À la suite du départ d’Alexandre Millerand du ministère de la Guerre, les gouvernements qui se sont succédés ont décidé de nommer à ce poste des titulaires issus du monde militaire, persuadés qu’ils arriveraient à juguler la puissance et l’indépendance du G.Q.G. C’est ainsi que d’octobre 1915 à mars 1917, les généraux Gallieni, Roques et Lyautey ont été, tour à tour, ministres de la Guerre, sans laisser de traces pérennes. Le troisième, Lyautey, en désaccord à la fois avec la nomination de Nivelle et la politique du président du Conseil Aristide Briand, s’est retrouvé en difficulté à la Chambre après avoir déclaré que « les comités secrets [mettaient] en péril la Défense nationale ». Conspué par les députés, il démissionne avec fracas le 15 mars 1917, à la grande satisfaction du G.Q.G., entraînant dans sa chute le 6e ministère Briand.
Contre toute attente, le président Poincaré n’appelle pas Clemenceau à la présidence du Conseil. Ne l’appréciant guère – et c’est un euphémisme – il préfère se tourner vers une personnalité politique sans grand relief qu’il pense pouvoir garder à sa main, Alexandre Ribot (Valance, 2017), académicien éminent d’une extrême politesse. Très vite, les coteries s’agitent et malgré quelques difficultés, Ribot arrive à maintenir l’Union sacrée en réunissant à ses côtés une équipe de 14 ministres allant du catholique Denys Cochin au socialiste Albert Thomas, le lui-même prenant à sa charge le département des Affaires étrangères. Après avoir obtenu la confiance de ses pairs par 440 voix contre 0 et 60 abstentions, Ribot impose une nouvelle forme de gouvernement permettant une construction rationnelle de la prise de décision, avec le souci d’éviter toute perte de temps. Il crée à ce titre les premiers services de la présidence du Conseil, comme le service central de l’information ou le centre d’études et d’action, chargé « de centraliser toutes les informations utiles » pour une prise de décision rapide(1). Il renonce par ailleurs aux regroupements des services ministériels, redonnant leur autonomie aux ministères confondus depuis trois mois sous une direction unique (2), à charge pour chaque ministre de savoir ce qu’il veut et « d’orienter la discussion vers les conclusions » qu’il souhaite.
Une nomination très discrète et plutôt consuelle !
À cette date, Paul Painlevé n’est pas un inconnu pour le grand public. Élu député de gauche en 1910 à l’issue d’une brillante carrière universitaire au cours de laquelle ses travaux ont été remarqués à de nombreuses reprises, ce spécialiste réputé de l’innovation militaire a été nommé par le ministre de la Guerre Messimy à la tête de la commission des inventions intéressant la Défense nationale dès le début du conflit. À l’issue, président de la commission de la Marine et fervent partisan du contrôle parlementaire, il s’est fait connaître pour ses prises de positions, en particulier son refus de voir le gouvernement abandonner « le pouvoir exécutif aux chefs militaires » (Anizan, 2008). Il n’est également un secret pour personne que, depuis le début de l’hiver 1916, il est désaccord avec les décisions prises par Briand sur la conduite de la guerre, en particulier la nomination du général Nivelle aux fonctions de commandant en chef le 12 décembre, choisi alors par le gouvernement pour apporter « une école nouvelle, susceptible de donner à la guerre une prompte et victorieuse terminaison ». Pour Lyautey, le seul général apte à assumer une telle responsabilité ne pouvait être que Pétain, partisan « d’une guerre méthodique » reposant sur le développement de la force mécanisée et la démultiplication de la puissance de feu (Franc, 2012).Estimant possible d’agir efficacement et de redonner au gouvernement la prédominance sur l’autorité militaire, Painlevé accepte d’occuper l’hôtel de Brienne même s’il sait que Ribot « connaît ses préventions contre Nivelle ». Le président du Conseil, qui a longtemps hésité avec André Maginot avant de faire appel à ses services, lui reproche également de trop parler. Finalement, cette nomination, après avoir provoqué quelques remous au Palais Bourbon, ne surprend pas grand monde et ne provoque guère de réactions du moins dans la presse, face à un homme réputé pour être animé « des meilleures intentions. » Ainsi Le Radical du 21 mars se félicite de voir un homme d’État « énergique, résolu et clairvoyant [assumer] le lourd héritage du général Lyautey. » Quant à ses détracteurs qui le soupçonnent de vouloir « peser sur le commandement » (Galli, 2022), ils lui reprochent surtout de se ranger « toujours derrière celui qui parle en dernier » et opposent à sa grande intelligence un caractère « haineux, vindicatif et capable de méchancetés » (Bugnet, 1937). André Maginot, qui n’est pas le moins hostile, répète à qui veut bien l’entendre dans les couloirs de l’Assemblée nationale que « Painlevé, c’est la défaite ! » (Ferry, 2014).
1917, une année difficile : l’échec de l’offensive de printemps !
L’année 1917 s’annonce difficile ; elle est présentée par les historiens comme le tournant de la guerre, qualifiée par le président Poincaré d’année trouble, d’angoisse, de doutes et de lassitude. Le gouvernement doit affronter une situation peu lisible avec une victoire susceptible de basculer, en fonction des événements, dans un camp ou dans l’autre. L’échec à venir de la grande offensive de printemps, la guerre sous-marine à outrance qui déstabilise les lignes de communication, le développement du pacifisme et les grandes grèves qui vont secouer le pays rendent l’avenir incertain et fragilisent l’Entente.C’est donc dans une ambiance morose que le 23 mars, Painlevé accède aux plus hautes responsabilités, conscient qu’assumer la direction de la guerre en cette période risque d’être un exercice politique périlleux. Secondé par le général Louis Hallouin (3), nommé chef de cabinet, il s’installe rue Saint-Dominique où il hérite d’un plan d’offensive préparé par le général Joffre et modifié sans consultation préalable par son successeur sous le ministère précédent, afin de l’adapter au raccourcissement de plus de 40 kilomètres de la ligne Hindenburg. À l’époque, en dépit des réserves du ministre de la Guerre, le général Lyautey, qui n’avait caché ni ses doutes, ni ses interrogations, le nouveau commandant des armées du Nord et du Nord-Est restait persuadé que cette offensive, minutieusement préparée, était le seul moyen de rompre le front en particulier grâce à l’utilisation massive de l’artillerie. Soutenu par des autorités anglaises prêtes à lui laisser la direction de la guerre pour peu qu’il « aplanisse les difficultés qu’il rencontre au sein de son propre état-major » (Commission de l’armée, 1917), il jugeait cette action décisive, tout en expliquant çà et là qu’une reculade serait très mal perçue par une opinion publique convaincue de la faiblesse grandissante de l’armée allemande !Painlevé, dès son arrivée, rencontre Nivelle auquel il confie en aparté être assez mécontent du fonctionnement du G.Q.G., tout en le rassurant sur sa volonté de ne pas empiéter sur ses prérogatives. Néanmoins, afin de mieux « maîtriser l’information » (Anizan, 2012), il met en place au sein de son cabinet militaire ses propres réseaux d’information tout en affichant officieusement ses doutes sur les intentions du général en chef auquel il n’accorde aucune confiance. Puis, au mépris de toute « règle élémentaire de commandement » (Franc, 2008), il réunit le 2 avril à huis clos les commandants de groupe d’armées sans en référer à Nivelle ; tous expriment des réserves quant à la réussite de « cette percée décisive ». Très ébranlé, Painlevé organise une rencontre cette fois entre Ribot et Pétain toujours sans prévenir Nivelle, nouvelle erreur de jugement qui se révèle en fait contre-productive (4). Le président du Conseil, tout en notant les compétences du général commandant le G.A.C., n’apprécie ni « ses boutades » (Bourget, 1966), ni ses critiques. Finalement, une réunion plénière se tient cette fois sous la présidence du ministre de la Guerre, rue Saint-Dominique, à laquelle assistent également les ministres Lacaze (Marine) et Thomas (Armement). Rien de concret n’en sort et Painlevé, toujours sceptique, décide finalement de laisser, conformément à l’avis du comité de guerre, carte blanche à Nivelle au nom de l’indépendance du commandement, ce qui ne peut manquer de surprendre. Mais la confusion est à son comble. Certains membres de la commission de l’Armée (Accambray, Viollette), de retour du front où ils se sont entretenus avec quelques autorités dont le général Micheler, expriment devant leurs pairs leurs inquiétudes quant à l’opportunité d’une telle offensive. Tout en refusant d’en référer au président du Conseil afin de ne pas « assumer des responsabilités qui ne lui incombe pas » (5), la commission préfère se concentrer sur le rôle du gouvernement qu’elle est prête à mettre en accusation en cas d’échec !
