top of page

Paris en chansons à la recherche d’un patrimoine disparu Jean-Quentin Laroche Valmont


Flânerie virtuelle dans un Paris disparu, qui revit quand on écoute d’anciennes chansons évoquant les colporteurs sous François Ier, les meuniers de la commune de Montmartre, la vie nocturne autour des barrières d’octroi, l’effervescence du quartier des Halles à la Belle-Époque, les guinguettes et les apaches de la Villette, Luna Park, le Vel’ d’hiv’...


Clément Janequin compose en 1528 Voulez ouyr les cris de Paris, un chant à quatre voix où, de manière très vivante, s’enchevêtrent en canon des phrases criées par les colporteurs et les artisans ambulants dans les rues de la capitale sous François Ier : « Vin blanc, vin cleret, vin vermeil à six deniers / Tartelettes friandes à la belle gaufre / Aigre, vin aigre / Fault-il point de saultce vert ? / Moustarde, moustarde fine / Harenc blanc, harenc de la nuy / Arde buche ! Choulx gelez / Hault et bas ramonez les caminades / Qui veult du laict ? / Poys verts, mes belles lestues, mes beaulx cibotz / Febves de Maretz, febves / Ma belle oseille, les beaulx espinards / Pèches de Corbeil, orenge, pignes vuidez / Navetz, mes beaulx balais, rave doulce, rave / Alumet, alumet, alumettes sèches / Vin nouveau / Fault-il point de grois ? / Choux, petits choux tous chaulx / Fault-il point de boys ? Choulx gelez / Et qui aura le moule de gros boys ? / Cerceau, beaux Cerceau / Arde chandelle / Palourde... ».


La vie quotidienne se révèle

Dans Tableau de Paris à cinq heures du matin (1802), Marc-Antoine Désaugiers évoque les petits métiers sous le Consulat, guère différents de ceux de Voulez ouyr les cris de Paris trois cents ans plus tôt. Comme c’est la tradition, ses vers sont adaptés sur une mélodie connue, ici la contredanse de La rosière (1783) de Gardel aîné. À l’aube, « les lampes pâlissent, / Les maisons blanchissent / Les marchés s’emplissent [...] / De la Villette / Dans sa charrette, / Suzon brouette / Ses fleurs sur le quai, / Et de Vincennes, / Gros-Pierre amène / Ses fruits que traîne / Un âne efflanqué [...] / J’entends Javotte, / Portant sa hotte, / Crier : Carotte, / Panais et chou-fleur ! / Perçant et grêle, / Son cri se mêle / À la voix frêle / Du noir ramoneur [...] / Devant ma porte / Perrette apporte / Son lait encor chaud. » Les paroles sont aussi alertes et piquantes que celles chantées par Jacques Dutronc en 1968 dans Il est cinq heures Paris s’éveille (2). Mais désormais le lait est livré en camion, les rues – boueuses et peu entretenues au xixe siècle – sont nettoyées par des balayeurs, les voyageurs partent en train et plus en diligence. Et le jour se lève sur la place Blanche qui, hasard de l’histoire, a été créée l’année de la chanson de Désaugiers. Celui-ci, bien sûr, ne pouvait pas parler des monuments construits plusieurs décennies plus tard : « La Tour Eiffel a froid aux pieds / L’Arc de Triomphe est ranimé / Et l’Obélisque est bien dressé. »


En 1850, la santé est un hospice, Saint-Lazare une prison, Bercy n’est pas un ministère et Montmartre est une commune hors de Paris.


Un tour des barrières avant qu’elles ne soient détruites

Adieux de Titi aux barrières (3) est présenté comme une « scène comique chantée pour la première fois en 1860 au Théâtre de Belleville (4), à Paris par Mr Allart Bernel ». Cette année-là, le village de Belleville étant annexé à Paris, le théâtre est rebaptisé le Théâtre Parisien ; il fermera en 1962.


