Les séjours parisiens de Jean-Jacques Rousseau
- anaiscvx
- May 2, 2024
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Au cours de sa vie d’errance instable, Jean-Jacques Rousseau séjourne plusieurs fois à Paris, entre 1731 et 1778, date de sa mort. Résidant dans plusieurs logements successifs du quartier de l’église Saint-Eustache, il connaît la précarité d’un jeune écrivain et musicien peu reconnu puis la défaveur souvent violente des autorités et de ses pairs envers son caractère et ses écrits philosophiques.
Adrien Bostmambrun

Né le 28 juin 1712 à Genève, qu’il quitte précipitamment à l’âge de seize ans pour ne plus avoir à subir les sévices d’un contremaître violent, Jean-Jacques Rousseau connaît une existence agitée, au gré de longues pérégrinations souvent bucoliques et rêveuses ou marquées par des épisodes brutaux, ne serait-ce qu’à travers ses relations sociales.
Un jeune musicien sans le sou dans la capitale
Après avoir quitté sa Suisse natale, il gagne le duché de Savoie (Annecy, Chambéry) où il vit aux côtés de Françoise-Louise de Warens, sa tutrice devenue sa bien-aimée. Elle parvient à le convertir au catholicisme. Dans les années 1730, bien que resté très lié à Mme de Warens, il parcourt d’autres contrées, se rendant notamment à Turin, Lausanne ou Lyon. Il entend alors faire carrière comme musicien et, pour connaître le succès, gagne Paris.
Sa première venue (quinze jours tout à pied depuis la région lyonnaise !) est assez rapide, de juin à août 1731. Les Confessions, qu’il écrira entre 1765 et 1770, renferment des détails de ses séjours parisiens et témoignent de sa découverte de la misère de certains faubourgs et quartiers : « Combien l’abord de Paris démentit l’idée que j’en avais ! […] En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l’air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisane et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d’abord à tel point, que tout ce que j’ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n’a pu détruire cette première impression, et qu’il m’en est resté toujours un secret dégoût pour l’habitation de cette capitale. »(1) Et Rousseau d’ajouter : « On m’avait tant vanté Paris, que je me l’étais figuré comme l’ancienne Babylone. »
Premiers contacts auprès de l’élite
Ce séjour dure donc deux mois, puis il retourne en Savoie. Sa deuxième venue attendra l’été 1742. Ayant mis au point au cours des longues années passées auprès de Mme de Warens une méthode musicale simplifiant la lecture des notes, il souhaite soumettre son travail à l’appréciation de l’Académie royale de musique. Il descend dans le quartier de la Sorbonne à l’auberge Saint-Quentin située rue des Cordiers (un axe absorbé depuis par la rue Victor-Cousin), « vilaine rue, vilain hôtel, vilaine chambre mais où cependant avaient logé des hommes de mérite » (2). La première impression quasi désastreuse de l’été 1731 s’estompe néanmoins. Un prêtre jésuite qu’il croise un jour sur sa route lui assure qu’« on ne fait rien dans Paris que par les femmes » (3). Quelques jours après son arrivée à Paris, il présente son projet musical aux membres de l’Académie ; ces derniers lui adressent des félicitations qui se limitent à de simples encouragements. Jean-Philippe Rameau (1683-1764), compositeur et organiste à la mode, trouve le projet « mauvais », critique dont Rousseau ne s’offusque pas dans un premier temps, y voyant plutôt le côté positif d’une attention portée à son travail. Les deux hommes, nous y reviendrons, nourriront par la suite une antipathie réciproque.
En 1743, il est introduit auprès du conseiller du roi M. Dupin (aïeul d’une certaine Aurore, plus tard connue sous le nom de George Sand). L’épouse du sieur Dupin, Louise, née Fontaine, âgée de trente-sept ans, tient dans son hôtel particulier de la rue Platrière (près de l’église Saint-Eustache) un salon où viennent Rameau, Marivaux, Diderot, Buffon ou Fontenelle. Rousseau, qui les rencontre, est employé auprès des Dupin jusqu’en 1751. L’hôtel particulier, d’une grande sobriété, existe toujours mais la rue Platrière porte depuis la Révolution le nom de Jean-Jacques Rousseau. Après une année à loger à l’auberge Saint-Quentin, Rousseau se rapproche de son lieu de travail et vient habiter rue Verdelet (axe disparu, qui se confond aujourd’hui avec la rue Étienne Marcel). Peu de temps après avoir fait la connaissance de Louise Dupin, il lui avoue ses sentiments : « Elle était encore quand je la vis pour la première fois l’une des plus belles femmes de Paris. Elle me reçut à sa toilette […] ma pauvre tête n’y tint pas ; je me trouble, je m’égare et bref me voilà épris de Mme Dupin. » (4) L’intéressée, plus que gênée par une telle franchise, le lui reproche vivement et il est sommé de présenter des excuses. L’affaire n’entraîne pas de conséquences irrémédiables pour lui, mais une mise à l’écart et la suspension de son emploi qu’il ne retrouvera qu’en 1745.