Le 6 avril, cette fois à la demande de Nivelle, le président Poincaré convoque discrètement une ultime réunion, destinée « à effacer les froissements du général en chef », en présence de Ribot et de Painlevé qu’il n’apprécie guère et des quatre généraux commandants de groupe d’armées, Pétain (Centre), Castelnau (Nord), Franchet d’Esperey (Est) et Micheler (Réserve). Les discussions sont pénibles, tendues voire houleuses car si le gouvernement « approuve le but de l’attaque », il n’en cautionne pas le plan. Pétain maintient son opposition à toute nouvelle offensive stratégique – « nous n’enlèverons pas les 3e et 4e lignes » – alors que les autres généraux restent évasifs ou silencieux, finalement peu optimistes. Micheler, à la surprise générale, est le seul à convenir qu’il faut attaquer le plus tôt possible. De son côté, Poincaré, rasséréné par l’entrée dans le conflit des États-Unis, rejoint le général en chef dans son souhait de ne laisser aucune initiative aux Allemands. Nivelle, dont l’autorité est ouvertement discutée par ses subordonnés, offre alors de démissionner, ce que refuse l’Exécutif qui estime qu’il est trop tard pour reculer, même si la réunion se termine sans prise de position officielle. Néanmoins conforté dans son poste, le commandant en chef doit attendre 48 heures pour obtenir l’accord définitif du président de la République, sous réserve de faire preuve de prudence et d’arrêter toute action « au bout de trois à quatre jours » en cas d’échec. Le pouvoir politique, au pied du mur, laisse faire ainsi ce qui ressemble à une fuite en avant !
La première partie de l’offensive est déclenchée le 9 avril par les Britanniques qui lancent leurs troupes au nord et à l’est d’Arras. Préparée avec méthode, les premières vagues d’assaut remportent un succès initial remarquable. Mais très vite, face aux nombreux renforts allemands qui affluent, l’attaque anglaise piétine, n’obtenant aucun résultat tangible et fragilisant d’autant plus l’intervention de leurs voisins. Les Français n’entrent effectivement en action que le 16 en raison des mauvaises conditions météorologiques. Les premiers engagements n’ont pas les résultats escomptés et l’emploi pour la première fois de chars d’assaut s’avère décevant. Le soir même, il ne fait aucun doute que l’échec est patent. Cependant, Painlevé refuse d’intervenir dans la modification des plans voulue par le général en chef, même si les informations recueillies confirment les revers de l’offensive qui ne tiendra pas ses promesses, les quelques mètres gagnés par endroit l’étant au prix de pertes effroyables. Il dépeint juste la « triste situation » lors du conseil des Ministres du 18, insistant 48 heures plus tard sur les nombreuses fautes commises – le général Mangin est particulièrement incriminé – sans à aucun moment mettre en cause la responsabilité du président de la République. Celle-ci a été pourtant soulignée par quelques membres de la commission de l’Armée, très critique envers Poincaré lors de l’audition du ministre de la Guerre le 27 avril 1917. Plus grave, Painlevé est en complet désaccord avec le commandant en chef qui, tout en continuant à croire à la réussite de l’offensive, a approuvé un nouveau plan d’opérations devant être déclenché début mai. Devant la commission sénatoriale de l’Armée qui l’auditionne de nouveau le 9 mai, Painlevé apparaît cette fois moins agressif. Tout en avouant que les résultats obtenus « ont été payés trop chers » et que la désillusion est forte dans l’armée et l’opinion publique, il minore l’échec de l’offensive d’avril. Il estime alors qu’elle a été « des plus honorables pour l’armée française », grâce au recul « sensible de l’ennemi », à la prise du fort de Condé et au dégagement de la voie reliant Soissons à Reims.Finalement, une commission d’enquête, composée des généraux Foch, Brugère et Gouraud est mise sur pied par lettre ministérielle du 17 avril 1917. Après bien des difficultés, son rapport du 4 octobre confirme que le général Nivelle, laissé entièrement libre par le gouvernement, « n’a pas été à la hauteur de la tâche écrasante qu’il avait à assumer », tout en soulignant la « bouillante ardeur » du général Mangin. Le général Micheler, quant à lui, est décrit comme « n’ayant pas été suffisamment préparé à exercer le commandement confié ». Les conclusions déplaisent néanmoins à Painlevé qui regrette que la commission d’enquête impute plus l’échec de l’offensive à la présence de parlementaires sur le front qu’aux erreurs du haut commandement (6). Finalement, aucune faute n’ayant été retenue contre le général Nivelle, ce dernier prend le commandement du 19e CA à Alger en décembre 1917 avant d’être rappelé à Paris en février 1920. Mangin, très critiqué par Clémenceau ainsi que par le « clan Pétain », tout comme Micheler et Mazel, perd son commandement.