En 1860, d’autres communes (principalement Passy, Auteuil, les Batignolles, Montmartre, La Chapelle, La Villette, Charonne, Bercy, Vaugirard, Grenelle) sont intégrées à Paris, ce qui repousse les limites de l’octroi. L’intérêt de cette chanson réside surtout dans l’itinéraire suivi par un certain Titi, qui fait le tour complet des barrières avant leur destruction. Il décrit tout ce qu’il voit sur son chemin, avec son lot de bâtiments disparus ou complètement transformés depuis. En revanche, le caractère « comique » a énormément vieilli. À la vue de l’avenue Daumesnil inaugurée récemment, Titi se lance dans des jeux de mots : « J’aperçois un fort / Pas un fort de la halle ! / Oh non, le fort de Vincennes / Le brave Daumesnil / Avec sa jambe de bois / La jambe de bois de Vincennes. » La maison royale de Charenton, ouverte sous Louis XIII, vient d’être reconstruite dans un style néoclassique : « Charenton et Bercy se touchent / L’ivresse et la folie ! / Quel rapprochement. » Devant les entrepôts de la capitale du vin, Titi ironise : « La Seine qui arrose Bercy / Quelle drôle d’idée de mettre le vin si près de l’eau ! » Désaffectés vers 1970, sur ses terrains seront construits le Palais omnisports de Paris-Bercy – rebaptisé récemment AccorHotels Arena, signe d’une époque mercantile –, inauguré en 1984, le ministère de l’Économie et des Finances ouvert en 1990, les trois jardins du parc de Bercy, et en 2002 le centre commercial Bercy Village.


Plusieurs kilomètres plus loin, Titi arrive à la barrière de la Santé avec son hôpital – la prison édifiée sur son emplacement n’ouvrira qu’en 1867. Face à la tour de 42 m du puits artésien de Grenelle érigée en 1858 (détruite en 1903), il ne peut pas s’empêcher de faire un calembour avec la barrière suivante : « Passy... Pas si bête que d’en boire. »

Quelques pas après la barrière de Clichy, pour ne pas payer de taxes sur l’alcool, se sont installés des cabarets comme Chez le Père Lathuille. L’histoire de celui-ci est typique de la destinée de nombreux établissements parisiens. Devenu un restaurant accueillant des artistes – Manet peint en 1879 une huile sur toile qui porte son nom –, il se transforme en café-concert en 1907. Rebaptisé Le Kursaal, les plus grands chanteurs s’y produisent jusqu’en 1927 : Ouvrard, Fréhel, Berthe Silva, Maurice Chevalier. Ensuite il se métamorphose en cinéma, appelé successivement L’Eden, Les Mirages, Pathé Clichy et enfin, à partir de 1996, Le Cinéma des Cinéastes (actuellement 7 avenue de Clichy).

L’ancienne commune de Montmartre est décrite comme la « patrie des fours à plâtre, des moulins, des meuniers ». Il ne reste plus aujourd’hui que le moulin de la Galette, sur la trentaine en activité sur la butte au xixe siècle. En voyant des hommes entrer dans des guinguettes comme l’Ermitage Montmartre ou le Bal Robert, Titi se demande d’où ils viennent : « Ils sortent de chez leurs épouses, parbleu ! C’est la barrière des Martyrs ! »


Le revers de la Belle Époque

Aristide Bruant (1851-1925) écrit et chante, dans une langue empruntée à l’argot, différents quartiers de Pantruche et leurs habitants : « Montpernasse, Montmertre, la Viltouse, la Bastoche »... Comme le remarque Louise Rypko Schub (5), il dépeint en quelque sorte le revers de la médaille de la Belle Époque.Le Chat noir (1884) raconte les déambulations d’un homme éméché qui « cherche fortune [...] à Montmartre, le soir » autour du cabaret ouvert par Bruant en 1881 dans deux petites pièces au 84 boulevard de Rochechouart. Avec, déjà, à la porte, un physionomiste costumé en garde suisse, qui fait entrer la clientèle bohème et refoule « les infâmes curés et les militaires ». Il s’agrandit rapidement en s’installant dans un immeuble de trois étages rue de Laval (actuellement rue Victor-Massé), puis au 68 boulevard de Clichy.


Comme la plupart des cabarets, Le Chat noir a disparu. À cette adresse, il a été construit un hôtel de sept étages qui n’a gardé que le nom accolé à une reproduction de la célèbre enseigne signée Willette, désormais au musée Carnavalet.

À Saint-Lazare (1887) a pour cadre la prison réservée uniquement au femmes après la Terreur, qui sera désaffectée en 1927. Initialement une léproserie (d’où son nom, le patron des lépreux), elle devient au xviie siècle ce qu’on appellerait aujourd’hui une prison VIP, où ont été incarcérés sous l’Ancien Régime Beaumarchais, pendant la Révolution André Chénier et le marquis de Sade. Au début des années 1930, le bâtiment est transformé en hôpital qui fermera en 1998.