Pour l’heure, en cette année 1743, il peine à se faire accepter au sein de l’élite et ses écrits musicaux restent dans la confidence. Or, son séjour parisien est écourté puisqu’on lui adresse une proposition d’emploi comme secrétaire d’ambassade à Venise à l’été. Il accepte, prend la route de l’Italie et y reste un an et demi. Lassé par sa tâche et déplorant une incompatibilité de caractère entre l’ambassadeur et lui, il fait son retour à Paris à l’automne 1744. Il retrouve le logis Saint-Quentin. Là, il retravaille ses projets musicaux, en l’occurrence un opéra baptisé Les Muses galantes dont il avait esquissé les contours juste avant son départ pour l’Italie (le séjour vénitien lui a donné entre-temps l’occasion de mieux connaître la musique italienne et de s’en nourrir).
Quand Rameau méprise ouvertement Rousseau
En 1745, comme évoqué précédemment, il retrouve son emploi auprès des Dupin et aide notamment Louise Dupin à se documenter pour l’essai qu’elle prépare sur l’histoire des femmes. On l’invite même de temps à autre en Touraine, au château de Chenonceau que les Dupin possèdent depuis peu. Le château est un lieu de rencontres littéraires. À Paris, rue de Richelieu, Rousseau fréquente d’autres intellectuels, au sein du salon renommé que tient le fermier général Alexandre-Joseph Le Riche de la Popelinière, un ami de Rameau. Or, le même Rameau continue de distiller son mépris et son hostilité envers l’œuvre naissante du jeune Rousseau. Cette antipathie devient de plus en plus claire quand il est question de monter sur scène l’opéra Les Muses galantes (dont le texte nous est par ailleurs resté inconnu) : « Rameau prétendit ne voir en moi qu’un petit pillard sans talent et sans goût », écrira Rousseau (5).
La mise en scène de cet opéra est encouragée par le duc de Richelieu (petit-neveu du cardinal) qui envisage même la possibilité de le faire jouer à Versailles devant le roi. Or, fin 1745, le projet autour des Muses galantes est suspendu quand Rousseau est invité à un travail du même ordre : remanier le livret et la musique d’un autre opéra né, celui-là, d’une collaboration entre Voltaire (écriture) et Rameau (musique), Les Fêtes de Ramire. Mais là aussi, Rameau, qu’on n’a pas personnellement consulté sur le choix du correcteur, s’interpose et obtient que le nom de Rousseau ne soit pas mentionné dans le descriptif de l’œuvre fourni au public assistant aux représentations (la participation de Rousseau offre, par ailleurs à ce dernier, l’occasion d’un premier échange épistolaire avec Voltaire, ambiance amène bien vite rafraîchie par la suite). Le Genevois, ainsi méprisé, est profondément affecté et en tombe malade plusieurs semaines durant.
Jean-Jacques rencontre Thérèse
Cette même année 1745 (à une date mal déterminée), à l’hôtel Saint-Quentin, il lie connaissance avec une jeune servante de l’établissement, Thérèse Levasseur (1721-1801). Avec elle, toute aussi pauvre que lui, qui plus est presque analphabète et cible des railleries des clients de l’hôtel, il se met en ménage, moins par amour que par instinct protecteur envers quelqu’un malmené par la société. Il le reconnaîtra avec une franchise qui peut a priori surprendre : « Quand je n’aurais eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m’en auraient donné. » (6)
Sur Marie-Thérèse Levasseur, appelée plus simplement Thérèse, Rousseau pose un regard hautain et affectueux à la fois. Leurs destinées seront liées pour plus de trente ans, jusqu’à la mort du philosophe en juillet 1778. Elle décèdera sous le Consulat (après avoir vu la Révolution louer l’apport littéraire et philosophique de son défunt mari). Elle aura donné à Rousseau cinq enfants, le premier à l’automne 1746. Tous ont été abandonnés à l’hospice des Enfants-Trouvés, implanté dans l’île de la Cité.