La réorganisation du haut commandement
Fin 1916, Joffre apparaît aux yeux de la majorité des hommes politiques, malgré sa popularité, comme un « chef usé », incapable de mener à la bataille décisive. Le président du Conseil Briand, conscient qu’il doit lâcher du lest pour éviter de perdre la confiance de la Chambre, décide de réorganiser le haut commandement, sans imaginer que sa décision débouche sur un affaiblissement de la position du commandant en chef, consacrant « l’échec de la première tentative gouvernementale de réorganiser les rapports du gouvernement et du haut commandement » (Pedroncini, 1968).Contre toute attente, c’est le général Nivelle – et non pas Foch ou Castelnau – qui est apparu à Poincaré et à Briand comme l’homme de la situation, alors que Joffre est mis à l’écart tout en étant élevé à la dignité de maréchal de France. Nommé conseiller technique du gouvernement et membre consultatif du récent Comité de guerre, il démissionne finalement de ses fonctions honorifiques le 26 décembre. Son remplacement par Nivelle est désapprouvé par Lyautey mais surtout par son successeur Painlevé. L’échec de l’offensive du Chemin des Dames donne à ce dernier l’occasion d’avancer ses pions. Le 23 avril, le ministre de la Guerre fait part de l’émotion du président de la République alors que ses relations avec Nivelle deviennent difficiles et nécessitent des changements. Profitant de la réforme de la méthode de gouvernement imposée par Ribot, il s’ingère directement dans la conduite de la Guerre en obtenant l’aval du président du Conseil – et des alliés britanniques – pour réorganiser le haut commandement. Il sait qu’il peut également compter sur le soutien de plusieurs généraux ainsi que celui de l’ancien ministre de la Guerre Messimy (Robinne, 2022), ce dernier demandant en parallèle une réforme radicale des modes de conduite de la guerre. Malgré une ambiance gouvernementale délétère et l’opposition grandissante de Poincaré et de plusieurs membres du gouvernement (Malvy, Maginot et Bourgeois), Painlevé, agacé par la campagne menée par l’Élysée, le général Nivelle et le G.Q.G., obtient dès le 29 avril la nomination du général Pétain aux fonctions de chef d’état-major général créée deux jours plus tôt, directement subordonné au Comité de guerre, avec pouvoir de conseil de l’ensemble des opérations. L’offensive est immédiatement suspendue et des opérations à objectifs limités sont lancées début mai afin de consolider les positions acquises, après entente entre Pétain et Nivelle.
Le temps de Nivelle est ainsi passé. Painlevé, bien décidé à arriver à ses fins, impose en conseil des Ministres du 7 mai la nomination au commandement en chef non pas de Sarrail, comme souhaitée par de nombreux radicaux, mais de Pétain, le seul qui trouve grâce aux yeux des parlementaires. Nivelle, toujours soutenu par Malvy et Maginot, refuse de démissionner et tente de se couvrir en mettant en avant la responsabilité de ses subordonnés. Finalement, sous la menace d’être relevé de son commandement, il rend sa lettre de service le 15 mai, sans obtenir de commandement opérationnel. Le jour même, Pétain le remplace, laissant sa place de chef d’état-major général à Foch.Contre vents et marées, Painlevé a donc obtenu satisfaction, persuadé d’avoir donné l’impulsion indispensable pour que s’opère « un changement stratégique et tactique » (Anizan, 2012). Quand Précis-le-sec arrive au G.Q.G., le nouveau commandant en chef, bien préparé à cette responsabilité, a un avantage considérable sur ses prédécesseurs : « Il n’est tenu pas aucune promesse » (Pedroncini, 1998). Il doit en revanche durer et donc économiser des vies en mettant en place « une politique de guerre rationnelle […] dont la prudence n’exclut pas […] l’énergie. » Painlevé lui demande alors d’adopter de nouvelles formes de commandement face à un G.Q.G. « atteint […] d’hystérie », tout en annonçant une réforme de la promotion aux plus hautes fonctions militaires. Mais en attendant, l’urgence de la situation face à la crise qui survient au sein de l’armée impose au nouveau commandant en chef des décisions immédiates.
Et on reparle des effectifs !
Dès sa prise de fonctions et en parallèle avec l’offensive Nivelle, Painlevé se trouve confronté à la délicate question des effectifs dont dépend l’appel ou non de la classe 1918. Quelques mois plus tôt, le 4 octobre 1916, l’administration de la Guerre avait fixé les effectifs combattants à environ 2 750 000 hommes pour faire face « aux coups qui devaient se produire à un moment donné », à charge pour « l’intérieur [de] fournir à la zone des armées les renforts mensuels d’entretien suffisants et nécessaires. » À l’époque, le ministère avait calculé qu’il fallait, pour maintenir ces effectifs jusqu’en juin 1917, pourvoir mensuellement à 100 000 hommes qui se répartissaient entre les 37 000 convalescents guéris chaque mois et les 120 000 exemptés et réformés des classes 1913 à 1917 récupérés. Dans une loi en préparation, le général Roques, alors ministre de la Guerre, rajoutait 130 000 exemptés et réformés des classes antérieures à 1913 et 155 000 hommes du service armé, la plupart ouvriers dans les usines d’armement et remplacés par des hommes du service auxiliaire. Cette loi, modifié par le général Lyautey qui souhaitait récupérer les exemptés et réformés depuis la classe 1896, est finalement voté par le Parlement mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. Lyautey décide alors de créer une Inspection générale des effectifs, complétée par une Commission de contrôle parlementaire installée au mois de mars, et chargée « de toutes les questions qui intéressent la bonne utilisation des effectifs », la Chambre estimant nécessaire d’intervenir « avec son autorité et ses moyens d’action. » (7)Au 1er février 1917, le déficit de l’infanterie – qui représente 9/10 des pertes totales d’après l’administration de la Guerre – par rapport au Tableau d’effectifs Guerre (TEG) est de 126 000 hommes, auxquels il faut ajouter 54 000 territoriaux et surtout 34 000 agriculteurs des classes 88 et 89 libérés par anticipation (8). Si cette décision, annoncée par le nouveau ministre de la Guerre Painlevé le 29 mars, est vivement applaudie par les parlementaires qui apprécient les efforts entrepris au profit de « la vie agricole du pays » (Le Matin), le ministre apparaît beaucoup moins sûr de lui le lendemain, au cours de son audition par la commission sénatoriale de l’Armée qui estime que les textes règlementaires ne sont pas appliqués par inertie. Face aux déficits qui ne manqueront pas de se creuser, Painlevé, tout en confirmant que cette question reste au cœur des préoccupations gouvernementales, est bien obligé d’admettre qu’un fléchissement des effectifs est à craindre, et ce malgré l’incorporation de la classe 1918 prévue en avril. Il répète à l’envie que celle-ci aurait été préférable en septembre, afin de conserver des effectifs suffisants pour faire face aux offensives à venir. En attendant, il compte sur le rétablissement rapide des blessés et hospitalisés dont environ 55 % sont aptes à regagner le front (9), sur la chasse aux embusqués – d’après le député Gervais, il y aurait de 90 000 à 100 000 hommes dans les différents services de l’arrière, aptes au service armé – dont on connaît pourtant les faibles résultats malgré les efforts de la commission Jeanneney, sur l’augmentation de l’armée britannique et l’extension du front anglais et enfin sur des renforts étrangers, comme les Américains par exemple ! Mais tout cela semble bien hypothétique car Painlevé refuse de garantir les effectifs engagés au-delà du mois d’octobre 1917.