La chanson de Bruant fait parler à la première personne une prostituée écrivant à son proxénète, « son pauv’ Polyte ». Elle s’inquiète car elle ne peut plus l’entretenir. Elle lui conseille d’aller prendre les gains de sa consoeur la « grand’ Nana » plutôt que de monter un mauvais coup qui pourrait mal tourner. Une mentalité d’un autre temps…


Dans À la Villette (1900), Toto Laripette, vingt ans, est l’archétype de l’apache. Casquette, rouflaquettes, souteneur beau parleur qui demande pardon à sa « gigolette » quand il l’a tabassée, « De son métier i’ faisait rien », déambulant le jour dans les rues avec son chien, se saoulant la nuit… Il finit guillotiné à la prison de la Grande Roquette (fermée en 1899).

Chez les apaches (1911) raconte, sous forme de lettre écrite par un voyou, comment il vient d’être condamné à vingt ans de bagne. Dans un bistrot, une partie de cartes s’anime et s’envenime, un des joueurs est tué. La police débarque sous les cris de « À bas les roussins, mort aux vaches ». Chant d’apaches (1912) se passe également « Chez un bistrot du quartier d’la Viltouse ». Là encore, on retrouve les « p’tites bergères » qui font le trottoir, le couteau facilement dégainé, le refrain contre les flicards. La Villette est alors l’un des quartiers les plus pauvres de la capitale. À partir de 1852, il attire les Parisiens les moins riches, expropriés du centre-ville à cause des travaux haussmanniens et de nombreux ouvriers venus travailler dans les carrières de gypse autour des Buttes-Chaumont. En 1867, tous les abattoirs et marchés aux bestiaux sont regroupés à La Villette. Ils ferment définitivement en 1974, transférés progressivement au Marché d’intérêt national de Rungis, qui abrite également à partir de 1969 les marchands des Halles. Le terrain des anciens abattoirs accueille entre 1975 et 1980 des concerts de rock au Pavillon de Paris, des fêtes foraines, un skatepark. Puis, en 1984, s’ouvre le Zénith, une salle de spectacles de musique populaire, et en 1985 la Grande Halle et la Géode. Le 13 mars 1986, la Cité des Sciences et de l’Industrie est inaugurée par François Mitterrand. En 1987, c’est au tour du Parc de la Villette et en 1990 du Conservatoire national de musique et de danse de Paris, première tranche des travaux de la Cité de la musique qui sont terminés en 1995. Il faut attendre 2015 pour que voie le jour la Philharmonie de Paris, une salle de concerts consacrée à la musique classique.


À la fin du xixe siècle, les apaches rodant À la Bastoche (6) se retrouvent rue de Lappe dans des cafés-charbon tenus par les Auvergnats qui ouvrent ensuite des bals musette. Peu à peu, les célébrités et les noctambules viennent s’y encanailler, comme le chante Fréhel en 1928 dans À Paris la nuit (dans la rue de Lappe) (7) : « C’est à la Bastille tout près d’ la Roquette / Le nouveau quartier des vrais bals musette / Où tous les rupins / Le haut du gratin / Viennent voir les coquins... »


Francis Lemarque, qui a chanté dès l’âge de 6 ans sur les pavés de ce quartier où il est né en 1917, précisément au 51 rue de Lappe (8), se souvient en 1950 de l’ambiance dans l’entre-deux-guerres : « Rue de Lappe, rue de Lappe / Au temps joyeux / Où les frappes, où les frappes / Étaient chez eux. »En 1936, quand Mistinguett inaugure le Balajo (du nom de son propriétaire Jo France), il n’y a pas moins de dix-sept bals musette dans cette rue de 265 m de long par 10 m de large ! Pendant cinquante ans, un autre Jo, l’accordéoniste Jo Privat, y fait danser toutes les catégories sociales. Quand il prend sa retraite en 1986, le quartier a bien changé. Depuis les années 50, peu à peu, les artisans et les ouvriers du Faubourg-Saint-Antoine et de ses alentours déménagent ; dans leurs ateliers et leurs appartements s’installent des gens plus riches, et le secteur de la Bastille est entièrement rénové. Mais la rue de Lappe reste toujours aussi animée jour et nuit. La java est remplacée par la musique latina, une foule de Parisiens et de touristes s’entassent dans la vingtaine de bars et restaurants de toutes nationalités, caribéens, indiens, vietnamiens, espagnols. Et les pickpockets perpétuent la réputation de lieu mal famé…


Quand les noctambules se mélangent aux marchands des Halles

Dans Aux Halles (9) que chante Georgel en 1916, on retrouve l’atmosphère caractéristique du quartier au xxe siècle, où « Des chars pleins d’choux, d’carottes, d’laitues » croisent les voitures des noctambules : « Il est minuit et Paris en toilette / Sort des théâtres, cinés ou casinos, / Les uns s’en vont souper, faire la fête, / Tandis qu’les autres regagnent leur dodo. » Et, plus tard, arrive une autre vague de consommateurs venant des cabarets de Montmartre.

