Les scènes parisiennes de Charles Baudelaire
- anaiscvx
- May 2, 2024
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Paris est le vrai décor, complice et hostile, de ce grand poète solitaire. Non seulement pour ses histoires d’amour tourmentées avec Jeanne Duval et Marie Daubrun, deux comédiennes de la scène parisienne, ou encore pour la création et le procès des Fleurs du mal dans ces îles jumelles blotties entre les bras de la Seine, en plein cœur de Paris. Mais aussi pour une partie moins connue, tout aussi harassante, de son activité littéraire : des plans ou ébauches de pièces qu’il ne parviendra jamais à « vendre » à un directeur de théâtre.
Étienne Crosnier / historien

À l’aube des années 1840, le jeune Baudelaire veut déjà surprendre. Il adopte délibérément une posture sociale (non encore littéraire) de dandy bohème, dans les cafés parisiens à proximité des théâtres.
Un goût précoce de la représentation
Il se place toujours à distance respectable de ses compagnons de la première heure, les habitués de la pension Bailly (1) – Ernest Prarond, Gustave Le Vavasseur, Jules Buisson, Arsène Houssaye, Champfleury, Félix Tournachon (dit Nadar), Charles Asselineau et Théophile Gautier… –, dont Eugène Crépet (autre connaissance du poète) parviendra à rassembler les témoignages précieux dans son Étude biographique, publiée en 1906. On y découvre qu’après avoir reçu sa part de l’héritage paternel le 9 avril 1842, à l’âge de vingt et un ans, Baudelaire mène grand train et s’affiche en public dans des costumes raffinés : c’est « Byron habillé par Brummel » (Le Vavasseur), avec pourtant le souci d’éviter d’en faire trop : « Baudelaire n’était dandy que pour la bohème du temps des Cariatides et les poètes du quartier latin. » (Jules Buisson).
Toujours d’après les témoignages d’Asselineau, Le Vavasseur et Prarond (2), Baudelaire se rend régulièrement au café Tabourey (3), juste à côté du théâtre de l’Odéon, les cheveux parfois teints en vert. Lorsqu’il intervient dans les discussions, il s’exprime avec solennité, en des termes choisis, afin de décourager d’éventuels contradicteurs. Il cultive déjà son individualisme en restant soigneusement à l’écart des groupes ou des corporations, fuyant l’agitation ambiante, tout en s’affirmant par son talent oratoire lorsqu’une opportunité se présente.
Baudelaire choisit par exemple de déclamer ses premiers vers en adoptant la pose et le ton de l’acteur en vogue : « Quand il composa lui-même des poésies, il les lut dans les divers cénacles de ses amis. […] Après s’être fait quelque peu prier, il nous disait, ou plutôt nous psalmodiait ses vers d’une voix monotone, mais impérieuse, et qui forçait l’attention des profanes. » (4) Notamment Le Vin de l’assassin et Don Juan aux enfers, deux des plus anciens poèmes des Fleurs du mal(selon Ernest Prarond), également à l’origine de deux projets pour le théâtre, L’Ivrogne et La Fin de Don Juan. Auxquels s’ajoutent Idéolus et surtout Le Marquis du 1er housard, un drame historique et patriotique qui sonne pourtant le glas de sa carrière d’auteur dramatique au milieu du Second Empire, en dépit des efforts consentis pour l’imposer.
Dans les coulisses de l’Histoire
Outre les cafés, Baudelaire fréquente assidûment les salles de théâtre, là où tout se joue, comme spectateur et comme observateur. Dans les coulisses, il croise de jeunes comédiennes dont la séduction et l’élégance le subjuguent. En 1842, au moment des premières Fleurs du mal (titre non encore choisi à cette période), il fait la connaissance de Jeanne Duval, interprète de seconds rôles à la Porte Saint-Antoine. Elle est mulâtresse et envoûte le jeune Charles qui, depuis son retour des îles, chante dans ses vers les voluptés exotiques et l’ivresse des sens. Jeanne lui inspire quelques poèmes magnifiques : « Le serpent qui danse », « Les bijoux », « La chevelure »… Baudelaire installe sa compagne au 6 rue de la Femme-sans-Tête (aujourd’hui rue Le Regrattier), non loin de l’hôtel Pimodan, dans l’île Saint Louis, où il loue une chambre. Jusqu’à la mort du poète en 1867, leur liaison sera émaillée de disputes, de ruptures et de réconciliations. Comme un vaudeville ou un mélodrame toujours recommencé, sans dénouement et nécessaire à son inspiration, du reste éclectique à cette période de sa vie.
