Alors que s’achève le xixe siècle, c’est un séjour bien méconnu qu’effectue, à Paris, le prince Philippe d’Orléans. Bravant les interdits, passant du confortable hôtel particulier d’un confident – au rôle douteux – à une sombre geôle de la Conciergerie, c’est à un parcours aventureux, à travers les ruelles parisiennes et les allées tortueuses de la politique, que nous invite la venue de ce prince. Quelles ont été les différentes étapes de son séjour ? Quelle foi faut-il accorder aux images d’Épinal et aux anecdotes courant au sujet du prince ? Quelle cause, enfin, a-t-il servie dans cette entreprise ?
Luc Grosshans
En ce 6 février 1890, le duc Philippe d’Orléans vient de fêter ses vingt et un ans. Le matin même, il a quitté Lausanne, ville où il complète ses études à l’Académie militaire. Dans la voiture qui le mène à la gare de Genève se trouve son compagnon de route de toujours, le duc de Luynes, seul ami qu’il ait jamais tutoyé. Entre deux conversations passionnées, Philippe doit sans doute songer à son père, le comte de Paris parti pour Porto-Rico le 30 janvier, à sa mère la belle Marie-Isabelle, accourue en Espagne à l’annonce du décès de son père le duc de Montpensier, ou encore à son gouverneur et mentor, le colonel Parseval, à qui il n’a confié aucun détail sur ses projets. S’il lui en avait référé, le colonel l’en aurait sans doute dissuadé. Mais quels sont donc les desseins du duc d’Orléans ?
Depuis 1886, dans un contexte politique mouvementé, les principales familles royale et impériale ayant régné sur la France sont contraintes à l’exil. Aînés et prétendants des anciennes familles régnantes, accompagnés de leurs proches, n’ont plus le droit de résider sur le sol français. Leurs titres militaires leur sont ôtés. C’est contre cela, dans un mouvement « tout spontané » selon ses dires, que le duc d’Orléans s’élève ce 6 février 1890. Désormais majeur, c’est animé du seul désir de servir le pays de ses ancêtres qu’il part pour la France, s’engager en tant que militaire, bravant un double interdit.
Périple parisien
Alors que la voiture s’avance lentement dans les rues genevoises, Philippe – encore jeune et imberbe – endosse une barbe postiche rousse, s’affuble de faux favoris, enfile une redingote râpée et se vêt d’un pantalon à carreaux, assorti à sa casquette, qui lui donne un air de gentilhomme anglais, comme le fera remarquer le duc de Luynes. Arrivés à la gare, les deux camarades s’engouffrent dans l’express de 19 h qui les mène, durant la nuit, à la capitale française. Il est environ 7 h du matin lorsque le duc de Luynes et le duc d’Orléans débarquent à la gare de Lyon. C’est toujours incognito que le prince se rend à l’hôtel de son ami, au n°51 de la rue de Varenne. Là, il patiente jusque dans l’après-midi en déjeunant et bavardant avec Luynes. Nul besoin de prévenir ses amis et ses proches qui résident à Paris, ce serait comme alerter les autorités.
À 14 h enfin, voilà le duc d’Orléans sur le chemin du bureau central de recrutement de la Seine, boulevard de la Tour-Maubourg. Se présentant sous le nom de Louis-Philippe-Robert d’Orléans, né à Twickenham, le 6 février 1869, il se voit répondre par le sergent en charge du recrutement, embarrassé : « Vous n’êtes pas inscrit sur nos listes, il faut vous adresser à la mairie de votre arrondissement. Allez au 7e. » Au 116, rue Grenelle où il s’est rendu afin de se faire inscrire sur les listes de tirage au sort, il est une fois de plus renvoyé, mais cette fois-ci au ministère de la Guerre. En l’absence du ministre d’alors, Charles de Freycinet, il est reçu par le sous-chef d’état-major attaché au général Gallimard.
