Monuments de Thiers
- Rose Hareux
- Jul 8, 2024
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Enclavée entre les Monts du Forez et la plaine de la Limagne, la petite ville de Thiers a payé un lourdtribu humain durant le conflit de 1914-1918 et a été un acteur important de l'effort de guerre grâce à sonactivité traditionnelle dans le domaine de la coutellerie.
Sous-Préfecture du Puy-de-Dôme, Thiers est lovée dans les contreforts montagneux au Nord du Massif Central, entre Clermont-Ferrand et Saint-Étienne et non loin à vol d'oiseau de Vichy, Roanne et du Puy.Située à une altitude allant de 283 à 793 mètres, l'agglomération est traversée par la Durolle, une rivière qui assure la force motrice de la coutellerie thiernoise jusqu'à la révolution industrielle et l'électrificationdes machines. La majorité des travailleurs de la région est employée dans ce secteur d'activité au moment de l'entrée en guerre. Thiers, qui ne dispose pas de casernement ou de bâtiments militaires sur sonterritoire, est rattachée à la XIIIe Région Militaire dont l'État-Major est basé à Clermont-Ferrand. Ce 13e Corps d'Armée est commandée depuis le 30 octobre 1913 par le général César Alix. Plusieurs généraux sesuccéderont à ce poste durant la Guerre : Henri Alby le 15 avril 1915, Marie-Georges Demange le 6 octobre 1916, Charles Vandenberg le 19 mars 1917 et Henri Linder du 24 mars 1917 au 13 mai 1919. Enaoût 1914, la plupart des mobilisés du canton de Thiers se dirigeront vers les principales casernes des Régiments d'Infanterie de la région : 92e R.I. (Clermont-Ferrand), 105e R.I. (Riom), 38e R.I. (Saint-Étienne)et 86e R.I. (Le Puy).
Une tradition ancestrale
La coutellerie est une activité artisanale, puis industrielle, installée à Thiers depuis le XIIIe siècle. Cette activité a fait la renommée de cette ville bien au-delà de nos frontières. En 1914, la coutellerie thiernoisereprésente 550 fabricants et pas moins de 12 000 ouvriers, comprenant également tous les monteurs qui travaillent à domicile dans toute la vallée aux alentours. À cette époque, Thiers est le plus importantcentre de production de couteaux et d'outils à lames de toute la France, avec 3 108 tonnes par an en moyenne, loin devant d'autres sites de production analogues tels que Châtellerault et Nogent. Saréputation équivaut celle d'autres villes d'Europe spécialisées dans la fabrication de lames comme Sheffield en Angleterre ou Solingen en Allemagne.
Ne possédant pas d'industrie lourde, Thiers ne pourrapas répondre aux grosses commandes d'armement de l'Armée française, mais elle participera cependant à l'effort de guerre de façon spécifique et tout aussi efficace. Deux facteurs vont aller dans ce sens, d'abordle fait que devant l'arrêt des importations venues d'Allemagne, gros pourvoyeur de lames, les approvisionnement de toutes natures, armes blanches comme outils se tournent rapidement vers Thiers.D'autre part, avec l'installation de la guerre de positions dès la fin de 1914, les soldats désormais bloqués dans les tranchées troquent volontiers leurs encombrantes baïonnettes contre des couteaux plus maniablespour les combats rapprochés... Dès leurs premières permissions vers l'arrière, les Poilus commencent par s'équiper eux-mêmes et à leurs frais. Mais devant la demande grandissante, l'Armée décide de passercommande aux différents fabricants nationaux afin que chaque combattant dispose de son propre couteau.
Les boutiques et ateliers de Thiers voient leurs stocks de toutes sortes réquisitionnés, parmi lesquels 46 800 couteaux à cran d'arrêt expédiés début 1915 vers le front par la Maison Deyra à Saint-Rémy-sur-Durolle, au nord de Thiers. En février de la même année, une commande inattendue est également passée aux maisons thiernoises par le Corps Expéditionnaire Britannique pour 500 000 rasoirs. Les soldatsanglais s'étaient en effet débarrassés de tous leurs objets de provenance germanique durant la traversée de la Manche... À partir de 1916, les usines de la région de Thiers vont se diversifier dans la production debaïonnettes Rosalie, de ciseaux et rasoirs de coiffeurs, de haches, de cisailles et même de pièces détachées pour l'automobile et les bicyclettes. Elles produiront également une grande partie des fameux couteaux-poignardsmodèles 1916 baptisés le "Vengeur" et des établissements des alentours comme Rodier & Dozolme, Pataud, Bourgade, Pradel ou encore la Société Générale de Coutellerie et d’Orfèvrerie s'en feront une spécialité.