Car entre deux poèmes ou deux visites à sa bien-aimée, Baudelaire s’essaie également au théâtre. Il espère en tirer d’importants revenus en « vendant » ses plans de pièces détaillés – il rebute à les rédiger sans avoir au préalable perçu une avance sur recette – aux directeurs parisiens en vue : notamment ceux de la Porte Saint-Martin, de la Gaîté ou encore du Cirque. Après quelques refus et pour coller à l’actualité (avènement du Second Empire), il se lance dans un sujet sur Napoléon Ier et l’aristocratie après Waterloo, aussi parce que la Seconde République l’a déçu. Certes, il a fait le coup de feu dans les rues de la capitale lors des journées de février 1848, mais la représentation populaire a ensuite été battue aux élections présidentielles de décembre, puis aux élections législatives de mai 1849. Le coup d’État du 2 décembre 1851, qui maintient au pouvoir Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, le rapproche alors intellectuellement de Joseph de Maistre, théoricien de la contre-Révolution, pour décrire les sentiments contradictoires qui l’animent : « Ma fureur au coup d’État. Combien j’ai essuyé de coups de fusil ! Encore un Bonaparte ! Quelle honte ! Et cependant tout s’est pacifié. Le Président n’a-t-il pas un droit à invoquer ? Ce qu’est l’Empereur Napoléon III. Ce qu’il vaut. Trouver l’explication de sa nature, et sa providentialité. » (5)
L’écriture d’une pièce sur la glorieuse période napoléonienne est donc justifiée par le pouvoir en place, avec un chef historique à sa tête, mais le dramaturge Baudelaire, réclamant vainement une aide financière, tarde à se mettre au travail. Il se décide enfin après les succès de Napoléon III lors de la campagne d’Italie en 1859, puis l’annexion par la France du comté de Nice et du duché de Savoie, qui porte le mythe de la famille Bonaparte de nouveau à son zénith. L’intrigue, inspirée d’une nouvelle de Paul de Molènes, Les Souffrances d’un houzard (1853), décrit les tourments d’un jeune aristocrate, Wolfgang, déchiré entre son attachement à sa famille, son admiration indéfectible pour l’Empereur et la Grande Armée, et l’amour insensé qu’il éprouve pour une belle espionne. Autour de ce Werther en uniforme, aristocrate foncièrement romantique (« Le tombeau de sa mère est dans le parc même »), mais foncièrement paradoxal – Baudelaire lui-même –, car attiré à la fois par l’éclat de la gloire militaire et le vertige d’un amour sans issue, Goethe et Chateaubriand ne sont pas loin : Wolfgang se suicide de désespoir, c’est le triomphe du postromantisme baudelairien.
Mais la recette ne fonctionne ni auprès de son entourage, ni de Paul de Molènes lui-même. Baudelaire semble avoir oublié qu’en 1860, le pathos n’est plus du goût d’un public davantage grisé par le grandiloquent, l’héroïque, que par l’intime et les peines de cœur – le romantisme et ses succédanés ont vécu. Dans le but d’obtenir malgré tout une avance, il envoie le texte du Marquis à Hippolyte Hostein (6), célèbre et redouté directeur du théâtre de la Gaîté puis du Cirque (7), que lui a présenté sa nouvelle conquête, la comédienne Marie Daubrun, découverte fin 1847 dans La Belle aux Cheveux d’Or à la porte Saint-Martin. Marie remplace Jeanne pendant dix bonnes années et lui inspire quelques pépites des Fleurs du mal, comme « L’Invitation au voyage » et « Chant d'automne ». Lorsque Théodore de Banville enlève la belle en 1859, le poète n’y prête guère attention ; il est concentré sur le verdict d’Hostein à propos du Marquis et confie son angoisse à sa mère, l’éternelle confidente : « Mon rêve, tu le sais, est de fondre des qualités littéraires avec la mise en scène tumultueuse du boulevard » (8) (11 octobre 1860).