Ce mélange de clientèles se perpétue jusqu’à la fermeture du marché en 1969. Encore aujourd’hui, on vient 24/24 h dans des bistrots comme Au Pied de Cochon manger une soupe à l’oignon et d’autres spécialités comme la queue, l’oreille, le museau ou, bien sûr, le pied de cochon grillé. Mais maintenant les Parisiens croisent une foule de banlieusards qui préfèrent un kebab ou un McDo, débarquant de la station Châtelet-Les Halles, gare centrale des transports en commun d’Île-de-France, correspondance de trois lignes de RER et de cinq lignes de métro. Après le transfert des commerçants à Rungis en 1969, seul un des douze pavillons Baltard n’est pas détruit. Remonté à Nogent-sur-Marne et reconverti en espace pluriculturel, classé monument historique en 1982, il accueille des événements comme les Journées du Patrimoine l’an dernier.

Sur l’emplacement du « Ventre de Paris », comme l’appelait Zola, se trouve actuellement le Forum des Halles ouvert en 1979, qui a d’ailleurs lui-même changé d’aspect extérieur depuis l’inauguration en 2016 de la Canopée.


En 1937, devenue célèbre, Édith Piaf fait un tour en chanson sur la zone, Entre Saint-Ouen et Clignancourt (10) pour y retrouver son enfance avec « Les durs pavés, l’herbe jaune / Et, pataugeant dans les ruisseaux, / Des bandes de gosses moitié poulbots moitié faunes ». C’était l’époque disparue des cafés avec un accordéoniste : « On s’envoie chez le gros Léon, / Tandis que chant’ l’accordéon, / Un vieux Beaune. »


L’optimisme de Maurice Chevalier

On n’a jamais autant chanté Paris que pendant la Seconde Guerre mondiale. Et sous l’Occupation, Radio-Paris contrôlée par les Allemands, tout comme Radio-Vichy, diffuse un maximum d’airs gais, dans le prolongement de la programmation insouciante des années 30 dont le porte-drapeau est Y’a d’la joie. Les paroles sont frivoles, les musiques alertes, et leurs interprètes paraissent inconscients de la tragédie de l’époque, toujours optimistes, pour ne pas dire plus.

Fin 1939, dans Paris sera toujours Paris (11), Maurice Chevalier décrit la vie pendant la Drôle de guerre. Depuis le mois d’août, la ville se prépare à une attaque allemande qui n’aura lieu qu’en mai 1940. On s’affaire à « Désentoiler tous nos musées », les chefs-d’œuvre sont envoyés dans l’ouest et le sud-ouest de la France. Et il raconte avec humour les mesures préventives imposées aux civils, la protection des fenêtres et des pneus des voitures, le masque à gaz obligatoire, le couvre-feu à 23 heures et conclut qu’on aura beau « Nous couper l’veau et même le jazz », imposer des exercices d’alerte « Et nous contraindre à faire le zouave / En pyjama dans notre cave […] / Paris sera toujours Paris / La plus belle ville du monde. »


En 1942, Maurice Chevalier est moins clairvoyant – et moins mordant – quand il cosigne les paroles de la revue Pour toi Paris qu’il présente cette année-là au Casino de Paris. Il n’y a aucune référence à la période sombre que traverse la capitale, à part des allusions dans la chanson-titre (12) quand il invite à entonner ses refrains « Pour attendre le soleil après la pluie » car « Il arrivera que notre vieux / Retrouvera son éclat, sa beauté ».

Par exemple, dans La Marche de Ménilmontant (13) les gars « […] s’en vont la mine fière, / Droit devant eux dans la rue. / Et s’ils baissent les paupières, / C’est sur un mollet dodu. » Ils ne pensent qu’à reluquer les filles. Il semblerait que le quartier natal de Maurice Chevalier soit le seul à n’être pas occupé...

