lieu les premières distributions d’eau à domicile à Paris ? / Où se trouvaient les réservoirs qui alimentaient les conduites d’adduction ? »


La culture par le jeu

Tout lecteur est, par nature, joueur. Le professeur Queneau invente donc un quiz ludique, avec le souci opiniâtre du vrai. Comme lecteur à la Bibliothèque Nationale, il a en effet constaté que « la plupart des livres sur Paris se copiaient les uns les autres » (7), perpétuant les erreurs de jadis car dépourvus de « méthode historique » (8). Sur les traces du marquis de Rochegude (9), relayé par Jacques Hillairet, il s’en distingue par la primauté de l’exactitude (dates, noms, lieux, récits) sur l’échelle du temps. Par exemple, l’inauguration du premier central téléphonique parisien, au 27 avenue de l’Opéra, a eu lieu le 8 septembre 1879. Or, tous les chroniqueurs précédents se sont accordés sur une date approximative, par commodité ou paresse intellectuelle. Pour Queneau, l’avis d’un confrère n’est jamais satisfaisant et il est impératif de remonter aux sources : vestiges d’archéologie, cartographie (géographique, géologique), plans d’urbanisme (percement de voies, construction d’immeubles, tracé de lignes de métros et de bus…), littérature de l’époque – tous documents dûment remisés aux archives et dans les bibliothèques municipales et nationales.

Mais le lecteur traditionnel de la rubrique « Connaissez-vous Paris ? » n’est pas un explorateur en herbe. Il cherchera les réponses dans sa zone de confort, le dictionnaire, la radio (en 1936, la télévision n’est pas encore en service), les voisins et les conversations de bistrot. Queneau propose donc des correspondances faciles à mémoriser comme dans un jeu de cartes. Ainsi, la Bourse du Commerce, de la fin du xixe siècle, fut un siècle plus tôt une Halle aux Blés, construite elle-même sur l’emplacement d’un hôtel ayant appartenu à Catherine de Médicis et ayant disparu en 1749. Commerce-blés-hôtel, voilà un exercice mnémotechnique amusant et facile à retenir.

Mais si sa chronique n’est pas dénuée de fantaisie, son style reste volontairement sobre. L’exemple des théâtres construits sur des cimetières est ainsi traité avec une approche clinique : le Théâtre du Gymnase a été construit (en 1820) sur l’emplacement du cimetière Bonne-Nouvelle ; le Théâtre du Vaudeville (démoli et remplacé par le Paramount) fut édifié en 1869 sur l’emplacement de l’hôtel Sommariva, lui-même construit sur l’emplacement du cimetière Saint-Roch.

En quelques lignes, le lecteur traverse allègrement quatre niveaux superposés du tissu parisien, Paramount, Vaudeville, Sommariva, Saint-Roch. Avec un constat pince-sans-rire : à Paris, les morts laissent toujours la place aux vivants.« Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) » (10), mais toute évolution pique la nostalgie de celui qui assiste, impuissant, à ses petites morts. L’auteur prend soin de se pencher sur les victimes du progrès avec le regard d’un chirurgien rompu à cet exercice : « À quelle époque eut lieu l’accident de métro, à la station "Couronnes" » ?

Le 10 août 1903, un peu plus de trois ans après la mise en service de la première ligne de métro. Une motrice prit feu à Barbès ; l’incendie éteint et les voyageurs évacués, la rame fut conduite à Combat (11) où un deuxième incendie se produisit, qui fut également éteint. C’est alors que la rame de secours prit feu, à la station Ménilmontant. Les voyageurs qui se trouvaient dans une rame en attente à Couronnes furent asphyxiés par la fumée provoquée par ce troisième incendie. Il y eut quatre-vingt-quatre morts.

Enfin, pour demeurer exemplaire, Queneau met un point d’honneur à ne jamais prendre position. Nulle donnée subversive, de nature phonétique ou sémantique, ne vient troubler sa chronique : le mythe étant le propre de l’homme, le lecteur découvre une architecture de mots sur mesure pour alimenter sa soif quotidienne de récits inédits.