Une semaine plus tard arrive un billet d’Hostein, comme une fin à peine voilée de non-recevoir : « Bizarre. Ni oui, ni non. Engagement simple à continuer vivement. » (9) Baudelaire se met alors en retrait, non sans un aveu personnel qu’il lâche comme un cri du cœur : « […] Le théâtre m’inspire un tel dédain […] » (10)
Ce terrible « dédain » n’est certes pas nouveau chez lui. Depuis la querelle entre les partisans de Hugo et ceux de Ponsard en 1843, Baudelaire se tient à distance respectable des tragédiens, mais se montre intransigeant avec la profession en général, n’essayant jamais d’écrire des rôles sur mesure pour les comédiens célèbres de l’époque comme Philibert Rouvière et Hippolyte Tisserant. Les ébauches de pièces qu’il propose, de 1849 à 1860, annoncent davantage de futurs romans, nouvelles, ou textes en prose comme ceux du Spleen de Paris…
C’est durant cette décennie, creuse en réalisations pour la scène, qu’il parvient à faire publier Les Fleurs du mal et qu’il est poursuivi pour outrage aux bonnes mœurs. Le dédain de « toutes ces banalités » (11) s’avère alors incommensurable, car l’écriture théâtrale ne lui permet même pas de combler son déficit : endetté chronique depuis ses années de prodigalité à l’hôtel Pimodan, il devient également débiteur de Poulet-Malassis, l’éditeur des Fleurs du mal, à partir de 1857.
Pour les acteurs comme Tisserant et Rouvière, ou les directeurs de la scène parisienne du Second Empire comme Marc Fournier ou Hippolyte Hostein, il faut être impérativement dans la continuité des Pixerécourt (1773-1844), auteur de comédies, mélodrames et vaudevilles destinés à susciter l’enthousiasme du public. La formule gagnante est toujours la même : le mélo qui fait sangloter, le vaudeville qui fait rire, ou encore la fresque à grand spectacle qui fait vibrer le spectateur. Rien de tout cela chez Baudelaire, ennemi juré de la théâtralité (tout ce qui n’est pas le texte) et pour qui le théâtre est d’abord source de poésie et d’étrangeté, notamment dans les pièces de Shakespeare qu’il cite dans « La Béatrice » (12) : « Contemplons à loisir cette caricature/Et cette ombre d’Hamlet imitant sa posture,/Le regard indécis et les cheveux au vent. »
Voilà ce que Baudelaire veut exprimer dans son théâtre : toutes les facettes de la psychologie d’un personnage, évoluant logiquement et irrémédiablement d’un état à un autre. Poète ou peintre égaré dans l’univers de la scène, il souhaite néanmoins attirer le public par sa conception d’un art nouveau. Il s’oppose farouchement à l’expressionnisme gestuel et à l’emphase en se concentrant sur l’intériorité du rôle avec, au fil du scénario, des ruptures de rythmes qui traduisent son obsession récurrente : la dualité en l’homme du bien et du mal.
En outre, le poète devine que Shakespeare n’est plus dans l’air du temps. En amont de son projet, il tient un double langage à son éditeur : « Mon drame va bien », et à sa mère : « […] c’est mal construit, c’est injouable ; c’est même indigne d’être présenté ! […] ». La question de l’argent domine tellement ses velléités d’écriture théâtrale, qu’il finit par y renoncer définitivement au début des années 1860 et par migrer vers la Belgique, terre d’asile illusoire pour ce génie incompris.
Enfin, la personnalité originale, complexe et intransigeante de l’auteur cultive un paradoxe qui déplaît, à la fois dans son œuvre – marier le Beau et l’horrible – et dans sa vie – obtenir l’argent des autres, qu’il méprise par ailleurs, sans pourtant arriver à ses fins. Asocial, élitiste, le poète survit seul et se tient à distance pour mieux plonger « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau » (13) !
Bref, la scène parisienne a rejeté Baudelaire parce qu’elle n’est pas que littérature. Mais d’autres scènes, à Paris même, vont lui permettre de s’affirmer comme l’un des plus grands poètes de son temps, avec l’éclat et le scandale que l’on sait.
Paris, théâtre des Fleurs du mal
Retour, donc, à l’hôtel Pimodan, où se sont enflammés très tôt les passions et le génie baudelairiens. Cette théâtralité absente de ses ébauches de pièces, Baudelaire la développe de manière exacerbée dans Les Fleurs du mal, l’œuvre de sa vie, dont le décor est un Paris transfiguré par un cortège sans fin de rêveries, d’hallucinations et de fulgurances. En octobre 1843, sous les combles de ce magnifique immeuble d’époque, au troisième étage, il écrit les premiers grands poèmes des Fleurs du mal (14). Les fenêtres de l’hôtel donnent sur la Seine qui, par le mouvement ininterrompu de l’onde, symbolise une invitation au voyage perpétuelle dans l’imaginaire. Cette île, entre deux rives et à l’abri du tumulte urbain, lui fournit l’inspiration nécessaire pour choisir ses thèmes, convoquer ou répudier ses fantômes favoris, et élaborer des figures de style audacieuses et complexes. Comme il vient de toucher l’héritage de son père à ses vingt et un ans, le jeune Charles profite également de la vie et dépense sans compter. Sa mère, inquiète, le place sous tutelle judiciaire en 1844, ce qui suscite chez lui un ressentiment profond et durable.