Ils ne voient pas les panneaux de signalisation écrit en allemand ? Les longues files d’attente devant les commerces d’alimentation ? La propagande allemande sur les murs, comme les 15 000 affiches rouges stigmatisant le groupe Manouchian que chantera Léo Ferré en mettant en musique Strophes pour se souvenir d’Aragon ?  C’est exactement ce que celui-ci écrira dans son poème : « Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes […] / L’affiche qui semblait une tache de sang […] / Nul ne semblait vous voir Français de préférence / Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant. » (14) Cela n’empêchera pas Aragon d’intervenir pour éviter à Maurice Chevalier d’avoir des ennuis avec le comité national d’épuration à la Libération.


L’après-guerre de Prévert, Lamarque, Vian

Déjà en 1902, dans Viens Poupoule (15), Mayol chante : « Le samedi soir après l’turbin / L’ouvrier parisien / Dit à sa femme : / Comme dessert / J’te paie l’café-concert. » À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Parisiens reprennent leurs habitudes et se retrouvent dans un P’tit bal du samedi soir (16). Celui de Georges Guétary en 1946 est une guinguette en bois des faubourgs : « Y’avait tout ce qui convient / Des moules et du vin rouge. » Et bien sûr un accordéoniste qui faisait danser et chanter les clients.


Onze ans plus tard, dans Musique mécanique (17), Juliette Gréco vante les charmes d’un bistrot où l’on boit et l’on danse au son d’un piano mécanique, que remplacera le juke-box à la fin des années 50 : « Et la musique tourne, tourne, et les danseurs / S’enlacent comme ils enlaceraient le vrai bonheur / Le patron invite la patronne. »

Il faudra deux décennies pour que ce genre d’établissements soit définitivement remplacé par les night-clubs et les discothèques. Désormais, comme le chante Claude Nougaro en 1963, « Au Saint Hilaire ou chez Régine / Tout se passe au fond, au fond, au fond / C’est comme dans les mines / Comme dans les mines de charbon. » (18)

L’autre distraction de l’époque avant l’arrivée intrusive de la télévision, c’est le cinéma. La dernière séance (1977) d’Eddy Mitchell décrit bien l’atmosphère d’une salle de quartier qui « finira en garage, en building, supermarché ». Fini les ouvreuses qui proposent des « bonbons caramel esquimaux chocolat » comme le chante Annie Cordy en 1953. Fini les entractes avec des attractions et la quête pour La Roue tourne, l’association d’entraide pour les gens du spectacle.


Dans plusieurs dizaines de chansons, Yves Montand évoque le Paris d’après-guerre, celui de Francis Lemarque et de Jacques Prévert, ses souvenirs et ses regrets aussi, ses gamins, ses p’tites mômes, son « populo », ses amoureux et ses amants désunis, ses quartiers et ses habitants pittoresques… En 1945, il se glisse dans la peau d’un ouvrier qui, après le boulot, va s’amuser au Luna Park et reluque les dessous en soie des filles sur la chenille. Tout comme ce style de sous-vêtements, le parc d’attractions a disparu. Ouvert en 1909, il y avait un dancing, des montagnes russes, la descente des rapides de 25 m de haut sur un tapis roulant électrique, la rivière souterraine simulant un passage de gorges dans un wagon, un toboggan avec une barque qui arrivait sur un bassin à 120 km/h, la crypte des pharaons, les cavernes fantastiques. Laissé à l’abandon à sa fermeture en 1948, son terrain est finalement utilisé pour construire le Palais des Congrès et l’hôtel Concorde Lafayette, qui ouvrent en 1974.

Privés de Luna Park, les Parisiens peuvent aller au Vel’ d’hiv’ (1948) où la foule bigarrée « des mécanos, des employés, des aristos » se presse pour assister aux courses de vélo et aux matchs de boxe qui se déroulent nuit et jour. Avec la verve du futur grand acteur qu’il deviendra, Montand recrée l’atmosphère du vélodrome, ses haut-parleurs hurlant les commentaires et les cris d’encouragement des spectateurs : « Hey Toto, tu l’as, vas-y, vas-y, vas-y, vas-y, vas-y ! » Construit comme le Luna Park en 1909, le Vel’ d’hiv’ est détruit cinquante ans plus tard.

