Marthe Richardcelle qui s’est brûlé les ailes
- anaiscvx
- May 2, 2024
- 11 min read
En Lorraine, on ne badinait pas avec la respectabilité. La mère de Marthe Richard n’avait pas eu le temps d’être reconnue par son père qui, mobilisé, était mort à Sedan. Résultat : la petite fille avait été traitée en paria, personne parmi les fillettes de ses voisines n’acceptant de jouer avec elle. Sa propre mère étant morte, elle avait été recueillie par un oncle mais l’ostracisme continuait. Dans la journée, elle devait, nouvelle Cosette, faire le ménage, « se rendre utile ». La maitresse d’école n’avait pas voulu accepter en classe celle qui était considérée comme une bâtarde, une « enfant naturelle », et elle avait dû apprendre à lire toute seule dans les livres de ses cousines, le soir à la veillée.
Marie-Hélène Parinaud / docteur en histoire

Devenue adulte et mariée à un ouvrier brasseur, Louis Betenfeld, elle impose une éducation stricte à ses enfants, en particulier à ses filles (1), leur interdisant toute amusement, toute rencontre avec les garçons. Une fois son certificat d’études obtenue, Marthe est placée d’office en apprentissage pour être couturière. Trois ans de formation, mais pas d’emploi. Elle est placée comme bonne d’enfants dans une famille aisée, s’y ennuie et décide du jour au lendemain de partir à la découverte de la capitale.
Chez les Martelli
Lorsque la semaine suivante elle le dit à sa mère, cette dernière est indignée de la voir quitter une bonne maison pour courir à l’aventure. La jeune fille, par son ancienne institutrice, a une adresse à Paris, elle rafle ses économies et part à la gare prendre un billet de train. Au moment de monter dans le wagon, on l’arrête. La mère à déposé plainte. La fugueuse est emmenée au poste de police et incarcérée avec les prostituées raflées ce soir-là. La mère ayant demandé son placement dans une maison de correction jusqu’à sa majorité, elle est enfermée dans un institut tenu par des religieuses, d’où elle s’évade, pour gagner Paris. Elle va droit à l’adresse donnée par son ancienne institutrice, les Martelli. Elle trouve un emploi chez une blanchisseuse voisine. Le soir, toute la famille Martelli est rassemblée autour de la table pour le dîner. Souvent, ils parlent du patron, un nommé Richer, mandataire aux Halles. Un dimanche, le fils de la famille lui fait visiter les Halles, admirer les pavillons de fer de Baltard, en particulier celui de la marée où son père travaille. Il lui désigne l’immeuble où sont les bureaux du patron, rue Rambuteau. « Regarde, c’est sa voiture ! » Il lui désigne une de Dion. Les deux jeunes gens s’en approchent fascinés. « Quelle merveille ! » s’exclame la jeune fille. « Voulez-vous y faire un tour ? », dit une voix joyeuse derrière eux. C’est monsieur Richer. Il reconnaît le fils de son employé Martelli, installe la jeune fille à ses côtés et dépose le couple au pied de leur immeuble. Gros émoi dans la rue.
Peu à peu, il prend l’habitude de les raccompagner, puis seulement la jeune fille en l’engageant à l’appeler par son prénom, Henri. Bientôt, il l’installe dans un petit studio, rue Monsieur le Prince. Le week-end, il l’invite dans son petit manoir normand, à Joué-en-Charnier, près du Mans. La jeune femme apprend à monter à cheval pour parcourir la propriété. Monsieur Richer divorce et vend sa charge de mandataire.
La jeune fille de dix-huit ans vient de lire dans le journal qu’un meeting aérien allait avoir lieu à coté sur un terrain militaire, à Auvours. Un des pilotes, Wilbur Wright, propose un baptême de l’air. Elle veut y assister. Henri Richer offre à sa belle un baptême. Des lors, le couple ne manque plus un seul meeting. Apprenant que les femmes peuvent aussi être pilotes (2), la jeune fille décide de passer son brevet.
La conquête des airs
À Villacoublay existe une école de pilotage, le couple s’y inscrit aussitôt (3) et loue une villa à Chaville, tout proche, pour éviter les longs trajets en voiture. Brevet en poche (4), les tourtereaux s’achètent un avion biplan (5). Marthe Richer participe aux meetings, étant une des rares femmes pilotes à posséder son avion. Elle est invitée partout.
Le 31 août 1913, à La Roche-Bernard (Morbihan), au cours d’une démonstration, c’est l’accident. À son chevet, elle a la surprise de découvrir sa mère que son amant avait prévenue. Réconciliation durant les deux mois de la rééducation, nécessitée par les multiples fractures. Une fois rétablie, la ronde des meetings reprend.
