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Les tirailleurs


Les tirailleurs indochinois sur le front d’Orient

La contribution des contingents issus de l’Empire, armée d’Afrique et troupes coloniales, est désormais reconnue à sa juste valeur et l’on ne compte plus les ouvrages, voire les bandes dessinées, les romans, les films et documentaires, en l’honneur des tirailleurs, zouaves et spahis pour l’Afrique du Nord ou des « Sénégalais » de toutes les colonies d’Afrique occidentale et d’Afrique équatoriale française. Éventuellement, certains auteurs évoquent le contingent malgache, voire pour quelques études le bataillon somali. Curieusement, les Indochinois ne sont généralement cités que comme des travailleurs militarisés, dans des bataillons d’étapes, au mieux travaillant à l’entretien du réseau routier, alors que quatre bataillons d’infanterie ont été engagés au feu, deux sur le front de France et deux sur celui de Salonique.C’est à ces derniers, doublement oubliés, que nous nous intéresserons à travers le parcours du 1er bataillon de marche indochinois, mis sur pied au début de l’année 1916 au Tonkin.

Mise sur pied et transfert en Orient

Le 1er bataillon de marche est créé aux premiers jours de janvier 1916 dans la région de Bac-Ninh, au Tonkin. Organisé en quatre compagnies, il compte un effectif de près de 1 300 hommes, dont 324 Européens (dont 9 officiers), et 936 Indochinois. Embarqué le 18 janvier à destination de l’armée d’Orient, il transite par Djibouti et à cette escale une section de mitrailleuses est constituée à partir de l’effectif existant. Il arrive finalement à Salonique en mai et, sous les ordres du commandant Soubiran, rejoint dans un premier temps le secteur de Toptchi.



Il remplit pendant plus d’un an des missions d’arrière-front (postes de garde, escorte de convois, surveillance de prisonniers, travaux d’aménagements divers, etc.) dans différentes régions de la Grèce du Nord occupée par les Alliés. Ceci semble confirmer l’opinion souvent admise selon laquelle les Indochinois seraient plus adaptés aux missions défensives et de l’arrière qu’au combat offensif. Au début du mois d’août 1917, cependant, le 1er B.M.I. est intégré à la 122e division du général Régnault et connaît dès lors la vie des unités de premère ligne. Il tient ainsi, en août et septembre, un secteur du front dans la région relativement calme à cette époque de Dreveno. Les tirailleurs indochinois relèvent une unité grecque vénizéliste et se font rapidement remarquer par leur ardeur au travail pour améliorer les organisations défensives. À la mi-septembre, le bataillon est versé à la 1re division d’infanterie.

Premiers engagements


Pendant trois semaines, le bataillon traverse à pied, d’est en ouest, l’arrière-front de Salonique pour rejoindre la région du lac d’Ohrid, entre la Macédoine et l’Albanie, et s’installe sur sa rive occidentale, où il relève deux bataillons français d’infanterie. Pour le préparer aux prochaines opérations, il est complété à la mi-octobre par une compagnie de mitrailleuses à l’effectif de 172 hommes dont 3 officiers.Après avoir passé quelques semaines à améliorer les organisations défensives dans leur secteur, une région montagneuse et rocailleuse peu propice à l’aménagement de tranchées, les Indochinois sont engagés dans une série d’opérations à partir du 19 octobre, sur la gauche du dispositif français, au sein de la 311e brigade de la 156e division.

Le premier jour, après une progression de quelques centaines de mètres, le bataillon est arrêté par la conjugaison de réseaux défensifs bulgares non détruits et par un très dense feu d’artillerie ennemie. Après avoir consolidé leurs positions durant la nuit, les tirailleurs indochinois remontent à l’assaut le lendemain et atteignent à la fois les objectifs assignés et les hauteurs voisines, sur lesquels ils peuvent se maintenir malgré les contre-attaques bulgares. Placés en deuxième échelon les 21 et 22 octobre, les compagnies indochinoises reprennent place en tête du dispositif français le 23 pour relever des compagnies plus éprouvées et parviennent à stabiliser le front à plus de 4 km au nord d’Oudounichta. Les combats se poursuivent de façon sporadique pendant quelques jours, et le bataillon y gagne une série de citations, ultérieurement évoquées par la Revue des Troupes Coloniales et qui témoignent de la vigueur de son engagement. Relevons par exemple :Sergent Bui-Van-Kieu : « Malgré une blessure à la tête, est resté à son poste de combat le 19 octobre 1917, continuant à commander sa demi-section avec sang-froid et énergie ».Sergent Nguyen-Khan : « Le 24 octobre 1917, cerné par un ennemi supérieur en nombre, s’est dégagé après un violent combat corps à corps ».Désormais, le commandement supérieur ne met plus en cause les aptitudes militaires des combattants indochinois.