Face aux réductions du nombre d’unités en ligne demandées par Paul Doumer, dont beaucoup ont déjà des effectifs incomplets, le ministre rappelle que c’est la défense du territoire français qui est en cause et que la victoire exige une armée puissante. S’il y a des choix à faire, comme par exemple ramener chaque division à trois régiments, il affirme que cette décision ne doit pas être le fait d’un diktat administratif pris dans le secret d’un état-major, mais en fonction d’un plan mûrement réfléchi ! C’est ce que demande d’ailleurs les parlementaires qui souhaitent que l’administration de la guerre présente un programme, des vues arrêtées, des conceptions pour le maintien des armées, y compris éventuellement en augmentant le « rendement de l’AFN et des colonies » et en développant la coopération interalliée.
Les « refus d’obéissance » de 1917
L’échec sanglant de l’offensive a un impact profond sur le moral des soldats. Dans les nombreux courriers visés par la censure, ces derniers font non seulement état d’une « certaine lassitude » (Pedroncini, 1967) mais émettent « des doutes quant à la valeur du commandement qui les a conduits à pareille boucherie. » Le premier incident grave se déroule au 151e Régiment d’infanterie le 16 avril quand six hommes dont un caporal abandonnent leur poste. Et les événements s’enchaînent puisque de nombreux régiments sont touchés par des mouvements collectifs d’indiscipline et des mutineries, conjugués à des cas de « rébellion à formes diverses ». Fin mai, des troubles de plus en plus graves débutent dans plusieurs grandes unités, les soldats séditieux critiquant « la guerre [et] les pouvoirs publics qui se désintéressent d’eux ». Mais c’est au mois de juin que le « mal atteint son maximum », avec 1 619 cas recensés. Au total, cinquante-quatre divisions – la VIe Armée étant la plus touchée – sont impactées jusqu’au 23 octobre 1917, date qui coïncide avec la victoire de la Malmaison (10) et qui a été retenue par Pétain pour marquer la fin de la crise. Alors que l’armée de la République menace de se briser – sans trouver le moindre écho dans la presse nationale, soumise à la censure (11) – des troubles sociaux et des manifestations pacifistes (12) éclatent également dans le pays, une partie de l’opinion publique réclamant la paix à corps et à cris. Sur ces sujets, le ministère de l’Intérieur ne manque d’attirer l’attention des membres du gouvernement sur les cessations de travail concomitants dans les usines d’armement, voire les opérations de sabotage susceptibles çà et là d’entraver les productions de guerre.
Le ministre de la Guerre et Pétain s’accordent très vite sur l’origine du mal et sur les moyens à mettre en œuvre « pour impulser une politique de guérison. » (Anizan, 2012) Painlevé se charge de l’expliquer aux parlementaires mais n’arrive pas à convaincre les membres de la commission sénatoriale de l’Armée. Ces derniers formulent, le 28 juin 1917, un blâme « très net contre les services du ministère de la Guerre » pour avoir refusé de communiquer un certain nombre de documents « indispensables » pour l’examen d’une situation qui nuit « gravement à la défense d’un pays en guerre. » De son côté, Pétain, face à cette crise d’indiscipline de formes et d’intensités variées, décide de réagir rapidement. Conscient de la gravité de la situation, il lui faut à la fois répondre aux attentes mais également faire preuve, si nécessaire, d’une extrême sévérité. Après la publication de sa note sur l’attitude du commandement du 8 mai 1917, dans laquelle il expose sa conception des rapports hiérarchique, Pétain consulte à plusieurs reprises Painlevé sur les moyens de supprimer les raisons mises en avant par les mutins. C’est ainsi qu’il signe le 19 mai sa directive n°1 dans laquelle il ordonne l’arrêt des offensives inutiles. Puis il met en œuvre des mesures complémentaires permettant d’améliorer grandement les conditions générales de vie des soldats au front. Outre la lutte contre l’alcoolisme et la piètre qualité de la nourriture, voire des conditions de logements, les périodes de repos dans les lignes arrières se transforment en vraies périodes de détente, alors que permissions deviennent plus régulières. Pétain visite également le front et s’intéresse aux hommes, écoute avec patience leurs doléances, s’efforçant de régler dans leurs moindres détails les mille et un problème de la vie quotidienne. Pour autant, il estime que les actes les plus graves ne pouvent bénéficier d’aucune clémence. Si les condamnations à mort sont difficiles à évaluer en raison d’archives parcellaires, les exécutions fluctuent en fonction des sources entre 23 et 55. Par à côté, la censure se durcit pour éviter la propagation des nouvelles propres à influer sur le moral des hommes, alors que la répression des menées pacifistes s’amplifie.
Toutes les unités de l’armée française ne se sont pas révoltées et il y a eu, à côté de ces actes de désobéissance, certes des spectateurs passifs mais surtout des soldats refusant d’adhérer à ces mouvements d’insubordination, des « témoins malgré eux » (Haddad, 2008). Ainsi, le 129e R.I. (IIe armée, 5e D.I.) où les incidents qui se succèdent du 28 au 30 mai surprennent le commandement. Les premiers actes d’indiscipline se transforment vite en manifestation d’une centaine de soldats, suivie de refus d’obéissance plus caractérisés. Mais dans cette formation plutôt privilégiée à la réputation solidement établie, composée essentiellement de Normands et de Parisiens, de nombreux hommes ne tardent pas à exprimer leur mécontentement, dénonçant une attitude mettant à mal la « réputation d’une unité à laquelle ils sont fiers d’appartenir. » Dès lors, la cohésion du régiment en pâtit, renforcée par les punitions collectives qui sont autant « de reproches adressés aux mutins » par des soldats non seulement respectueux de leur devoir, mais également exacerbés par la perte de certains de leurs droits !Finalement, une fois ces manifestations contestataires en voie d’achèvement, le Parlement, finalement bien informé par le ministre de la Guerre, se félicite de savoir l’armée « entre les mains d’un chef clairvoyant », ayant la pleine confiance des officiers et de la troupe. Painlevé, de son côté, est persuadé de la fin des méthodes de combat archaïques, renouvelant sa confiance dans la réussite des efforts conjoints du général en chef – économiser les vies humaines – et du gouvernement – développer au maximum la machine de guerre.