Écrire une odyssée contemporaine

Tel un croisiériste, il se laisse emporter par le courant de l’histoire et le souffle du mythe, des antiquités parisiennes à la Belle Époque, de Clovis à Lénine. Le merveilleux y côtoie le cruel, les allégories de Baudelaire et d’Homère, aède supposé aveugle qui voyageait en lui-même, fraternisent. Piéton de Paris (12) dans l’âme, le vacancier du savoir plonge volontiers « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » (13), comme un marin qui, sur la terre ferme, se laisse emporter par la houle des pavés.L’auteur, rappelons-le, est féru de mythologie. Il a tout juste vingt ans lorsqu’il définit son art très personnel de la flânerie urbaine, une amphionie ou une antiopée, comme il la nomme savamment et non sans ironie. Dans son poème L’amphion, écrit en 1923, il évoque un Paris en fuite, dont seuls les plans mis à jour pourraient permettre de maîtriser la fuite du temps.

Mais l’aède Queneau révèle une intention supérieure à celle du géomètre. L’Amphion de la mythologie grecque, fils de Zeus et d’Antiope, avait bâti avec son frère jumeau les remparts de Thèbes, à l’aide de sa flûte et de sa lyre, pour protéger leur mère. Dans un même dessein, l’écrivain entoure son Paris mythique d’un mur de chiffres et de mots. Il empile les époques les unes sur les autres, avec l’autorité d’un bâtisseur adoubé par l’Olympe : « De quelle époque datent les statues et le bas-relief représentant Léda (14) qui ornent la fontaine Médicis ? Les statues qui ornent la fontaine Médicis datent du Second Empire ; le bas-relief qui représente Léda, de 1807. Cette fontaine est un édifice composite, édifié en 1864 et formé d’une fontaine élevée en 1620 dans les jardins du Luxembourg et d’une autre qui se trouvait rue de Vaugirard, au coin de la rue du Regard et que le percement de la rue de Rennes fit disparaître. 1807 (Premier Empire), 1864 (Second Empire), 1620 (règne de Louis XIII) : l’aède construit dans le désordre un récit tangible qui se joue de la temporalité. L’espace de la ville unit à la fois les contours de la fontaine, son mythe impérissable et le symbole d’abandon amoureux et de fertilité qui y est lié. »

Dans le questionnaire de l’écrivain, chaque lieu cité évoque presque toujours la vie d’un personnage célèbre ou un événement marquant, imprimés dans la mémoire collective : « Quelle est la fontaine de Paris qui fut élevée par souscription publique ? La fontaine Molière fut élevée, en 1841, à la suite d’une souscription publique. Elle remplaça l’ancienne fontaine de l’Échaudé, qui datait de 1671 » (15).

Mais le nom propre ouvre aussi une perspective nouvelle sur un lieu donné : « Où mourut Alfred de Musset, le 2 mai 1857 ? Alfred de Musset mourut, le 2 mai 1857, dans la maison qui porte maintenant le numéro 6 de la rue du Mont-Thabor (1er) » (16).Est-ce le lieu qui institutionnalise l’homme illustre, ou ce dernier qui immortalise le lieu ? Queneau s’ingénie à tirer le fil magique du site au récit, et inversement, pour permettre au lecteur d’utiliser la formule au gré de ses dérives citadines. Le mythe moderne de Paris, dans son prolongement jusqu’au XXIe siècle, fait évoluer notre connaissance. Témoin l’exemple qui suit : « D’où vient le nom de la rue de l’Arbre-Sec ? L’“arbre sec” en question était une potence. »

Si cette réponse éclaire le mythe sous le soleil noir de La Ballade des pendus de François Villon, le lecteur d’aujourd’hui, connecté à différents supports numériques, sera surpris de constater que l’outil de recherche wikipédia fournit au moins deux autres suggestions : ce nom proviendrait de l’enseigne d’un drapier, représentant un arbre dépourvu de feuilles ; cette enseigne, ou celle qui lui a succédé, se trouve aujourd’hui au musée Le Secq des Tournelles à Rouen ; il serait la déformation de « rue de l’Arbre-Sel », nommée ainsi au xiiie siècle en référence à un chêne situé dans cette rue qui, un matin d’hiver, se trouva couvert de givre comme s’il était couvert de sel.

Tout en développant le commentaire de Queneau lui-même : “Le surnom d’« arbre sec » aurait été donné au gibet qui se trouvait à l’extrémité nord de la rue, sur l’ancienne place de la Croix-du-Trahoir, à l’angle de la rue Saint-Honoré.