Le général Régnault réorganise son dispositif au cours du mois de novembre, les subordinations change du fait de la dissolution de la 1re division provisoire et le bataillon indochinois est brièvement placé au repos à l’arrière, avant de remonter en ligne à la fin du mois pour tenir un secteur du front dans la région Strekani-Seltsa Gora-Veltchani. L’hiver précoce et rigoureux dans cette région montagneuse éprouve les corps et les cœurs et, pendant cinq mois de guerre de position en haute altitude, les Indochinois tiennent leurs positions sous les tirs sporadiques de l’artillerie autrichienne, se relevant entre eux, de compagnie à compagnie. Durant cette période de stabilisation des lignes, le bataillon est fréquemment voisin de ses homologues algériens ou sénégalais.Avec le printemps et l’amélioration des conditions de déplacement, les patrouilles offensives contre les lignes ennemies se multiplient pour collecter du renseignement de contact en prévision des prochaines offensives et les opérations actives reprennent à partir de la fin avril. Devant la solidité des lignes alliées et la pugnacité du bataillon, Autrichiens et Bulgares doivent renforcer leur dispositif, décision facilitée par la défection russe qui permet de redéployer des effectifs dans les Balkans. Parallèlement, l’armée française d’Orient connaît d’importants déficits, notamment dans l’artillerie et dans les troupes coloniales, d’autant plus sensibles qu’il faut retirer du front les brigades russes, que les Italiens se replient sur leurs positions d’Albanie et que des régiments grecs se lancent des des refus systématiques d’obéissance, ce qui se traduit par une situation extrêmement tendue pour les Français sur le front d’une part et par des délais de mise en place allongés avant chaque offensive.« En raison du délai nécessaire à l’arrivée et à la mise en place de toutes ces bouches à feu, à l’aménagement des pistes et des emplacements de batterie, à la constitution d’un approvisionnement en munitions d’environ 6 jours de feu, l’équipement du front allait exiger plus d’un mois ».


« Un esprit de sacrifice »


Il est notamment nécessaire, sur l’aile gauche des armées alliées d’Orient, de réorganiser le dispositif de première ligne pour lui donner plus de profondeur et améliorer la liaison avec les nouvelles positions italiennes. Les 156e et 57e D.I., à laquelle appartient désormais le bataillon, tiennent ainsi un front d'une centaine de kilomètres !Les importantes mesures de réorganisation décidées par le général Guillaumat dès le mois de janvier 1918, après qu’il ait succédé au général Sarrail en décembre 1917, n’ont que relativement peu d’impact au niveau du bataillon, en dehors de quelques changements de subordination et surtout d’une amélioration progressivement du ravitaillement et du soutien logistique.Les Armées françaises dans la Grande Guerre (AFGG) précisent la situation dans la région au printemps 1918 : « Dès le début de mai, l’arrivée d’un ou deux régiments bulgares et d’un bataillon allemand à l’ouest du lac d’Okrida et un accroissement sensible de l’activité d’artillerie, semblaient indiquer la préparation d’une attaque entre le lac et le Skoumbi ».Lorsque les actions offensives reprennent à l’ouest des armées aliées d’Orient, le 10 juin, le général Guillaumat vient d’être rappelé à Paris par Clemenceau et son successeur, le général Franchet d’Espèrey, n’a pas encore effectivement pris le commandement en chef. Les états-majors mettent simplement en œuvre les dernières directives reçues.Retardées par de mauvaises conditions climatiques, les opérations débutent par une attaque de la 57e D.I. et durant la première semaine le bataillon indochinois est en deuxième ligne. Il est d’abord directement engagé par éléments successifs, sa première compagnie le 17 juin contre le village de Chinapremté, la compagnie de mitrailleuses à partir du 25, puis le 28 juin en unité constituée pour relever un bataillon du 372e R.I. Dès lors, il reste en première ligne sous les ordres du colonel Caré, commandant la troisième colonne organisée pour l’offensive par le général Génin, commandant la 57e D.I. Il participe notamment à la conquête du massif de Komyani, hauteurs à plus de 2 000 mètres s’achevant sur des à-pics vertigineux, dont les crêtes « étaient solidement organisées et tenues par des troupes de montagne autrichiennes et des auxiliaires albanais connaissant admirablement le pays ».Le 10 juillet, une reconnaissance offensive de la 1re compagnie permet de s’emparer de la ligne de tranchées ennemies. Elle est aussitôt renforcée par le reste du bataillon, et les Indochinois entreprennent aussitôt d’amenager de nouvelles organisations défensives pour résister à un éventuel retour offensif des austro-bulgares.