L’amitié avec Diderot et premiers heurts avec les autorités
En 1749 débute l’écriture de l’Encyclopédie (plus de 70 000 articles) sous la houlette de Denis Diderot et de Jean D’Alembert. Rousseau est convié à y prendre part et fournit des articles portant sur la musique. L’amitié entre Diderot et lui date de leur rencontre en 1742 et se renforce à la fin de cette décennie. Ils se rendent souvent visite, jusque dans la cellule du château de Vincennes où Diderot est détenu de juillet à novembre 1749 pour l’écrit subversif Lettre pour les aveugles à l’usage de ceux qui voient. C’est d’ailleurs à l’été 1749, sur le chemin qui le conduit au château de Vincennes, que Rousseau apprend dans une gazette que l’académie de Dijon lance un concours avec pour question « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les meurs ». La nouvelle le transporte dans un enthousiasme indescriptible qui lui fera écrire dans Les Confessions qu’à ce moment a débuté sa carrière d’écrivain : « À l’instant de cette lecture, je vis un autre univers et je devins un autre homme. »
Diderot l’encourage à participer au concours dont découlera le Discours sur les sciences mais surtout, deux ans plus tard, le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Ce dernier texte révèle les réticences du philosophe envers certains aspects du progrès accompli par l’être humain au fil des millénaires. L’œuvre s’inscrit en contradiction avec les grandes valeurs défendues par l’Encyclopédie à laquelle collabore pourtant Rousseau, faisant par la suite réagir Voltaire (en 1755) : « On n’a jamais tant employé d’esprit à nous [les hommes] rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. » Le début d’amitié lointaine des années 1745-1746 prend fin et la charge voltairienne alimentera, surtout par voie épistolaire, la discorde entre les deux grandes plumes françaises.
Les Discours sont tout aussi mal reçus par l’opinion parisienne. Rousseau, qui misait sur une véritable reconnaissance, est célèbre, mais au prix de vexations et de menaces de poursuites. La levée de boucliers le contraint à se faire discret, pour ne pas dire solitaire, ce qui provoque en lui des humeurs changeantes confinant à la paranoïa. L’isolement le poussera, au cours des décennies suivantes, à produire des écrits où il justifie ses opinions, à commencer par Les Confessions mais aussi Rousseau juge de Jean-Jacques et les Rêveries du promeneur solitaire. Mais pour l’heure, en 1750, année qui suit le concours de Dijon, il vit toujours dans le quartier de l’église Saint-Eustache, rue de Grenelle-Saint-Honoré avec les siens (Thérèse et les parents de celle-ci). Il y restera pendant six ans, poursuivant l’écriture musicale et philosophique.
À l’automne 1752 se produit un événement qui devait, en toute logique, résoudre ses sempiternelles préoccupations pécuniaires et constituer un heureux tournant pour lui : le 18 octobre, son opéra Le devin du village, écrit et composé au printemps, est joué au château de Fontainebleau devant Louis XV et la marquise de Pompadour en personne. Le couple est charmé par l’œuvre, ce qui augure une reconnaissance financière, à savoir une pension pour son auteur. Mais Rousseau refuse de venir en personne devant le roi. Il invoque jalousement sa liberté et refuse d’être pensionné. Diderot ne comprend pas son attitude, lui reproche son égoïsme, lui expliquant notamment que cette forte somme d’argent aurait au moins pu faire vivre Thérèse et ses parents.
La contrainte d’une vie discrète
Deux ans plus tard, en 1754, après débuté la rédaction du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (publié en 1755), Jean-Jacques Rousseau part pour Genève mais est de retour dans la capitale à l’automne. En avril 1756, grâce à sa rencontre avec Louise d’Épinay, une femme de lettres et salonnière proche des Encyclopédistes, il s’éloigne de Paris dont il se lasse de l’ambiance pour venir habiter une maisonnette en lisière de la forêt de Montmorency ; le logement, baptisé l’Ermitage, lui est cédé par cette dame qui réside tout près, au château de la Chevrette. Rousseau s’éprend de la comtesse Sophie d’Houdetot, la belle-sœur de Madame d’Épinay, mais cet amour non partagé entraîne, avec d’autres causes, des tensions. S’ensuit la brouille entre Rousseau et sa bienfaitrice, et même avec Diderot ; en décembre 1757, le philosophe doit quitter Montmorency et regagne Paris.