Parfois Yves Montand se montre nostalgique comme, en 1950, dans Cocher de fiacre (19), une profession en voie de disparition. Assis sur un banc, en mal de client : « Tu n’es déjà plus à la page / Ton cocher, ta jument, ton fouet / Sont pour nous de vieilles images. » La chanson se termine par une vision cinématographique digne d’un film de Marcel Carné : « Dans la nuit s’en vont tout doucement / Un cocher de fiacre et sa jument. »


Le métro inspire les chansonniers

Le métro, dont la première ligne est ouverte en juillet 1900, inspire de nombreuses chansons. Et même avant sa construction ! Déjà en 1891, dans Le métropolitain, Jules Oudot raconte les méandres bien français du projet qui est à l’étude depuis vingt ans  : « […] Ça peut se faire / Faut nommer une commission. » Le conseil municipal s’y oppose et le renvoie à une sous-commission qui y retravaille, hésite sur le parcours. « Sur la tribune des deux Chambres / Arrive enfin le projet ; / Une commission de vingt-deux membres / Est élue au scrutin secret. / Après cinq ans de silence / Et deux séances de potin / L’Palais-Bourbon vous balance / Le plan d’Métropolitain... » Mais celui-ci ne plaît pas, une manifestation de Parisiens de tous bords s’organise, et « Le gouvernement retarde / Du métro l’exécution. » Finalement, pour être inauguré lors de l’Exposition universelle, le métro sera construit en dix-sept mois ! Le succès est immédiat. Entre le 19 juillet et le 31 décembre 1900, seize millions de passagers ont pris l’unique ligne Porte de Vincennes – Porte Maillot.

Cette année-là, dans Le métropolitain ou métropidiotie (20), la première impression d’un provincial est, déjà, la mauvaise odeur : « Là j’vous avoue sans façon / Que ça ne sentait pas bon. »


En 1949, le Métro (21) d’Yves Montand n’a plus rien à voir avec celui du début du xxe siècle, ni avec celui d’aujourd’hui. Le chef de train, les wagons de première classe, « l’journal à huit francs / Qu’on lit d’bout en roulant / Gêné par un chapeau, la dame qui tricote, / L’apprenti du plombier / Qui nous pose sur le pied / Son sac de trente kilos. » Tous ces petits détails décrits avec humour par Robert Lamoureux, l’auteur des paroles, font partie d’un passé révolu. Maintenant, les voyageurs ont les yeux fixés sur leur portable. Et, de peur d’être accusé de harcèlement, on n’oserait plus regarder « La fille aux yeux si doux / Qu’on suivrait n’importe où / Mais qui descend trop tôt. »


Le poinçonneur des Lilas (1958) est la dernière évocation des agents de la RATP qui arrêtent en 1973 de faire « des trous, des petits trous, encore des petits trous / Des petits trous, des petits trous, toujours des petits trous ». Mais la chanson, elle, continue sa carrière, avec de nombreuses reprises dans différents styles, du punk au reggae, l’inauguration en 2010 du jardin Serge Gainsbourg Porte des Lilas, et l’ouverture en 2023, dans la commune des Lilas, d’une station Serge Gainsbourg sur la ligne 11, avec une statue en bronze de L’homme à tête de chou. « Classieux, non ? » aurait-il ajouté...


Il y a un avant à Saint-Germain-des-Prés

« Si comme l’a écrit Guy Béart en 1961, puis chanté, il n’y a plus d’après à Saint-Germain-des-Prés, il y a eu un avant », remarque Jacques Pessis (22). Dès le xviiie siècle, une intense activité intellectuelle s’y développe avec les réunions de l’Encyclopédie. Et à la fin du xixe, il y a déjà une vie nocturne animée par des poètes et des chansonniers.

Aujourd’hui, quand on pense à Saint-Germain-des-Prés, deux noms s’imposent immédiatement : Juliette Gréco et Jean-Paul Sartre. Ils sont de plus liés l’un à l’autre par une chanson. En 1950, le philosophe offre à la chanteuse débutante un texte – que Joseph Cosma met en musique –, évoquant une tradition macabre qui n’a cessé qu’en 1939, les exécutions capitales en public auxquelles se presse une foule de curieux, certains venant en famille, comme on va au spectacle. Dans Rue des Blancs-Manteaux, il s’agit de condamnés à mort par le Tribunal révolutionnaire : « Le bourreau s’est levé tôt / C’est qu’il avait du boulot / Faut qu’il coupe des généraux, / Des évêques, des amiraux […] / Dans la rue des Blancs-Manteaux / Sont venues des dames comme il faut / Avec de beaux affûtiaux. »