Soirée de retrouvailles
De retour à l’hôtel de Luynes, aux alentours de 16 h 30, le duc d’Orléans entreprend de rédiger une lettre adressée à Freycinet dans laquelle il demande, une fois encore, « à être inscrit sur les registres de la conscription, et à faire [s]es trois ans de service, comme tout bon Français. »Il continue, en assurant : « Je n’entends pas, en prolongeant ma présence à Paris, donner prétexte à des manifestations. Je n’ignore pas la loi […]. » Cela achevé, Philippe décide enfin de rompre l’incognito et de faire appeler ses proches auprès de lui. Il envoie le fidèle Édouard Bocher, chargé de la gestion des biens de Louis-Philippe et de sa famille, informer de sa présence le duc d’Uzès, le marquis de Beauvoir ainsi que la duchesse Françoise de Chartres et sa fille Marguerite à laquelle il est fiancé.
Si les retrouvailles se font tant dans la surprise que dans la joie, l’administration française commence, quant à elle, à reprendre les choses en mains. Le Figaro relate ainsi l’étonnant parcours que prend la nouvelle de la venue du duc d’Orléans dans les salons dorés de la République : « Le général Saussier, averti par le ministère de la guerre, téléphone à M. [Ernest] Constans. Le ministre de l’intérieur fait prévenir M. [Sadi] Carnot, puis M. [Henri] Lozé, et le préfet de police donne à M. Clément, commissaire aux délégations judiciaires, un mandat ». La course est lancée…
Les trouble-fête
Il est 18 h 30, lorsque le commissaire Clément se présente au 51, rue de Varenne. Deux versions de l’arrestation circulent. Le Figaro comme Le Gaulois assurent que c’est le duc de Luynes lui-même qui vient accueillir le représentant de la République, écharpé du bandeau tricolore. L’Écho de Paris prétend que Luynes et le duc d’Orléans s’apprêtaient en fait à aller dîner en ville. Quoi qu’il en soit, il semble vraisemblable que le dialogue – que tous les journaux ont retranscrit le lendemain – ait été courtois et sans animosité. Philippe, vêtu d’une « tenue de voyage : complet gris, chapeau melon », selon les dires de Fernand Xau, dans L’Écho de Paris, pénètre dans le sapin numéroté (sorte de fiacre tiré par un unique cheval) que le commissaire lui désigne. Luynes est à ses côtés.
Conduit à travers les rues parisiennes plongées dans la pénombre, il passe devant la statue du roi Henri IV, trônant sur le Pont Neuf depuis 1818. À cet instant, relatent les journalistes, dans un geste quasi hagiographique, le jeune prince se découvre humblement et salue le panache de bronze de son illustre aïeul. Arrivé à la préfecture de police, le duc d’Orléans est interrogé par Henri Lozé, préfet de Paris, qui l’informe de son incarcération en vertu de la loi d’exil de 1886. L’entrevue se conclut ainsi : « Vous allez être conduit à la Conciergerie, monseigneur. On aura pour vous les égards compatibles avec le régime des prisons. Malheureusement, on a été prévenu trop tard pour faire du feu dans votre cellule. Demain, vous serez mieux installé. »
Première nuit de détention
En arrivant à la Conciergerie, le prince se voit attribuer la cellule n° 382, toujours selon L’Écho de Paris, et se fait inscrire sur les registres de la prison. Détail intéressant et sans doute révélateur du caractère assuré et maniéré du prince – à moins que ce ne soit qu’une vulgaire erreur de greffier – le répertoire alphabétique des détenus présente le jeune homme sous le cocasse nom de famille de « duc d’Orléans » alors que l’usage n’imposait pas le fait que l’on fît accompagner la terre du noble (ici Orléans) par son titre (ici celui de duc) dans un tel document !
Pour ce qu’il en est de la cellule, elle est décrite dans Le Gaulois, quelques jours plus tard, comme « une pièce assez vaste et octogonale à voûte ogivale et surbaissée. Deux fenêtres hautes, où l’on n’arrive que par des marches éclairent la pièce sur les côtés. Entre les fenêtres, une table de toilette. Sur le côté droit, une cheminée […]. La porte est sur le pan coupé qui précède la cheminée. À gauche en entrant, le lit, un lit d’acajou, très simple, mais très propre. Au centre de la pièce, une grande table de bois blanc […]. Quelques chaises et c’est tout le mobilier. »Cette description, secondée d’un plan, laisse rêveurs les nostalgiques et défenseurs de l’ancienne monarchie qui peuvent se figurer un Philippe d’Orléans accoudé au rebord de sa fenêtre en train de regarder, par un carreau dépoli, les quais de Seine où s’animent « ouvriers, femmes et enfants », comme le rapporte Jean Régnier. En cette finissante soirée du 6 février, le duc d’Orléans souffle sa bougie à 22 h 12.