À la fin de la saison, Henri Richer régularise et épouse sa « pilote » et invite ses amis, Védrine, Roland Garros, chez Maxim’s fêter leur mariage. La déclaration de guerre interrompt les projets de voyages de noces. Henri Richer est mobilisé. En l’absence des hommes partis au front, beaucoup de femmes veulent participer à l’effort de guerre. Comme d‘autres, Marthe Richer devient aide-infirmière (6). Elle apprend qu’il existe un corps d’aviateurs et décide de former un corps d’aviatrices. Elle les réunit toutes chez elle. Il y a alors sept Françaises pilotes (7). C’est assez pour constituer une unité. En attendant, elles fondent « l’union patriotique des aviatrices de France » et posent leur candidature auprès du général Hirschauer, directeur de l’aéronautique militaire. Ce dernier renvoie les récipiendaires à leur rôle d’infirmières, et éventuellement à celui de conductrices ambulancières…
Pendant la Grande Guerre
Un jour, Marthe Richer reçoit une convocation du ministère de la Guerre. Est-ce la bonne nouvelle qu’elle attendait ? Va-t-elle enfin pouvoir voler pour la patrie ? Dans le petit bureau, un jeune officier, le capitaine Ladoux, l’interroge sur les raisons qui lui font fréquenter des officiers d’aviation et des cercles militaires. Sur le mur derrière lui, une des multiples affiches qui recouvrent de nombreux murs dans Paris : « Taisez-vous, méfiez-vous, des oreilles ennemies vous écoutent. »Marthe Richer lui fait part de son désir, partagé par ses consœurs, de voler pour l’armée mais, à sa surprise, a l’impression que l’officier ne la croit pas et la prend pour une espionne potentielle.
L’officier l’interroge sur les Allemands qu’elle a fréquentés durant ses meetings, avant-guerre, paraît tester son patriotisme. En fait, il est remarquablement renseigné sur elle. Les missives qu’elle a adressées en vain à l’état-major à la section aéronautique n’ont pas été rejetées mais orientées sur un autre service : l’espionnage.
« Nous avons besoin de femmes sportives, courageuses et déterminées. Voulez-vous travailler pour nous ? J’ai besoin d’un agent à Madrid. » Ce n’est plus le travail en pleine lumière dont elle avait rêvé mais une besogne obscure, mystérieuse, secrète. Marthe Richer demande à réfléchir et d’abord à en parler à son mari lors de sa prochaine permission. Informé, ce dernier est catégorique : « Pas question ! Retourne au Mans, d’ailleurs la guerre va bientôt finir. »
La semaine suivante, elle reçoit de la mairie une lourde enveloppe. Elle n’est pas bordée de noir, comme celles que toutes les épouses qui ont un mari au front craignent de recevoir. À l’intérieur, un objet métallique fait du bruit. Elle l’ouvre, une boîte tombe. À l’intérieur : une médaille, une croix de guerre et une lettre-formulaire administratif : « Le soldat Richer Henri, trente-sept ans… blessé mortellement à la côte 180… » Elle est veuve.
Plutôt que de se cloîtrer au Mans, elle décide de se jeter dans l’action. Le capitaine Ladoux lui donne un nom de code (8), et lui conseille d’utiliser en Espagne son vrai nom ; sa profession d’aviatrice attirera l’attention.
Missions d’espionnage
En Espagne, elle vit à Saint-Sébastien, ville balnéaire où traditionnellement la famille royale d’Espagne passe ses vacances d’été escortée des courtisans – Grands d’Espagne, ministres et diplomates étrangers qui se promènent sous le soleil au bord de la mer. Fin juin 1916, elle s’installe à l’hôtel Continental. Sur la Concha, dans les rues, sur la plage, se croise une foule cosmopolite : des Anglais préférant les émotions du baccara à celles des tranchées, des Français ayant choisi la fiesta espagnole plutôt que les offensives de la Marne, et partout des Allemands, beaucoup d’Allemands. Elle flirte avec eux au casino, se plaignant de ne pouvoir rester plus longtemps dans ce pays de cocagne faute, d’argent.
Son passé d’aviatrice plaît et un attaché d’ambassade lui propose un arrangement financier : travailler pour l’Allemagne et d’abord rencontrer son supérieur, le baron von Krohn (9), attaché naval à l’ambassade allemande de Madrid et à ce titre un des responsables de la guerre sous-marine. Ce n’est pas tant l’aviatrice que la connaisseuse des terrains d’aviation qui l’intéresse.