Un hommage appuyé
L'agglomération de Thiers compte 17 437 habitants lors du recensement de 1911 et 16 239 habitants dix ans plus tard. Durant la Grande Guerre, 566 d'entre eux sont morts au front et leur nom est inscrit sur levaste monument aux morts installé dans le square situé entre la rue des Grammonts et la place en contre-haut. L'histoire de ce dispositif commémoratif remonte à la séance du conseil municipal du 11 novembre1918. Ce jour-là, les élus votent le changement de nom de plusieurs voies de la commune : la rue Nationale s'appelle désormais rue Georges Clémenceau, la rue des Grammonts devient l'avenue de laVictoire et la place des Barres celle des Poilus. Certains noms ont été à nouveau modifiés depuis. Le Conseil adresse également un hommage à tous les artisans de la victoire et félicite la population thiernoisepour son attitude patriotique. Dans ce sens, il est décidé d'ériger un monument sur lequel seront inscrits les noms des enfants de la commune morts pour la Patrie et l'ouverture, à l'Hôtel-de-Ville, d'un livre d'oroù figureront les noms de tous les combattants.
Ce n'est que fin 1921 qu'un concours est ouvert avec une date limite des dépôts de candidature fixée au 10 mars 1922. Les résultats sont proclamés le mois suivantet le vainqueur est l'architecte thiernois Gabriel Derouvre, suivi de deux sculpteurs régionaux, Joanny Durand et Maurice Vaury. Rapidement, les deux premiers classés s'associent et fusionnent leurs projets,Derouvre se chargeant de l'exécution générale du projet tandis que Durand réalise les sculptures. Le 25 mai 1922, Gabriel Derouvre fournit un devis spécifiant que le monument sera construit « à l’emplacementactuel de la fontaine du square des Grammonts, au pied de l’escalier donnant accès à la Place aux Arbres [actuelle place Duchasseint] ». Le budget prévu à l'époque pour l'ensemble des travaux s'élève à 60 000francs.
Un monument en escaliers
L'inauguration du monument a lieu le 5 août 1923, en présence du député du canton de Thiers, Joseph Claussat, accompagné du préfet du Puy-de-Dôme, Ange Benedetti, et du maire de la commune,monsieur Clouvel-Rerolle, coutelier de son état. Son discours est particulièrement vibrant : « Neuf années nous séparent du jour où, d’un même élan de patriotique résolution, tous les hommes qu'appelait ledevoir s'en allaient, insouciants du destin, au-devant des armées ennemies qui déjà essayaient de violer le sol de la patrie, 566 d'entre eux ne devaient plus revenir et leur existence brisée à la fleur de l'âge devaitentraîner la désolation dans nos foyers thiernois. D'autres sont revenus douloureusement mutilés. Ils sont là près de nous et, dans l'instant où toute notre ville concentre ses pensées sur ces victimes de la guerre,ils évoquent aussi le charnier horrible, la souffrance des tranchées, l'angoisse de l'incertaine victoire et la douloureuse vision des êtres chers qu'ils avaient laissés parmi nous ».