Après avoir été placé au repos pendant deux semaines, le 1er bataillon indochinois retrouve la première ligne et doit faire face à une longue série de contre-attaques : « Dans la matinée du 31 juillet, près de Porotchani supérieur la 1re compagnie subit le choc des troupes autrichiennes. Elle maintient ses positions malgré les attaques réitérées d’un ennemi très supérieur en nombre. Le 3 août, les 1re, 2e et 3e compagnies repoussent une violente attaque. Le 5 août, l’ennemi tente en vain d’aborder nos lignes avec de fortes reconnaissances. Le 6 août, après une forte préparation d’artillerie, plusieurs colonnes autrichiennes attaquent avec vigueur sur toute la ligne du bataillon », etc.À partir du 14 août, après plusieurs journées extrêmement difficiles, un calme précaire et provisoire s’installe peu à peu sur ce secteur du front.Systématiquement, les tirailleurs indochinois ont repoussé toutes les attaques et confirment ainsi leurs qualités militaires. Sans que l’on sache très bien pourquoi, ils sont pourtant le plus souvent absents du communiqué, alors que leurs homologues algériens ou sénégalais y figurent régulièrement.À la fin du mois d’août, le bataillon doit se replier sur ordre sur de nouvelles positions défensives plus solides aménagées en arrière, et sur lesquelles il résiste fin août à une ultime attaque bulgare. Dès lors, les Indochinois restent en place jusqu’au début du mois d’octobre, avant de se déplacer vers le nord pendant trois mois, puis, en décembre, d’être versés dans le Service des étapes.Il ré-embarque à Salonique le 31 janvier 1919 et quitte définitivement les Balkans pour rejoindre l’Extrême-Orient.Au regard de sa belle tenue au cours des opérations de l’été et de l’automne 1918, le général Franchet d’Espèrey écrit en décembre au gouverneur général de l’Indochine : « Jusqu’à présent les deux bataillons indochinois qui font partie de l’armée d’Orient s’étaient fait remarquer par leur aptitude à organiser les positions confiées à leur garde et par l’application qu’ils apportaient à l’exécution du service dans le secteur où ils étaient employés […] Au cours des opérations en Albanie, ces troupes ont donné la mesure de leur énergie et de leur esprit de sacrifice. Attaqués par des troupes autrichiennes très supérieures en nombre et qui étaient appuyées par une puissante artillerie de moyen et de gros calibre, nos Indochinois sont restés impassibles sous les violents bombardements qu’ils ont subis. Ils n’ont pas cédé un pouce de terrain malgré cette infériorité numérique et malgré les fatigues que leur imposaient un terrain particulièrement difficile et une forte chaleur accablante ».






Pour aller plus loin :


Les Armées Françaises dans la Grande Guerre (AFGG), tome VIII, vol. 2 et 3.Revue des Troupes Coloniales.Eric Deroo et Maurice Rives, Les Linh Tâp. Histoire des militaires indochinois au service de la France (1859-1960), Lavauzelle, Panazol, 1999.

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