Autre tradition – beaucoup plus gaie –, le bal des Quat’z’Arts était une grande fête annuelle organisée par les étudiants de l’École nationale des beaux-arts qui défilaient en fanfare dans les rues, dans des costumes souvent provocants, provoquant régulièrement des scandales. Ils étaient rejoints par les étudiants de l’École de médecine, qui les invitaient en retour à leur bal de l’internat des hôpitaux de Paris, lui aussi disparu. En 1964, deux ans avant que s’arrête ce folklore datant de 1892, Georges Brassens chante Les 4 z’arts (23) de manière prémonitoire : « Nous n’irons plus danser au grand bal des quat’z’arts / Viens, pépère, on va se ranger des corbillards. »


Boulevard du Crime, théâtre de boulevard et grands boulevards

En 1951, pour se distraire, le « tourneur de chez Citroën » aime flâner sur les Grands boulevards (24) avec « les baraques et les bazars / Les étalages, les loteries / Et les camelots bavards / Qui vous débitent leurs bobards ». Vingt-cinq ans plus tard, la Loterie nationale aura disparu (en 1976) tout comme cette activité foisonnante que chantait Yves Montand. En réalité, il décrivait des grands boulevards bien différents de ce qu’ils avaient été.


Dans la première moitié du xixè siècle, le boulevard du Temple est surnommé le boulevard du Crime (25). C’est d’ailleurs le titre d’une chanson dans laquelle Édith Piaf fait revivre le film de Marcel Carné Les Enfants du Paradis : « Pour voir la pantomime / Ce soir on se bouscule / Au théâtre des Funambules. » Ouvert en 1816 à l’emplacement de l’Ambigu qui avait brûlé, le théâtre des Funambules sera détruit en 1862 (26) lors des grands travaux d’Haussmann, comme tous les théâtres du boulevard, à l’exception des Folies-Mayer (aujourd’hui appelé le Déjazet). Les nombreux cabarets et cafés-concerts subiront le même sort.

De la place de la Bastille à la place de la Madeleine, les grands boulevards sont entièrement reconstruits mais attirent toujours autant les Parisiens. Sous la Troisième République, les bourgeois y viennent assister à des comédies et des vaudevilles (d’où l’expression théâtre de boulevard), vont à l’Opéra Garnier inauguré en 1875, ou dînent dans des brasseries comme le Grand Café (et sa caissière immortalisée dans une célèbre chanson) qui ouvre la même année ; c’est dans son Salon indien (dans l’hôtel Scribe construit en 1863, rebaptisé depuis le Café Lumière) qu’ont lieu le 28 décembre 1895 « les premières projections publiques de photographie animée à l’aide du cinématographe, appareil inventé par les frères Lumière », comme en témoigne une plaque sur la façade du 14 boulevard des Capucines.

Ces grands boulevards se sont transformés au fil du temps mais ils ont toujours gardé leur vocation première voulue par Louis XIV : être une longue promenade de 4 km avec tous les divertissements, attractions foraines, théâtres, restaurants. Ce « Nouveau-Cours » suivait le tracé des anciennes fortifications que Colbert avait fait raser. Sous le Directoire, on y voit déambuler les Incroyables et les Merveilleuses, auxquels succèderont les dandys sous Louis-Philippe.

À partir de la fin du xixè siècle, beaucoup de salles sur le déclin et de restaurants sont obligés de se reconvertir en cinéma ou sont démolis, et des immeubles de bureaux sont construits sur leur emplacement. Actuellement, il n’y a plus l’effervescence populaire que chantait Yves Montand. Cependant, grâce aux théâtres, aux music-halls, aux cinémas, aux restaurants et aux hôtels luxueux récemment rénovés, il règne aujourd’hui une animation moins prolétaire mais tout aussi intense.

Même différents, les grands boulevards sont toujours les grands boulevards. Et Paris sera toujours Paris, « la plus belle ville du monde ».