Tant du fait de ses idées que de sa personnalité rugueuse – Louise d’Épinay l’appelle « mon ours » –, il continue de s’éloigner des Encyclopédistes. Le début de la décennie 1760 voit la publication d’œuvres majeures : le roman Julie ou la nouvelle Héloïse et les essais l’Émile et Du Contrat social. Or, la Sorbonne et l’archevêché de Paris dénoncent la nature de ces écrits et prennent des mesures contre leur auteur : en juin 1762, on décrète une mesure de « prise de corps », autrement dit l’arrestation. Poussé par quelques-unes de ses relations (comme le maréchal de Luxembourg, le prince de Conti ou Mme de Créqui) qui s’inquiètent pour son avenir, Rousseau renâcle pourtant à quitter Paris mais se ravise très vite et échappe de peu aux gendarmes.
Il gagne la Suisse ; là aussi, ses opinions dérangent de nombreuses personnes, à Berne ou à Genève, et il doit se faire discret, même s’il emménage dans une juridiction helvétique qui dépend du roi Frédéric II de Prusse lequel offre sa protection au philosophe. Ce séjour suisse dure trois ans et est suivi par un autre en Angleterre en 1766.
Sur le chemin de l’île, Rousseau retrouve à Paris le prince Louis-François de Bourbon-Conti l’espace d’un mois, en décembre 1765. Le prince l’accueille dans son hôtel du quartier du Temple, zone qui échappe officiellement à l’autorité royale. Le statut de Rousseau, écrivain proscrit par la censure, attire un temps la curiosité. À la suite de son séjour anglais, Rousseau retrouve Conti en juin 1767 mais loin de la capitale, dans la propriété normande de celui-ci à Gisors pour éviter tout souci. Jusqu’à l’été 1768, Rousseau y vit entre sensation de confort et appréhension permanente, ce qui renforce immanquablement son sentiment de persécution.
Tout juste toléré à Paris
Après deux années à errer clandestinement entre Dauphiné, Lyonnais et Savoie, on le retrouve à Paris en juin 1770. Avec Thérèse, qu’il a épousée de manière non officielle en 1768, il se fait de nouveau discret, sous un nom d’emprunt (Renou). Il retrouve la rue de la Platrière où il emménage dans un nouveau logement. Or, le contexte a un peu changé : il est libre à condition de ne rien publier qui fâche les autorités. Il se remet à son activité de copiste de musique. Pourtant, attelé depuis 1765 à l’écriture des Confessions, il choisit d’en donner des lectures dans les salons privés qui veulent bien l’accueillir et des vérités parfois fâcheuses en ressortent. Certaines irritent fortement Louise d’Épinay, qui s’arrange avec la police pour faire cesser ces lectures.
Les années s’écoulent et avec elles leur cortège d’instabilité et de solitude. Certes, le Théâtre français (aujourd’hui Comédie-Française) reçoit favorablement son mélodrame Pygmalion en 1775 mais cela n’enraye pas la machine qu’il estime le broyer peu à peu. Le 24 février 1776, alors qu’il désespère de ne jamais parvenir un jour à se justifier devant ses contemporains, et alors qu’il vient de rédiger Rousseau juge de Jean-Jacques, il en appelle à la « Providence » ; il tente de déposer un exemplaire des Dialogues sur l’autel de la cathédrale Notre-Dame. Mais la grille qui donne sur l’autel est fermée ! La même année, en août, le prince de Conti meurt. En octobre, comme si ces malheurs ne suffisaient pas, l’écrivain de soixante-quatre ans est malencontreusement renversé par un chien corpulent qui déboule devant lui sur le coteau du faubourg de Ménilmontant.
Affecté par les rhumatismes et la perte progressive de la vue, il continue d’écrire dans un climat de paranoïa. Au soir de sa vie, il entretient des relations d’amitié avec le scientifique Jussieu et l’écrivain Bernardin de Saint-Pierre, lesquels partagent son goût de la botanique. Il poursuit aussi sa correspondance, notamment avec le naturaliste suédois Carl von Linné.
En juin 1778, miné par la maladie de la pierre qui le fait souffrir depuis plusieurs années déjà, il quitte Paris pour Ermenonville (Oise), sur recommandation de son ami le marquis de Girardin, qui met un pavillon à sa disposition. Il y rend son dernier souffle le mois suivant, le 2 juillet. Deux mois plus tôt est mort Voltaire, que Paris vient de fêter après trente d’absence du philosophe. En mai 1778, sur le décès de son rival, Rousseau écrivait : « Il est mort, je ne tarderai pas à le suivre. » Diderot s’éteindra à son tour six ans plus tard.
Rousseau et Voltaire connaîtront l’honneur du Panthéon en 1794, mais la mémoire des deux reste inégalement valorisée par l’odonymie parisienne : Rousseau est juste rappelé par une courte rue (l’ancienne rue Platrière), tandis que Voltaire a un boulevard et un quai à son nom.
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