Une situation internationale en plein bouleversement
Le 15 mars 1917, le tsar Nicolas II abdique et le gouvernement Kerenski qui lui succède, tout en annonçant vouloir honorer les engagements pris auprès de l’Entente, ne présente pas les mêmes garanties en raison de l’état de décomposition de l’armée russe. Malgré les propos rassurants de l’ambassadeur Paléologue, Painlevé, qui connaît « depuis longtemps la précarité de [cette] alliance » (Anizan, 2012), ne se fait pas d’illusions quant à la capacité du Gouvernement provisoire à venir à bout des révolutionnaires, malgré le fort capital de sympathie dont il bénéficie un peu partout. Il lui témoigne cependant un soutien appuyé, espérant ainsi le convaincre de ne pas signer de paix séparée. Du 22 avril au 22 juin, Albert Thomas est envoyé comme ambassadeur extraordinaire en Russie pour pousser les autorités et l’armée à reprendre l’offensive, ce qui est loin d’être acté. Finalement, début juillet, l’armée russe entame une ultime action qui, tout en tournant au désastre, permet néanmoins aux alliés de gagner du temps. À la fin du mois, c’est au sein des contingents russes se battant en France que la situation se complique, de nombreux soldats demandant à rejoindre la mère-patrie (13). Malgré ces difficultés, Painlevé poursuit ses efforts en envoyant en septembre le général Niessel en Russie, chargé à la fois de « rendre aux armées russes leur valeur guerrière » tout en essayant de récupérer des contingents auprès d’autres pays proches. Il en est ainsi de la Pologne, dont l’armée, mise sur pied et armée par la France, est placée sous ordres du haut commandement par un décret du 4 juin 1917. Pour autant, face à la défection annoncée de l’allié russe, conjuguée au temps nécessaire pour recruter et former ces contingents étrangers, il est indéniable que c’est bien vers l’Ouest que les alliés doivent se tourner, décision favorisée par les évÉnements qui se précipitent.Le 7 novembre 1916, le président Wilson a été réélu président des États-Unis. Conscient de la fragilité de la neutralité de son pays, il annonce aux belligérants son désir de travailler à l’établissement de la paix et leur demande de rendre public leurs buts de guerre. Cette proposition de médiation, qui prend de cours les gouvernements alliés dont les Américains sous-estiment la volonté de combattre jusqu’à la victoire, est finalement rejetée par les deux camps. En ce début d’année 1917, les nations de l’Entente acceptent mal cette paix américaine que l’on veut leur imposer, alors que ce sont leurs soldats qui meurent sur les champs de bataille. Quant au gouvernement allemand, il préfère garder un silence prudent, conscient que la décision qu’il vient de prendre « peut changer le cours de la guerre » (Harter, 2017). En effet, dès le 1er février, le Reich a décidé d’intensifier la guerre sous-marine malgré les risques de voir les États-Unis entrer en guerre. Déterminé à asphyxier l’économie des îles Britanniques et confiants dans leurs chances de succès, ils sont en effet persuadés que les Américains ne pourront apporter à l’Entente un concours effectif en temps utile – au mieux au mitan de 1918 – en raison de l’incapacité des marines alliées à transporter en Europe un corps expéditionnaire conséquent. Dans les mois qui suivent, leurs sous-marins redoublent d’efficacité et infligent des pertes sérieuses, mettant un coup d’arrêt aux transports maritimes – 540 000 tonnes coulées en mars et 875 000 tonnes en avril – au point d’inquiéter sérieusement les autorités politiques et militaires alliées. Devant ces conséquences dramatiques produites par cette guerre qui viole incontestablement la liberté des mers – auxquelles s’ajoutent, par un heureux hasard, les effets désastreux de l’affaire du télégramme Zimmermann – le Sénat et la Chambre des représentants approuvent à une large majorité la déclaration de l’état de guerre entre les États-Unis et l’Allemagne le 6 avril 1917. Mais cette décision, largement plébiscitée en France et en Angleterre, ne change finalement rien à court terme. Elle impose en revanche aux alliés un effort considérable dont ils ne mesurent pas encore tous les aspects.
Le 14 avril, Painlevé, dont l’engagement à obtenir le concours de Washington ne s’est jamais démenti, fait savoir au gouvernement américain toute l’importance et l’urgence de son aide. Le 24 avril, afin de sensibiliser des Américains inquiets par l’émergence du conflit sur le devoir d’une coopération aussi complète que possible, une « mission de guerre », composée de René Viviani, garde des Sceaux et du maréchal Joffre arrive outre-Atlantique. Sans attendre, le War Department décide dès le 1er mai d’envoyer un premier contingent de 25 000 hommes en France aux ordres du général Pershing, premier pas vers la constitution d’un corps expéditionnaire – American Expeditionnary Force. Pourtant, le 9 mai, la commission sénatoriale de l’Armée estime que « le pays ne doit pas s’endormir dans cette illusion », et que l’entrée en scène des États-Unis ne sera bénéfique que si « La France et l’Angleterre [sont] capables d’attendre l’arrivée des Américains » et que si les différentes marines alliées se révèlent aptes à transporter des milliers d’hommes. Pourtant, le 18 mai suivant, le président Wilson est autorisé par le Congrès à augmenter « temporairement les institutions militaires des Etats-Unis. » Quatre jours plus tard, confiant dans les capacités de l’industrie française à se mobiliser davantage, le ministre de l’Armement Albert Thomas suggère aux Américains de fabriquer en France les canons et les munitions dont ils auront besoin. Cette proposition, vite acceptée, est un pari risqué sur l’avenir surtout quand on connaît les difficultés auxquelles se heurtent les industriels face aux pénuries de charbon et de matières premières. Elle va pourtant se révéler fructueuse. Dans le même temps, André Tardieu est envoyé outre-Atlantique « avec mission de centraliser les éléments épars de notre action [car] tous les ministères ont des missions aux États-Unis qui s’ignorent. »Le 13 juin, le général Pershing, « le plus renommé des chefs de guerre américain » (Le Matin) débarque à Boulogne-sur-Mer à la tête de son état-major. Pour la première fois, un contingent US foule le vieux continent, avant-garde d’une armée qui atteindra dans quelques mois deux millions d’hommes. En fin d’après-midi, la délégation arrive à Paris où l’attend Viviani et le ministre de la Guerre Painlevé, de nombreux généraux ainsi qu’une foule immense chez laquelle l’espoir est de retour ! Dès le lendemain, Pershing s’entretient avec le président de la République avant de se rendre au ministère de la Guerre puis à l’Assemblée nationale où il est longuement acclamé. Alors que les plus hautes autorités militaires entament des discussions, Painlevé, quant à lui, s’apprête à répondre à différentes interpellations sur « la conduite des opérations militaires et le fonctionnement du service de santé au cours de l’offensive du 16 avril » (Le Figaro).
Président du Conseil et ministre de la Guerre
Le 31 août 1917, le ministre de l’Intérieur Malvy, attaqué par Clemenceau pour avoir manqué de vigilance dans la répression de l’espionnage – l’origine des fonds secrets du député des Côtes-du-Nord Louis Turmel, les affaires Bolo-Pacha et du Bonnet Rouge – démissionne, entraînant le 7 septembre suivant la chute du cabinet Ribot, ce dont une partie du Parlement se félicite. Reconduit dans ses fonctions, le président du Conseil se heurte au refus des socialistes de participer à un nouveau gouvernement. Painlevé, approché, oppose tout d’abord une fin de non-recevoir en raison justement de l’absence de ces mêmes socialistes. Mais trois jours plus tard, l’ancien ministre de la Guerre, à la demande du président de la République, accepte finalement de former un nouveau gouvernement et arrive à réunir, à ses côtés et après bien des difficultés, 14 ministres. Il tente également d’imposer dix sous-secrétaires d’État aux armées jouant le rôle de contrôleurs du gouvernement, mais se retrouve obligé d’y renoncer quand Pétain met sa démission dans la balance. Il est alors comme « un roseau pensant », son autorité allant en « s’effilochant » (Ferry, 2005).