L’éloge du réverbère à l’huile

La chanson Les Nouvelles Lanternes du librettiste Adrien-Joseph Le Valois d’Orville célèbre emphatiquement en 1746 l’invention des réverbères à huile qui seront installés dans Paris vingt ans plus tard : « Le règne de la Nuit désormais va finir [...] / Pour placer la lumière en un corps transparent, / Avec un verre épais une lampe est fermée. / Dans son centre une mèche, avec art enfermée, / Frappe un réverbère éclatant, / Qui, d’abord la réfléchissant, / Porte contre la nuit sa splendeur enflammée. / Globes brillants, astres nouveaux, / Que tout Paris admire au milieu des ténèbres, / Dissipez leurs horreurs funèbres / Par la clarté de vos flambeaux. » Les réverbères à huile seront remplacés en 1872 par des réverbères à gaz, qui disparaîtront à leur tour dans les années 1920 avec le développement de l’électricité. C’est à la lanterne qu’on pendra les aristocrates dans Ah ! ça ira chanté en 1793 sous la Terreur. Mais quand on a entendu ce refrain pour la première fois à la Fête de la Fédération le 14 juillet 1790, les paroles étaient plus anodines : « Ah ça ira, ça ira ! / Pierrot et Margot chantent à la ginguette. / Ah ! ça ira, ça ira, ça ira ! / Réjouissons nous, le bon temps reviendra. » C’est un chanteur des rues, un certain Ladré, qui les a écrites sur l’air populaire de Carillon national composé par Bécourt, que Marie-Antoinette jouait au clavecin...


Dans l’entre-deux-guerres

En 1925, dans Mon Paris (Ah ! Qu'il était beau mon village) (A), Jane Pierly regrette une capitale sans « métro ni autocar » qui « semblait un grand village », où on respirait un air pur et on cultivait des fleurs à sa fenêtre : « Et l’on faisait grimper des capucines / On aspergeait le soir tous les balcons. / Et l’on disait à sa voisine : / Faites-moi voir vos rhododendrons. » L’année suivante, dans Où est-il donc ? (B) créée à L’Empire, Georgel est nostalgique devant, déjà, les reconstructions de certains quartiers : « Mais Montmartre semble disparaître / Car hélas de saison en saison / Des Abbesses à la Place du Tertre, / On démolit nos vieilles maisons. / Sur les terrains vagues de la butte / De grandes banques naîtront bientôt. » Et les « vieux bals musette, leur java au son d’l’accordéon » ont disparu. Le Théâtre de l'Empire ne sera démoli qu’en 2005 après un incendie. Sur l’emplacement de la célèbre salle, successivement music-hall, théâtre, cirque, cinéma et enfin studio de télévision pendant trente ans, il a été construit l’hôtel 5 étoiles Renaissance Paris Arc de Triomphe.

(A) Lucien Boyer – Jean Boyer / Vincent Scotto, Éditions Salabert.

(B) André Decaye / Lucien Jacob – Vincent Scotto, éditeurs Delormel et Cie, Fortin Euromusic SA.


Les bruits de Paris sous l’Occupation

En 1941, Charles Trenet n’entend pas les bruits de bottes de l’armée allemande dans la capitale. Pour lui, Les bruits de Paris (A) n’ont pas changé. Par sa fenêtre lui parviennent « La voix du marchand d’journaux / La voiture du laitier / La boulangère qui porte son pain, légère » qui ne semblent pas avoir de problème de ravitaillement. Il fait la grasse matinée jusqu’à midi et est aussi heureux que ses voisins : « Dehors c’est l’printemps / Les gens sont contents. » Il ne remarque pas que certaines rues viennent d’être renommées pour honorer des personnalités pétainistes et que beaucoup de statues ont été fondues pour fabriquer des armes…


En 1941 toujours, dans le film de Jean Boyer Romance de Paris, Charles Trenet chante (B) le bonheur sans faille d’un couple. Ils partent le week-end cueillir du muguet, se promener en bateau et danser dans les guinguettes. Ayant passé ainsi à travers les horreurs de la guerre, on n’est pas étonné d’apprendre qu’ils se marièrent, eurent beaucoup d’enfants et vécurent longtemps en continuant à s’aimer sans nuage.L’année suivante – est-ce parce que le vent commence à tourner ? – dans Si tu vas à Paris (C), Charles Trenet énumère ce qu’un homme bloqué en province (parti en exode ?) rêve de revoir bientôt son « quartier, plus beau que l’monde entier », son bistrot de la rue Lepic, les Tuileries, l’Opéra, les boulevards, Notre-Dame et la Seine, la Tour Eiffel, la place de Clichy…

Recent Posts

See All

Teschen

Intégré au royaume de Bohème depuis le quatorzième siècle, et passé par lui aux Habsbourg, l’ancien duché de Teschen voit s’opposer deux...

Disposition traite de Versailles

Les modifications territoriales envisagées par le traité de Versailles sont rassemblées dans la partie III, “Clauses politiques...

Prusse orientale

La décision d’organiser des plébiscites en Prusse-Orientale a été prise par les Grands à l’initiative du premier ministre britannique...

コメント


bottom of page