Le modèle de L’Intransigeant, à partir d’un tronc commun immuable, produit un nombre infini de ramifications. Mais le lecteur de wikipédia est-il pour autant plus érudit que celui de 1936 ? Le doute est permis : « Quelle est la rue de Paris qui porte le nom d’un capitaine d’une compagnie de la Garde Nationale célébrée par Jean Reybaud dans Jérôme Paturot ? »

L’auteur cite un ouvrage qui fit du bruit au xixe siècle, mais dont on peine à retrouver la trace en 2022. Le nom du capitaine est celui d’un certain Boutarel, qui apparaît bien dans Jerôme Paturot à la recherche d’une position sociale, publié en 1846. Devant son incroyable succès de librairie, Reybaud a transformé l’essai trois ans plus tard avec Jérome Paturot à la recherche de la meilleure des Républiques. Paturot y apparaît comme le parangon de tous les opportunismes, à commencer par vivre délibérément aux crochets de l’État.

Selon Queneau, « la rue Boutarel (4e) porte le nom du capitaine d’une compagnie de la garde nationale qui passait, sous Louis-Philippe, pour être une compagnie d’élite et l’une des meilleures de Paris. Jean Reybaud l’a célébrée dans Jérôme Paturot. Cette rue a été créée en 1846. » Mais selon wikipédia, « elle fut nommée ainsi en hommage à M. Boutarel, propriétaire des terrains sur lesquels la voie a été ouverte. »

Où se situe la vérité ? L’auteur, qui a lu l’ouvrage de Reybaud, valide les informations collectées sur Boutarel, dont le nom ressort du phénomène littéraire concomitant. En revanche, le lecteur de wikipédia, n’ayant pas accès au texte, peut se satisfaire largement d’une mention sur un vague propriétaire de terrains. Et combien d’internautes iront chercher la vérité vraie dans le livre de Reybaud, alors même que la magie du lieu, avec sa vue imprenable sur le chevet de Notre-Dame-de-Paris, suffit à les enchanter ? Ici, le nom s’estompe au profit du paysage mythique du Paris intra-muros, creuset de n’importe quel récit fabuleux.

Ailleurs, c’est autre chose et Boutarel n’est pas le seul exemple qui pose question. En termes de dénominations, l’histoire de Paris s’incline parfois devant les privilèges du rang social : « Quelles sont les rues de Paris qui portent des noms d’échevins ? (17) Boucher, Buffault, Chauchat, Daval, Martel, Richer et d’Angelesme de Saint-Sabin, tous échevins de Paris entre 1764 et 1789, ont donné, de leur vivant, leur nom à des rues de Paris : c’était une mode à l’époque, chaque échevin voulait avoir sa rue ; des greffiers de la ville, tels que Boudreau et Taitbout, obtinrent la même faveur [...]. »

Échevins, greffiers, propriétaires de terrains, notables bien en vue du pouvoir royal, ont bénéficié de ses largesses pour apposer leurs noms sur les plaques (18) des rues. Une odonymie qui, au regard de leur personnalité artistique, politique ou morale, ne se justifie plus aujourd’hui. Le promeneur rêve alors que ces noms, trop « communs » à ses yeux, laissent place à des patronymes sortis tout droit du roman de Paris et de son histoire sans fin...


À la recherche de la mémoire en fuite

De même, des questions relatives à certains bâtiments, synonymes aujourd’hui de tristesse et d’effroi, n’ont pas été retenues par l’auteur en son temps : « D’où vient le nom du cinéma (ancien théâtre) Ba-ta-clan ? » (19) situé au n° 50 du boulevard Voltaire ? Le lecteur d’aujourd’hui oublie volontiers que le terme « Bataclan », signifiant « grand remue-ménage », a été créé par le dramaturge Charles-Simon Favart (1710-1792). Il l’associe désormais à un « massacre des Innocents » contemporain, dont le souvenir reste indélébile, tant dans l’inconscient collectif que dans les publications.