Pour la première fois, le président du Conseil dirige le ministère de la Guerre alors que Louis Loucheur succède à Albert Thomas au ministère de l’Artillerie et des Munitions. Malgré l’opposition du parti radical-socialiste, cinq ministres d’État (Louis Barthou jusqu’au 23 octobre, Léon Bourgeois, Paul Doumer, Jean Dupuy et Henry Franklin-Bouillon), chargés de conseiller le gouvernement sur les « conceptions générales de la politique de guerre » (Anizan, 2012) complètent l’équipe en tant que membres du Comité de guerre. Enfin, onze sous-secrétaires d’État renforcent l’action ministérielle. Si le parti radical est majoritaire, suivi par l’Alliance démocratique, aucun socialiste n’y figure, mettant fin de fait à l’Union sacrée ! La presse dans son ensemble, si elle reproche parfois à Painlevé d’avoir manqué d’habilité, le félicite d’avoir rempli « son devoir », en montrant la fermeté nécessaire et en prenant « toutes ses responsabilités devant le Parlement et l’opinion » (Le Temps).À peine installé, Painlevé, dont c’est la première expérience de direction gouvernementale, s’attache à rationaliser l’action du gouvernement et du ministère de la Guerre afin d’éviter « l’émiettement du pouvoir ». S’il met en place un secrétariat général à la présidence du Conseil, il refuse d’appliquer le projet de Gallieni qui, en son temps, proposait une présidence sans portefeuille, s’appuyant sur une administration très élaborée. Par ailleurs, face aux dysfonctionnements du contrôle parlementaire aux Armées, en particulier inopérant face aux opérations militaires en raison de l’hostilité du G.Q.G., Painlevé conclut le 6 octobre un accord permettant de « trouver une organisation stable et respectant les droits et les attributions du Parlement et du gouvernement » (Anizan, 2012). La commission de l’Armée obtient satisfaction sur la quasi-totalité de ses demandes, principalement un « droit de contrôle général et permanent », ainsi que le droit « d’aller sur la ligne de front » (Bock, 2002). Pétain ne tarde pas à manifester son mécontentement et menace de se retirer avant qu’un compromis ne soit trouvé ; le nombre de contrôleurs pouvant accéder à la zone des armées et dorénavant limité à vingt et certaines exigences de la commission visant avant tout à décrédibiliser le haut commandement sont rejetées.
La chute du gouvernement
Fin septembre 1917, Clemenceau déclenche une campagne très virulente contre le gouvernement pour dénoncer les pacifistes – ainsi que les pourparlers Briand-Lancken – et les traîtres qui sévissent dans l’entourage de l’Exécutif. Le journaliste nationaliste Léon Daudet lui emboîte le pas, accusant Louis Malvy de trahir « depuis trois ans la défense nationale » (Anizan, 2012), avec en ligne de mire l’affaire du Bonnet Rouge. Au Parlement, les députés reprochent à Painlevé son inaction alors que Caillaux demande au président du Conseil de durcir la loi sur la presse. Le président du Conseil refuse tout en suspendant pour huit jours la publication de L’Action française, demi-mesure qui mécontente à la fois « les partisans du libéralisme et ceux de la fermeté » (Anizan, 2012).
Même au sein du gouvernement, des divergences se font jour ! Chez les alliés, cette crise inquiète, obligeant Painlevé à provoquer un débat de politique générale à l’issue duquel il espère obtenir la confiance de la Chambre. Les discussions débutent le 19 octobre ; très vite, les critiques virulentes (Le Figaro) de Pierre Laval envers son rôle comme ministre de la Guerre et son manque d’autorité déstabilisent Painlevé qui obtient cependant la confiance par 346 voix contre 74. Mais les intrigues se poursuivent et la crise gouvernementale couve, surtout quand Alexandre Ribot, dont l’action diplomatique est très contestée par les socialistes, refuse de démissionner. Painlevé, acculé, envisage de nommer Briand au ministère des A.E. et de faire entrer des socialistes dans un nouveau cabinet. Finalement, Louis Barthou succède à Alexandre Ribot sans que cessent les critiques. Le président du Conseil, de plus en plus accusé d’immobilisme et d’irrésolution, donne lecture, lors de la séance parlementaire du 13 novembre, d’une note exposant la situation militaire ainsi que les accords conclus avec les alliés avant de poser à nouveau la question de confiance. Celle-ci est de nouveau accordée, mais avec une courte majorité. Face à une ambiance délétère amplifiée par l’affaire Accambray (14), Painlevé, qui « a cessé de plaire » (Le Figaro) décide finalement d’aller « au-devant du couteau » (Anizan, 2012) et pose une nouvelle fois la question de confiance, confiance qui lui est enfin refusée. Alors que le nom de Clemenceau commence à circuler dans les couloirs de la Chambre, le président du Conseil, la mine défaite, apporte le 22 octobre 1917 au président de la République la démission de son gouvernement.
Paul Painlevé, après quelques mois aux affaires, choisit de quitter provisoirement le devant de la scène politique. Au cours de cette période, il a su se montrer un chef de Gouvernement ouvert au dialogue et constructif, tout en étant confronté à de nombreuses difficultés, de l’échec de l’offensive Nivelle dont certains députés l’accusent d’être en partie responsable, aux mutineries sur le front Ouest et le front d’Orient. Si ses hésitations et son louvoiement face au général Nivelle sont à mettre à son passif, il est indéniable que le soutien qu’il a apporté au général Pétain a permis à ce dernier de s’imposer à la tête des armées dans une période très difficile. On doit également souligner son intense activité, sur le plan international, pour faciliter l’entrée de la Grèce dans le camp allié et préparer activement le débarquement des troupes américaines sur le sol français.S’il est également à l’origine de la création d’un Conseil supérieur de guerre interallié le 10 novembre 1917, sa responsabilité directe dans le fonctionnement quotidien du ministère de la Guerre reste à approfondir. Soumis à de nombreuses critiques plus ou moins fondées sur les multiples affaires de défense nationale qui ont été révélées, parfois incohérent dans ses explications face à l’ire de nombreux députés, il est certain que son implication dans la conduite des affaires politiques du pays lui a laissé peu de temps pour donner une impulsion au bureau du ministère, soumis alors aux décisions des directeurs de service et des chefs de bureaux.
(1) Ces services sont étoffés par son successeur Painlevé qui créera le Secrétariat général de la présidence du Conseil, rapidement pourvu de deux nouvelles sections d’études.
(2) Seul est maintenu un ministère unique pour le ravitaillement civil et militaire.
(3) M. Boniface est nommé chef du cabinet civil.
(4) Surtout que Pétain prévient, dès le lendemain, le général Nivelle de cet entretien.(5) La commission de l’armée se lance dans un long débat pour savoir si le rapport des membres ayant visité le front doit être remis au gouvernement, ce qui est refusé à la majorité qui estime que le contrôle doit s’effectuer a posteriori. Lors de la réélection du président de la commission de l’Armée le 19 juin 1917, Abel Ferry s’interrogera sur les responsabilités « qui incombaient à la commission […] pour n’avoir pas prévenu le gouvernement avec assez de fermeté des insuffisances de l’offensive » (Bock, 2002).