Il lui propose, contre rétribution, un relevé des terrains d’aviation parisiens et des dégâts que les bombes allemandes ont causés. Outre l’argent, il lui donne un nom de code (10) et un flacon d’encre sympathique (11). Munis d’un questionnaire, elle rentre à Paris « rendre compte ». Apparemment, elle a fait du bon travail, on la félicite et on l’encourage à entrer dans l’intimité du baron. La jeune femme s’inquiète, auprès de Ladoux, de la tactique de leur chef, manifestement résolu à la pousser dans les bras de l’attaché naval. « Croyez-vous que parce qu’il aura des faiblesses pour moi, il m’indiquera les détails de ses projets de torpillages ? »
Ladoux insiste, et lui annonce qu’il lui donnera de vrais renseignements, mais périmés. Retour en Espagne où von Krohn l’attend. Il l’emmène à Madrid, puis à Barcelone. Bientôt, elle devient sa maîtresse. « Cette expérience en service commandé, avec un Allemand deux fois plus âgé que moi, à moitié chauve et ayant des fausses dents, m’a appris que l’on peut faire l’amour avec un homme, en restant extérieure. Cela m’aidera beaucoup, plus tard, à comprendre les prostituées. »
Rencontres troublantes
Elle s’aperçoit qu’à cet arrière ensoleillé du front, tous les belligérants ont eux aussi leurs agents secrets et leurs belles espionnes. Parfois, elle croise à l’hôtel une danseuse, Lady Mac Leod, la fameuse Mata-Hari. À Barcelone, elle rencontre des pilotes espagnols qui la reconnaissent et lui font fête. « – Que faites-vous en Espagne ? – J’essaye d’organiser un meeting pour la Croix-Rouge française » improvise-t-elle.
Mais dans les milieux francophiles espagnols, la liaison de la jeune femme avec l’Allemand est bientôt commentée et ses amis pilotes lui tournent le dos, à sa grande tristesse. Elle ne peut leur révéler son engagement d’agent double et doit subir leur ostracisme. Pire, le baron, mauvais conducteur a un accident de voiture, alors que Marthe Richer est à ses cotés. Les journaux s’empressent de propager la nouvelle que relaie ensuite la presse française. C’est ainsi que le directeur de l’Action française, Léon Daudet, publie un article sur elle, titrant « L’espionnage en auto, von Krohn et madame Richer ». Sa réputation est traînée dans la boue. En Lorraine, c’est la honte. Ses parents sont obligés d’aller à la ville voisine pour acheter leur pain, là où on ne les connaît pas !
La jeune femme suggère alors à celui qui est devenu son amant officiel de lui faire ouvrir une boutique, de mode ou mieux encore un institut de beauté, « le Miroir aux Alouettes ». Personne ne s’étonnera qu’une Française en ouvre un à Madrid. En France, en raison de la guerre, ces frivolités ne sont plus tolérées, d’ailleurs elle n’ose pas y revenir. Elle propose sous une enseigne attrayante d’en faire une sorte de lieu de rendez-vous, mieux une boîte à lettres pour les agents secrets de son service. En échange, elle insiste pour garder pour elle les bénéfices. L’Allemand, rassuré par la vénalité naïvement cynique de la jeune femme demande à réfléchir, mais l’idée lui semble bonne. Pour Marthe Richer, cela lui permettra d’identifier automatiquement les agents de von Krohn et de transmettre les informations à Ladoux. Parmi toutes les identités qu’elle transmettra à Ladoux, elle ne trouvera jamais la célèbre Mata-Hari. Lorsque les journaux français annonceront son exécution, le baron Krohn lui déclarera ne pas la connaître et ne l’avoir jamais comptée parmi ses agents.
Départ précipité
Bientôt, incapable de continuer plus longtemps son rôle d’agent double, la jeune femme se rend à l’ambassade d’Allemagne et dénonce à l’ambassadeur le baron von Krohn. Elle l’accuse d’avoir puisé dans les fonds secrets pour l’entretenir, sous un fallacieux prétexte d’espionnage. Elle jette sur le bureau de l’ambassadeur, effaré, le paquet des lettres d’amour de von Krohn, avec en prime un numéro, celui du code secret du coffre de l’ambassade.
Elle sort en trombe et quitte l’Espagne par une filière de secours pour regagner la France. À la frontière, elle est bousculée par un charmant officier, attaché au consulat américain de Bordeaux : Thomas Crompton. Les jeunes gens sympathisent, échangent leurs identités avant de se séparer sur le quai. À Paris, Marthe Richer se rend au bureau du capitaine Ladoux. Il n’est plus là. Il est aux arrêts, soupçonné de trahison ! Quant à ses agents, ils sont tenus en suspicion.
Abasourdie, Marthe Richer retourne en Lorraine. Ses parents connaissent une petite fabrique de dentelles à Lunéville. Elle décide d’y placer ses capitaux et de s’y installer. Elle envoie sa nouvelle adresse à ses amis et connaissances, dont Thomas Crompton, qui débute avec elle une correspondance. Elle lui raconte ses péripéties d’espionne, aventures honorables chez les Anglo-Saxons. Le jeune homme la demande en mariage.