Polémiques sur la geôle du prince
Dans L’Écho de Paris du 9 février, il est possible de lire que « le duc d’Orléans a été écroué dans la vaste pièce […] qu’occupait pendant son incarcération le prince Jérôme Bonaparte ». Chose que démentait déjà la veille l’article du Gaulois qui assurait : « On n’a pu donner au duc d’Orléans la cellule qui fut occupée, il y a quelques années, par le prince Napoléon. » Le parti pris de ces deux quotidiens impose de nuancer le propos de chacun. Si du côté de L’Écho de Paris on évoque un « appartement », de l’autre c’est l’idée d’une « cellule ordinaire » qui s’impose. Le fait que les journalistes attachent le duc d’Orléans à la cellule du prince Napoléon n’est pas le fruit du hasard. En effet, à consulter les journaux de l’époque, il réside entre leurs deux arrestations de nombreux points communs, que L’Écho de Paris n’hésite pas à utiliser afin de déprécier le duc. En fait, plusieurs indices laissent à penser que les deux prétendants n’ont jamais connu la même cellule. Le premier est avancé par Le Gaulois lui-même : « Cette cellule [attribuée au Prince Napoléon] est aujourd’hui réservée au directeur de la prison. » Un deuxième réside dans la description-même des deux geôles. Arrêté le 16 janvier 1883 suite à la fortuite publication de son manifeste bonapartiste, le jour de la mort de Gambetta, Jérôme Bonaparte « occupe une grande chambre contiguë au cabinet du directeur de cette prison », selon la Gazette des Tribunaux.
Le duc d’Orléans, à en croire Le Gaulois, est incarcéré « au premier de la grosse tour ronde qui s’avance sur le quai », vraisemblablement l’actuelle tour d’Argent. Or les plans de la Conciergerie ne laissent aucun doute sur ce point : le bureau du directeur est bien logé au rez-de-chaussée, en 1883. Enfin, une autre considération, d’ordre juridique cette fois-ci, permet d’étayer cette idée. Le statut des deux prisonniers n’est en effet pas tout à fait le même. Ainsi, quand le Prince Napoléon est appréhendé sur mandat de dépôt (plus tard appelé mandat d’arrêt) et enfermé en maison de justice, le duc d’Orléans ne l’est que sur mandat d’amener, dans une maison d’arrêt (2). Cette subtilité suppose – du point de vue de la géographie carcérale – une situation différente des logements respectifs des deux prisonniers.
Les reproches fusent
« J’ai vécu aux Indes et je suis frileux » se serait plaint le duc d’Orléans au préfet de police qui, une fois au fait de cette réclamation, fait allumer un feu dans la cellule, rapporte L’Écho de Paris. Ce n’est pas là le seul reproche que font les journaux républicains au prince. On le blâme également pour ses dîners, jugés trop fastueux. Le duc de Luynes aurait, en effet, fait envoyer, depuis le proche café du Barreau (3), d’édifiants menus que reproduisent les gazetiers. Sole Joinville, filet de chevreuil, fine champagne et vin Château-Lagrange, le premier jour ; turbot, filet de bœuf, petits fours, thé et rhum, le lendemain. Les repas du duc d’Orléans sont présentés quotidiennement par L’Écho de Paris. Quel crédit porter à cette critique ? Faudrait-il y voir un moyen de plus visant à le discréditer ? Notons tout d’abord que le régime du prince n’est pas un cas isolé. Jérôme Bonaparte lui-même aurait bénéficié de tels privilèges, d’après la presse de l’époque ; de même, en ce qui concerne la geôle.