(6) Pour le député Accambray, membre de la commission de l’Armée, les généraux Franchet d’Espérey et Castelnau « ont été de toutes les erreurs », alors que « Pétain est certainement celui en qui on peut avec certitude espérer un succès total. »
(7) Devant être saisie au préalable pour l’élaboration des projets, règlements et circulaires, la Commission constate, dès le mois de juin 1917, que si elle a envoyé 36 motions relatives aux mesures à prendre, son rôle consultatif « est resté lettre morte » face à une administration de la Guerre enfermée dans ses prérogatives. Par exemple, la commission a constaté qu’il n’existe aucun plan d’utilisation des hommes du service auxiliaire réquisitionnés par l’EM, « chaque échelon [prélevant] ce qu’il croit utile » !
(8) En moyenne, la zone de l’avant n’a récupéré que 71 000 hommes mensuellement. Il faut également noter que 18 000 travailleurs français sont employés à l’entretien des routes, en arrière de la zone des armées anglaises. Malgré les demandes du G.Q.G., les autorités britanniques refusent le renvoi de ces hommes, alors que plus en arrière de 30 km, quelques milliers de travailleurs français supplémentaires doivent être relevés par des manœuvres anglais « à une date incertaine. »
[9] Au 1er mai 1917, il y a 100 000 hommes hospitalisés dans la zone de l’armée grâce au développement systématiquement des moyens d’hospitalisation. Ainsi, les hommes guéris rejoignent directement leur corps sans passer par les dépôts de l’intérieur.
(10) D’autres manifestations d’indiscipline vont continuer à éclater jusqu’en janvier 1918, mais ces incidents demeurent isolés et ne toucheront qu’un nombre restreint d’hommes.
(11) Le 8 juin 1917, Painlevé établit le service des missions de correspondants de guerre accrédités auprès du G.Q.G., permettant ainsi aux journalistes d’être autorisés à séjourner dans certaines zones de guerre.
(12) La lassitude d’une partie des Français commence à s’exprimer dès la fin de 1916 avant de s’améliorer suite à l’annonce de l’entrée en guerre des États-Unis, conjuguée au repli préventif de l’armée allemande. Hélas, en un mois, tout bascule avec l’échec de l’offensive du Chemin des Dames d’une part, et la première révolution russe, prélude à une paralysie du front de l’Est.
(13) 9 000 soldats russes, cantonnés dans le camp de la Courtine, créent des Soviets et en prennent le contrôle fin juillet 1917, obligeant Painlevé à établir « un cordon sanitaire » en dépêchant des troupes. Le 16 septembre, 7 500 hommes se rendent aux autorités françaises alors que des combats éclatent et se poursuivent jusqu’à l’arrestation des derniers meneurs le 19.
[14] Accusé de lâcheté devant l’ennemi, le député Léon Accambray (Aisne, radical et radical-socialiste) a été blanchi suite à une enquête menée par le général Roques. Painlevé décide alors de le nommer chef d’escadron, ce qui ne manque pas d’étonner le président de la République qui juge paradoxal de promouvoir un officier de réserve n’ayant jamais quitté la Chambre pour se rendre aux Armées !
Sources et bibliographie :
Archives nationales : fonds privés Tardieu, Painlevé, Ribot…Archives 1re Guerre mondiale SHD, Fonds privés Joffre…Commission de l’Armée à la Chambre, commission sénatoriale de l’Armée (auditions, rapports…)Gallica : presse nationale.
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Ch. Bugnet, Rue Saint-Dominique et GQG. Les 3 dictatures de guerre, Paris, Plon, 1937.
J-B. Duroselle, Clemenceau, Paris, Paris, Grasset, 2005.
A. Ferry, Carnets secrets 1914-1918, Paris, Grasset, 2005.
V. Bataille – P. Paul, Des mutineries à la victoire … (1917-1918), Paris. Robert Laffont, 1965.
F. Bock, Un parlementarisme de guerre 1914-1919, Paris, Belin, 2002.
P. Bourget, Un certain Philippe Pétain, Tournai, Casterman, 1966.
O. Forcade, La censure en France pendant la Grande Guerre, Paris, Fayard Histoire, 2016.
C. Franc, Le haut commandement français sur le front occidental 1914-1918, Paris, SOTECA, 2012.
H. Galli, Journal politique de la Grande Guerre 1914-1918. La IIIe République sur le vif, Volumes 1 & 2, Rennes, PUR, 2022.
G. Haddad, « Le refus du refus » en 1917. Les non-mutins du 129e R.I. face aux soldats mutinés », Histoire et politique, n° 06, septembre-décembre 2008.
H. Harter, Les États-Unis dans la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2017.G. Pedroncini, Les mutineries de 1917, Paris, PUF, 1967.
G. Pedroncini,, « La Stratégie du Général Pétain », Relations Internationales, n° 35, 1983, p. 277–289.
Ch. Robinne, Adolphe Messimy (1869-1935), héraut de la République. S’engager autrement, servir toujours, Paris, éditions Temporis, 2022.
C-H. Taufflieb, « Les mutineries de 1917 : l’exemple du 37e Corps d’armée », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 182, avril 1996.
G. Valance, Poincaré, Paris, Perrin, 2017.
Ils sont sept ministres à s’être succédés entre 1914 et 1918 au ministère de la Guerre : quatre parlementaires et trois militaires. Si Gallieni, Roques et Lyautey ont finalement généré assez peu de remarques désobligeantes durant leur passage rue Saint-Dominique, si Georges Clemenceau, surnommé « le père la Victoire » a remporté pratiquement tous les suffrages, il n’en est pas de même pour Adolphe Messimy, Alexandre Millerand et Paul Painlevé. Ces trois hommes concentrent toutes les critiques, à la fois des parlementaires, de la presse mais également des militaires. Qu’en a-t-il été exactement ? Ont-ils tous les trois failli complètement à leur mission ou peuvent-ils bénéficier de circonstances atténuantes ?Le 20 mars 1917, Paul Painlevé est nommé ministre de la Guerre au sein du gouvernement Ribot !