Pour l'occasion le square des Grammonts est rebaptisé square de Verdun. Sur les 30 mètres de longueur qui séparent la rue des Grammonts du monument aux morts situé au fond du square, le terrain présente une déclivité de 40centimètres, ce qui accentue la dimension monumentale de cet espace. Le monument lui-même, large de 17 mètres et haut de 7 mètres environ, est adossé à un immense mur de soutènement haut d'une dizaine demètres et existant déjà depuis 1836. Le dénivelé à la verticale a été astucieusement exploité par l'architecte pour donner une impression majestueuse en déployant trois volées doubles d'escaliers et deuxpaliers de chaque côté de l'installation centrale qui sert de support aux différentes inscriptions commémoratives et à la statuaire principale. Cet élément central qui est construit en calcaire fin (pierre detaille de Villebois dans l'Ain), repose sur une solide assise en béton de chaux hydraulique. Il supporte six hautes plaques en marbre bleu turquin provenant d'Italie sur lesquelles sont gravés et peints en rouge lesnoms des enfants de Thiers disparus. L'entablement, en trois volumes, est orné de deux couronnes de lauriers et surmonté d'un coq triomphant. Sur les côtés, au niveau de la première volée d'escaliers, ontrouve deux bas-reliefs sculptés en calcaire blanc (Liais de Senlis). Au centre, un groupe sculpté en pierre de Lens, représentant deux personnages héroïques, trône sur un piédestal. Un Poilu épuisé par les combatsest soutenu par un guerrier gaulois qui lui prend la main et l'accompagne dans une attitude de noblesse. Cette scène évoque le courage de deux héros de la légende nationale : Vercingétorix, le chef des Arvernes(d'où vient le nom Auvergne) et le Poilu défenseur de la Patrie.
Deux enfants du Forez
On sait peu de choses sur Gabriel Derouvre, l'architecte du monument, si ce n'est qu'il est né à Thiers en 1870, que son bureau d'études se trouvait à Saint-Étienne et qu'il a été admis comme membre de laSociété Française d'Archéologie en 1928... Les informations concernant le sculpteur Joanny Durand sont plus fournies. Il est né le 23 juillet 1886 à Boën-sur-Lignon, dans la Loire, à une quarantaine dekilomètres à l'est de Thiers. Il entre aux Beaux-Arts de Paris en 1910 pour étudier la sculpture, après avoir suivi une formation de graveur et ciseleur sur armes à l'École régionale des arts industriels de Saint-Étienne. Mobilisé en 1914, il est grièvement blessé lors de la première bataille de la Marne et est réformé en septembre 1915. Il est mutilé de guerre à 60 % et reçoit la Médaille militaire avec citation. Dans lesannées 1920, il reçoit de nombreuses commandes de médailles commémoratives et de statues pour des monuments aux morts, essentiellement dans sa région : Boën, La Fouillouse, Chazelles-sur-Lyon, Saint-Étienne. Artiste complet de la période Art Déco, il pratique avec talent la gravure sur bois, la céramique ou le dessin satyrique. Fervent régionaliste, il écrit de nombreux recueils de poésie en patois forézien,ainsi que des articles dans la presse locale. Il chante également ses textes dans les cabarets parisiens et est fait citoyen de Montmartre en 1920. Il enseigne la sculpture à l'École des Beaux-Arts de Saint-Étienne de1940 à 1951 et reçoit la Légion d'honneur en 1952. Il meurt le 10 octobre 1955 à Saint-Agathe-la- Bouteresse dans la Loire où il avait installé son atelier dès 1939.
Des sentiments pacifistes
À la veille de la déclaration de guerre, le Puy-de-Dôme en général et le Canton de Thiers en particulier, sont représentés par des députés socialistes et radicaux-socialistes. Si ces derniers se rangent sanshésitation derrière l'Union sacrée lors de la déclaration de guerre, ils maintiennent jusqu'au dernier moment une position internationaliste et pacifistes. Parmi eux se trouvent Joseph Claussat le député deThiers et Alexandre Varenne, le député de Riom et futur fondateur du fameux journal La Montagne. Dans le numéro du 2 août 1914 de l'hebdomadaire socialiste L'Ami du Peuple qu'il dirige alors, Varennereprend les appels de la SFIO, de la CGT, ainsi que des partis ouvriers allemands et autrichiens. En première page, on peut lire le titre imprimé sur toute la largeur À bas la guerre quand même ! Cesentiment pacifiste se retrouve dans certains monuments aux morts de la région de Thiers, comme celui de Lezoux à quelques kilomètres de là et sur lequel est inscrit : « Aux enfants de Lezoux, victimes de laguerre, à ceux qui ont combattu pour l’abolir ».
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