Comme le rapporte un document (4) du règne de Charles X, la Conciergerie comportait au début du xixe siècle, soixante-quatorze cellules individuelles pour les hommes contre quatre seulement destinées à un usage collectif. On est bien loin de l’image du prince privilégié, seul à connaître de fastueux avantages. Cependant, la réponse que font les gazettes monarchistes comme La Croix ou Le Gaulois et le duc d’Orléans lui-même, semble indiquer un fond de vérité derrière les accusations relatives aux faveurs accordées au prince. La légende veut en effet qu’à ses détracteurs, Philippe ait répondu ainsi : « On me reproche de demander du feu dans ma cellule et de manger du perdreau. Je n’en demandais pourtant pas autant. Qu’ils me donnent donc la seule chose que je réclame : la gamelle ! »
Le prince Gamelle
Comme l’explique Georges Poisson, le « mot fit fortune, et Philippe y gagna immédiatement le surnom de prince Gamelle, qui devait le suivre toute sa vie. On fit de ce modeste accessoire militaire des objets-souvenirs le sujet de dessins innombrables ou d’images d’Épinal où l’on représentait le prince-soldat couché près de sa gamelle fumante, et rêvant à la gloire… » Un véritable coup de communication, si l’on ose l’anachronisme. Il reste que la venue du duc d’Orléans à Paris semble provoquer, auprès des nostalgiques, un certain émoi. On rapporte que des Parisiens envoient à la Conciergerie de petits présents témoignant de leur attachement à la famille d’Orléans : un gardien lui offre par exemple « une tasse aux initiales de Louis-Philippe et provenant des Tuileries ».
Après l’épisode de la gamelle, le duc reçoit d’autres colifichets tels qu’une « gamelle pleine de fleurs et ornée de rubans tricolores, les rubans des conscrits », « une série de petites gamelles les unes sur les autres, comme les portent les soldats, et formant boîte-étui pour allumettes ou épingles », ensemble fabriqué par un bijoutier de la rue de la Paix ou encore un repas accompagné du mot : « Un patriote dévoué envoie la soupe et le bœuf à celui qui a demandé à suivre le drapeau français et a fait acte de patriotisme. » Les lettres de soutien sont nombreuses : pas moins de dix mille, selon Le Gaulois. Malgré les douze secrétaires qu’a embauchés le duc de Luynes à cet effet, certaines réponses se perdent chez de mauvais destinataires. Ainsi, une anecdote rapporte que Fernand Rabier, député radical du Loiret, reçut une carte de remerciements suite à une erreur d’adresse ! Le parti pris monarchiste du journal Le Gaulois impose cependant une certaine nuance en ce qui concerne l’ampleur de la réaction populaire.
Orléans face au jugement
Les jours passent. Philippe, dans sa cellule, reçoit ses proches, notamment sa fiancée Marguerite et des avocats tels qu’Ernest Cresson et Edmond Rousse. Interrogé à plusieurs reprises, il est finalement jugé le 12 février 1890, par la 8e chambre correctionnelle du Tribunal de la Seine. Il est 12 h et 7 min lorsqu’est ouverte la séance. La salle est surpeuplée, nombre de journalistes s’y sont donné rendez-vous, de même que les proches du duc d’Orléans. S’y ajoutent encore de jeunes avocats stagiaires venus soutenir le prince et qui « ne se sont pas fait faute de mener grand tapage pendant toute la durée des débats », d’après L’Écho du Peuple. En revanche, Le Gaulois, qui se félicite d’une telle affluence, n’observe les écarts de conduite du jeune public que d’un œil bienveillant. L’audience a globalement lieu sans grand accroc. Elle s’achève sur le jugement suivant : « Le Tribunal condamne Louis-Philippe-Robert d’Orléans à deux ans de prison et aux dépens. » Si le jugement est accueilli aux cris de désapprobation de « Vive le duc d’Orléans » et de « Vive le Roi », il est en accord total avec la condamnation minimale que prévoit la loi d’exil de 1886. Le prince Philippe n’est pas étonné d’une telle issue.