Bien avant cette tragédie, Paris était déjà le repaire de drames et faits divers, dont l’auteur s’est fait l’écho : « Le mur des fédérés, contre lequel, le 28 mai 1871, les Versaillais fusillèrent 147 communards se trouve au Père-Lachaise, le long de la 97e division. Il [Gérard de Nerval] se suicida dans la nuit du 25 au 26 janvier 1855, rue de la Vieille-Lanterne, à l’emplacement exact de la scène du théâtre Sarah-Bernhardt [rebaptisé théâtre de la Ville en 1968]. »

C’est le 11 avril 1918 que tomba sur la maternité Port-Royal un obus allemand qui fit vingt victimes. Une inscription, à l’entrée, boulevard de Port-Royal, en rappelle le souvenir.

Si Paris est une fête, c’est parfois le diable qui mène la danse. L’impasse Satan, ainsi nommée par opposition au passage Dieu, son voisin dans le 20e arrondissement, évoque les deux postulations fondamentales de l’homme, le bien et le mal, depuis nuit des temps. Paris peut être simultanément, pour le promeneur ignorant, un paradis et un enfer.

Mais les différentes voies publiques ou privées de Paris apparaissent d’abord, au lecteur de la chronique, comme autant de lignes de vie à déchiffrer. Début 1937, Raymond Queneau en dresse la liste des variantes littéraires, soit 46 en tout : « Rue, passage, avenue, impasse, square, place, villa, cité, boulevard, cour, quai, pont, port, allée, galerie, sentier, porte, chemin, sente faubourg, ruelle, rond-point, hameau, jardin, péristyle, parc, carrefour, cours, gare, marché, chaussée, bourse, halle, route, bois, palais, arcade, carré, entrepôt, escalier, esplanade, palacio, passerelle, pavillon, portique, voie. »

Un « passage » donne un sens plus romanesque au nom qui l’accompagne : « Quelle est la voie de Paris la plus étroite ? La voie de Paris la moins large est le passage de la Duée (20e), long de 85 mètres et large seulement de 0,90 m. »

Le plus souvent exhaustif et sans parti pris, Queneau laisse parfois (volontairement ?) le lecteur sur sa faim. Par exemple, il ne s’attarde pas sur la signification de « la Duée », ou « source jaillissante », qui offre une jolie connotation mythique. En revanche, il se concentre plus longuement sur le « passage de la Reine-de-Hongrie » : « Le passage de la Reine-de-Hongrie va de la rue Montmartre à la rue Montorgueil. Une marchande aux halles, Julie Bécheur, qui habitait ce passage en 1789, ressemblait à ce point à la reine de Hongrie (Marie-Thérèse) que Marie-Antoinette, l’apercevant un jour, en fut elle-même frappée. On la surnomma la "Reine de Hongrie" et le nom resta au passage qu’elle avait habité. »

Dès que la légende s’empare du lieu, l’écrivain n’hésite pas à tirer à la ligne. Un nom mystérieux fait naître sous sa plume l’histoire de trois personnages, réunis par le sortilège de Paris. Le mythe dépasse ainsi, par la puissance de son évocation, la réalité même. Queneau a beau faire le jeu de l’authenticité, il n’en demeure pas moins un inconditionnel du récit pour le récit, étroitement mêlé d’hypothèses et de certitudes : « Quelle authenticité faut-il attribuer au tombeau d’Héloïse et d’Abélard, au Père-Lachaise ? Le monument d’Héloïse et d’Abélard au Père-Lachaise fut composé de toutes pièces par Alexandre Lenoir (20) qui utilisa des fragments provenant de l’abbaye de Saint-Denis. Pour la statue d’Héloïse, il se servit d’une figure de femme du xiie siècle à laquelle il fit mettre le masque d’Héloïse ; seule, la statue d’Abélard serait authentique et proviendrait de son tombeau primitif, à Saint-Marcel-Lez-Chalon-sur-Saône. Le monument fut placé au Père-Lachaise en juin 1817. »

Tel un archéologue littéraire revisitant et réinventant les espaces urbains sur plusieurs strates temporelles, Queneau anticipe sur les années d’Occupation où toute liberté, de la bibliothèque à la rue, sera muselée. Mais sa chronique survit heureusement au chaos de l’Histoire. Elle demeure avant tout une expérience humaine, un exercice de style fraternel tissé de liens culturels indissolubles – une sorte d’Intranet avant la lettre, réservé aux êtres amoureux de leurs rêves, fidèles à leurs fantômes étranges et familiers.

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