Marthe Richer quitte Lunéville et se remarie le 15 mai 1922 avec le séduisant Yankee à Bougival où le nouveau couple s’installe. Six ans plus tard, le 15 août 1928, elle est brutalement veuve, son époux décédant d’une crise d’urémie.
De nouveau pilote
Femme d’action, elle décide de reprendre l’aviation, passe son deuxième brevet et obtient un avion (12) du ministère de l’Aviation civile pour se rendre dans différentes villes et y faire des conférences au profit de la caisse de secours de l’aéronautique. Pierre Cot, devenu ministre de l’Air, exige qu’elle rende l’appareil. En 1932, le capitaine Ladoux, lavé de tout soupçon, fait paraître une livre transparent Marthe Richard, espionne au service de la France dont sera tiré un film qui aura un tel succès qu’il rendra son nom célèbre et qu’elle le gardera comme pseudonyme. En 1933, elle reçoit la croix de la Légion d’honneur pour « services rendus à la France » sous son vrai nom.
La déclaration de guerre la sort de sa retraite. Elle quitte Paris pour Vichy et cherche à s’engager dans un service d’ambulance, vite transformé en service d’évasion des blessés puis des étrangers. Elle a par, son mariage, la double nationalité mais préfère rester en France. Trop connue à Vichy, elle part à Nancy. Son frère, employé municipal, fait partie d’un réseau fournissant des faux papiers aux Juifs et aux réfugiés. Elle est devenue Lucienne Harmand.
Lors de l’hiver 1942, les températures tombent jusqu’à moins 30° C ! Grace au zèle de hauts fonctionnaires français, la totalité du bois de chauffage réservé à la population est détournée au profit des seuls Allemands. Il n’y a même pas assez de bois pour faire chauffer la nourriture. Quant aux merveilleuses forêts alsaciennes, elles sont saignées à blanc pour construire les retranchements du mur de l’Atlantique, alors que les occupants ignorent les emplacements des chênes millénaires que le service des forêts leur livre.
La fin des maisons de tolérance
À la Libération, une liste d’« Union des Mouvements de la résistance » est formée et se présente le 29 avril 1945 aux élections municipales à Paris. C’est ainsi que Marthe Richard, nom conservé en raison de sa célébrité, est élue ! Elle est nommée rapporteur de la 6e commission. Son attribution ? L’hygiène des prisons. Elle commence par la Petite Roquette en plein 20e arrondissement et découvre la cour des miracles. Une promiscuité terrible, des jeunes femmes enceintes, pêle-mêle avec des syphilitiques, des tuberculeuses. Le rapport qu’elle fait sur cette situation, où elle préconise des soins et la séparation des malades et des femmes enceintes, est prestement enterré. Mais Marthe Richard veut tout visiter.
Au tour de l’hôpital-prison de Saint Lazare, où ont été internées Thérèse Humbert, Louise Michel, madame Caillaux (13) et Mata-Hari. Elle y découvre énormément de prostituées malades, particulièrement celles qui viennent des bordels. Nouveau rapport – lui aussi très vite enterré – où elle constate, à partir des statistiques, que les prostituées indépendantes sont moins sujettes à recevoir et transmettre les infections. Elle va alors se livrer à une plus large enquête dans les maisons closes de la capitale, des plus luxueuses aux plus sordides. Elle dénonce la situation faite à ces filles souvent mineures, les trafics des médicaments comme la pénicilline, les complaisances de la police des mœurs qui pénalise les petites délinquantes et pactise avec leurs exploitants, comme elle l’avait fait durant l’Occupation.
Elle conclut que les femmes ont obtenu le droit de vote et qu’il convient de défendre leurs semblables. Au nom de la Résistance, elle demande la suppression officielle du marché des femmes et de la police des mœurs.
À la suite de sa proposition, les maisons de tolérances sont désormais interdites et les tenanciers, reconnus coupables de collaboration avec l’ennemi, passibles de poursuites et leurs biens confisqués (14). Aussitôt, un lobbying des tenanciers s’organise (15) et trouve un appui auprès du ministre André le Troquer (16) qui interdit au préfet d’appliquer le décret de fermeture et demande « de remettre en vigueur les dispositions de la loi du 8 septembre 1938 ! »
L’autorité de tutelle avait tranquillement classé sans suite les décisions du conseil municipal de Paris, décidant de conserver l’ancien système. Assurés du soutien du ministre, les patrons de bordels entament une terrible campagne de diffamation contre Marthe Richard, relayée par la presse qui fait d’elle une prostituée. Cette publicité accrédite, dans le public, jusqu’à sa disparition le 9 juin 1982, l’idée qu’elle a été la principale décisionnaire de la fermeture des maisons closes et une spécialiste de la question alors qu’elle n’en aura a été qu’une inspiratrice…
Comments