Le cas particulier du 37e Corps d’armée
Le 37e CA, qui dépend de la VIe Armée, est commandé par le général Emile Taufflieb – de la même promotion de l’ESM que Pétain, promotion « de Plewna » (1876-1878) – depuis le 28 mai 1916. Au 19 avril 1917, il est composé des 10e, 62e, 81e et 158e D.I., des 44e, 65e et 66e R.I.T., du 32e R.A.C. et du 102e R.A.L. Très engagé dans l’offensive du Chemin des Dames et des combats du moulin de Laffaux au cours desquels le 37e C.A. perd 25% des effectifs en ligne, les régiments sont traversés par une vague de découragement, les soldats ne voyant pas « d’issue à la soi-disant offensive finale du général Nivelle du 16 avril 1917. » Inquiet de l’état d’esprit qui règne au sein de sa grande unité depuis quelques temps, le général Taufflieb a alerté le haut commandement en soulignant que certains officiers « en venaient à ne plus exiger de marques de respect et de discipline », sans provoquer la moindre réaction.Le 1er juin 1917, le 308e R.I. commandé par le lieutenant-colonel Allié, est stationné au niveau du village de Terny. Alors qu’il s’apprête à relever le 224e R.I., une partie du régiment entre en rébellion et refuse de monter au front. Menés par une quinzaine d’hommes issus en majorité du monde agricole, les mutins, outre de nombreuses revendications sur les conditions de vie et les permissions, « expriment un désespoir palpable face à un conflit considéré comme interminable » (Taufflieb, 1996). Comme souvent, ils abandonnent leur cantonnement et se réfugient avec armes et bagages dans une creute, cavité creusée depuis des siècles dans les sols calcaires des collines du Soissonnais et du Laonnois.La décision prise alors par le général Taufflieb est atypique et a priori unique dans l’histoire des mutineries. Face à cette insurrection, le commandant le 37e C.A., connu pour être proche de ses troupes, après avoir envisagé de murer cette grotte, décide d’y descendre sans arme, uniquement accompagné de son officier d’ordonnance et des officiers du bataillon concerné. Discutant d’égal à égal avec les mutins, il les exhorte à reprendre le combat, non sans avoir écouté leurs revendications. À l’issue, les hommes rejoignent les rangs et reprennent le combat sans aucunement démérités.Le général Taufflieb, félicité par le général Pétain dans une note aux groupes d’armées du 17 juin, décide de répondre localement à cette crise. Quinze hommes sont arrêtés et traduits dès le 11 juin devant le conseil de Guerre de la 81e D.I. Onze sont condamnés à mort et trois à des peines de travaux publics avant de voir leurs peines fortement atténuées par le conseil de révision. Taufflieb écrit alors à son supérieur le général Maistre pour exprimer son mécontentement, estimant que seules des sentences énergiques sont à même de tuer dans l’œuf toute mutinerie. Il accuse les juges de saboter « la défense nationale », proposant même la mise à la retraite du LCL Dulary, président du second conseil de Guerre.Une enquête est menée par le commandement et donne lieu à l’établissement de deux rapports extrêmement sévères pour le LCL Dulary accusé de faiblesse et de manque de jugement. L’attitude du général Taufflieb est en revanche considéré comme conforme à sa fonction, même si on lui reproche d’avoir exprimé son opinion « en termes un peu vifs ». Il fait néanmoins l’objet de « sérieuses observations » du général en chef, à la demande du ministre Painlevé, pour avoir porté atteinte à l’indépendance des magistrats. Même si cette affaire ne lui porte pas préjudice, le 37e C.A. est dissous le 10 janvier 1918, le général Taufflieb prenant la direction des Étapes du groupe des armées du Nord jusqu’à la fin de la guerre.
La mission Viviani-Joffre aux États-Unis
À la suite de l’entrée en guerre des États-Unis, le président Wilson est résolu à faire un effort considérable pour mettre sur pied une armée digne de ce nom, jusqu’alors quantité négligeable eu égard de l’importance du conflit. Elle ne compte alors qu’environ 120 000 hommes, mal encadrés et mal équipés, peu préparés à la « guerre moderne et industrielle » qui se déroule en Europe (Péhaut, 2017).Mais le défi est de taille car il faut non seulement organiser une armée, mais également la former, l’équiper et la transporter en France et enfin lui assurer ses approvisionnements. Afin que le Congrès et l’opinion publique américaine prennent conscience non seulement de la situation critique des alliés – crise des effectifs, ravitaillement insuffisant, ressources financières épuisées – mais également des enjeux internationaux, le gouvernement français décide, le 1er avril 1917, d’envoyer en mission extraordinaire outre-Atlantique une ambassade dirigée par André Viviani et le maréchal Joffre. La délégation embarque le 15 avril sur le croiseur auxiliaire Lorraine II pour arriver en vue des côtes américaines le 24 suivant, où elle est accueillie par une escadre de contre-torpilleurs. À l’issue des cérémonies protocolaires, la mission est dirigée vers Washington où elle retrouve Lord Balfour, avant un premier contact avec les autorités américaines. Le défilé qui s’ensuit à travers les rues de la capitale est une démonstration incontestable de l’hommage que rend la nation américaine aux Français, particulièrement au maréchal Joffre, vainqueur de la Marne. Logés chez Henry White, ancien ambassadeur des États-Unis en en France (1906-1909), Viviani et Joffre reçoivent de multiples sollicitations, « tous ceux qui comptent dans la nation [réclamant] la mission française chez eux » (Inconnu, 1917). La presse, de son côté, est dithyrambique, soulignant en particulier que « Joffre symbolise la France pour des millions d’Américains d’aujourd’hui. »Dès le 26 avril, les choses sérieuses commencent. À l’issue d’un premier entretien avec le président Woodrow Wilson à la Maison Blanche, des discussions avec les différents ministères américains s’enchaînent. Il s’agit de trouver les meilleurs moyens à mettre en place pour construire et accélérer la coopération militaire, Viviani et Joffre insistant sur le rôle à venir de l’Amérique « pour hâter la victoire. » Alors que les négociations diplomatiques se poursuivent jour après jour, entrecoupées de repas officiels, de visites ou de réunions publiques ponctuées par de très nombreuses Marseillaise, Joffre présente les 27 et 28 avril aux autorités militaires américaines le plan de coopération mis au point durant la traversée, très clair et qui écarte d’emblée le moindre amalgame. Dès lors, des officiers français membres de la délégation sont chargés de peaufiner, en liaison avec leurs homologues américains, les projets définitifs de coopération militaire. En parallèle, des pourparlers entre les représentants des deux marines de guerre permettent d’arrêter les principes généraux de la coopération navale.Alors qu’au niveau politique, la visite de la délégation française a un impact indéniable sur la décision des autorités locales d’adopter la conscription, approuvée à une large majorité par le Sénat et la Chambre des représentants, les entretiens au plus haut niveau se poursuivent avant que ne débute par Chicago une tournée triomphale dans le pays. De Kansas-City à Saint-Louis en passant par Philadelphie, chaque intervention de Viviani ou de Joffre déplace les foules et déclenche un enthousiasme indescriptible. À New-York, point d’orgue de ce voyage, c’est plus d’un million d’Américains qui se pressent sur les 12 kilomètres du parcours, saluant par « de puissantes acclamations » la délégation franco-britannique.Le 11 mai, à l’issue d’une visite aux cadets de West-Point et d’un banquet à l’hôtel Astoria, René Viviani se dirige sur Ottawa et le maréchal sur Montréal, Boston puis Baltimore. Différentes cérémonies sont organisées çà et là, chaque hôte tenant à témoigner de son soutien indéfectible aux descendants de La Fayette. Pendant cette tournée triomphale, les discussions et les travaux sur l’aide américaine ne faiblissent pas et débouchent sur l’établissement d’un programme d’action et de directives. Dès la fin de ce périple, l’accord Baker-Joffre est signé avec à la clef la constitution d’une véritable armée destinée à combattre en Europe.Le 14 mai au soir, à l’issue d’un ultime entretien avec le président Wilson, la délégation française embarque sur le Lorraine II, pour débarquer en France le 23 mai. Viviani et Joffre sont convaincus d’avoir amplement remplie leur mission, les Américains étant dorénavant conscients qu’ils n’avaient pas seulement à équiper et à former une armée, mais bien une nation.
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