Baudelaire fait également l’expérience de la drogue en rejoignant le club des Haschischins, juste à l’étage en dessous du sien. Chaque mois, il y croise des artistes et écrivains majeurs : Delacroix, Balzac, Flaubert, Théophile Gautier, ou encore Honoré Daumier. Paradis artificiels, art et littérature relèvent ainsi d’une alchimie savante et incomparable pour le jeune poète, qui décrira les effets du haschich dans plusieurs textes (15) célèbres.
Quinze ans plus tard, sur l’autre île parisienne, celle de la Cité, Baudelaire assiste impuissant à l’acte d’une pièce qui va bouleverser sa vie : le procès des Fleurs du mal, dans la sixième chambre correctionnelle du Palais de justice. Le 20 août 1857, le poète est en effet poursuivi pour outrage aux bonnes mœurs. Face au magistrat Ernest Pinard, qui a instruit le procès contre Flaubert quelques mois plus tôt mais a échoué à le faire condamner, Baudelaire n’a que son amour des lettres et sa grande érudition pour se défendre. Il écope d’une amende de trois-cents francs et d’un retrait de six poèmes, comportant, selon l’accusation, des passages ou expressions obscènes et immorales. Grâce à l’intervention bienveillante et décisive de l’impératrice Eugénie, répondant à la lettre du poète du 6 novembre 1857, l’amende est réduite à cinquante francs. Mais il faut attendre septembre 1946 pour que les pièces jugées licencieuses, condamnées quatre-vingt-dix ans plus tôt, soient réintégrées au recueil, et 1949 pour que la Cour de cassation annule le procès intenté aux Fleurs du mal. Baudelaire ne se remettra jamais d’une si cruelle injustice, en dépit du soutien d’écrivains influents, mais trop peu nombreux : Théophile Gautier, Prosper Mérimée et Jules Barbey d’Aurevilly.
In fine, Charles, dramaturge ou poète, ne parviendra jamais à imposer Baudelaire de son vivant. Certes, le contexte n’est guère favorable à cet esthète pessimiste et orgueilleux, que désespère la marche inexorable du progrès. Après la révolution de 1848 et l’avènement du Second Empire, tout change à Paris, dans les théâtres et dans les rues, et l’esprit de Baudelaire, romantique et décadent, nourri de mythologies, mais aussi épuisé par les insomnies et les drogues, ne cherche plus à s’adapter au diktat de la rentabilité. Le réaménagement des quartiers parisiens sur la rive droite, la suppression des petits balcons au-dessus des parterres et le paiement des places généralisé entraînent aussi la disparition des petits théâtres, ainsi qu’un éloignement du public à l’égard du drame social (à l’exemple de Scribe, dont Baudelaire lorgnera vainement le fauteuil à l’Académie française en 1862). La foule est désormais friande de vaudevilles (Labiche), d’opérettes de caf’ conc’ (Florimond Ronger, Offenbach), de comédies de mœurs et autres mélodrames, visant essentiellement à la divertir et à l’émouvoir. Dès les années 1850, le progrès emporte tout avec lui et Baudelaire ne trouve sa place nulle part : il demeure à jamais, dans son essence fructueuse et contradictoire, un poète antique et moderne (16). L’homme de la rue, qu’il croise tous les jours, impatient, avide, partial, n’a plus le temps de réfléchir et en veut pour son argent. Quant au lectorat de ses poèmes, il reste à jamais intemporel et invisible autour de lui. Charles s’enfonce lentement dans la maladie qui l’emportera et ne se doute pas un seul instant que, grâce à sa mère et une poignée de fidèles, le mythe Baudelaire jaillira de son dernier souffle – comme une réponse impériale et définitive au mauvais sort.
Le 31 août 1867, Charles Baudelaire joue son dernier spectacle, toujours en solitaire : il s’éteint chez le docteur Duval au 1 rue du Dôme, dans le 16e arrondissement, puis est inhumé dans le caveau familial au cimetière du Montparnasse. Si le poète s’est éloigné de Paris dans sa jeunesse, vers l’île Maurice, puis à l’âge adulte, vers la Belgique, il y est revenu pour mourir après y avoir composé parmi les plus belles pages de la poésie française du xixe siècle. Paris fut la scène de Baudelaire, dont l’œuvre poétique, mieux qu’une autre, a su nous restituer les infinies correspondances.
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