À l’extérieur, les masses populaires, attendant le verdict, n’abandonnent que brièvement leur calme avant de se disperser. Les seuls mouvements de foule sont occasionnés par quelques groupes royalistes allés rendre hommage à la statue d’Henri IV. Parallèlement à cela, une dizaine de camelots, qui distribuent des gravures du duc d’Orléans, sont arrêtés avant d’être libérés dans la soirée. Les relations de l’audience que publient les journaux ne concordent pas toutes en un certain nombre de points. Par exemple, quand Le Gaulois assure que le prince s’exprime « d’une voix calme et douce », L’Écho de Paris la décrit comme « toute juvénile et assez mal assurée ». S’il s’agit là de détails – qui nous informent pourtant de l’état d’esprit du prince et de sa personnalité –, les opinions quant à la décision du tribunal divergent, elles aussi, radicalement. L’analyse la plus lucide, au vu des tenants et des aboutissants que la vision actuelle seule peut connaître, est celle du Figaro du 13 février dans les colonnes duquel on lit : « La loi a parlé. […] Du moment que la loi existe il faut reconnaître qu’elle est appliquée avec modération. Le gens à l’illusion pouvaient seuls se flatter d’un acquittement. […] Parmi les républicains, […] il ne peut y avoir aucun sentiment malveillant contre M. le duc d’Orléans. Son arrivée à Paris n’a pas mis la République en péril. […] Les sectaires qui, par sincérité, les faux modérés qui, par bassesse d’âme, réclament des sévérités spéciales contre le jeune soldat à qui la loi refuse déjà le droit de servir son pays, mettent leurs exigences sur le compte des exagérations que la joie de voir accomplir une action virile a pu dicter à quelques conservateurs. » Il reste que ces divergences au niveau de l’information diffusée par une presse orientée n’en n’est pas moins révélatrice de la bataille qui se joue dans l’opinion publique, en une fin de xixe siècle dont le contexte politique permet d’éclaircir les visées poursuivies par les principaux protagonistes de l’affaire.
Défavorable contexte politique pour les royalistes
En effet, en 1890, cela fait bientôt vingt années que la République a été instituée sur les cendres du Second Empire. Au cours de ces deux décennies, à force d’efforts, le régime parvient à s’affirmer mais connaît cependant des faiblesses. C’est ainsi qu’en 1887 éclate la fameuse affaire des décorations dans laquelle est impliqué le propre gendre du président Jules Grévy. Ce dernier est alors poussé vers la sortie et remplacé par Sadi Carnot. S’il ne faut pas exagérer l’ampleur de l’épisode qui n’est, en fait, qu’un symptôme des difficultés récurrentes de la République, Maurice Agulhon conclut de l’affaire : « Elle permit de déconsidérer les hommes politiques en place avec des arguments sociaux et moraux qu’il était aussi facile d’orchestrer en termes radicaux […] qu’en termes contre-révolutionnaires. »
En somme, cet éclat n’a fait qu’« enfler la vague » d’un nouveau courant politique : le boulangisme, dont le porte-étendard n’est autre qu’un fringant général, Georges Boulanger. Celui-ci par ses promesses démagogiques et ses projets belliqueux que lui impose sa volonté de revanche contre l’Empire d’Allemagne, attire à lui les faveurs populaires. S’appuyant sur le mécontentement général et le nationalisme grandissant des Français, il gravit les échelons électoraux jusqu’à menacer de devenir lui-même président de la République. La mouvance royaliste – déjà largement en berne au moment du vote de la loi d’exil de 1886 – voit en la personne de Boulanger un moyen de retrouver un souffle nouveau. Les promesses d’un retour à la monarchie que le général fait au comte de Paris ont tôt fait de conquérir le prétendant, père de Philippe d’Orléans. Appelant à un ralliement des royalistes autour de Georges Boulanger dès le 26 avril 1888, le comte de Paris ne sait pas que par ce geste il vient d’anéantir toute éventualité du retour d’un roi en France. Malgré un large succès aux élections, le général Boulanger soumis à la pression du gouvernement, n’achève pas ce qu’il a entamé. Condamné à s’exiler en avril 1889, le militaire laisse derrière lui un courant boulangiste éconduit par les électeurs et une mouvance royaliste discréditée par son alliance avec celui que Philippe Levillain appelle le « fossoyeur de la monarchie ». C’est donc au cœur de ce contexte et dans l’optique d’un regain de vitalité du principe monarchique que le duc d’Orléans entreprend sa tentative de retour.
Un « acte spontané » ?
La principale défense du duc d’Orléans lors de son audience aura reposé sur son amour pour la France et sur la spontanéité de son acte : « Si je suis condamné, je suis sûr du jugement des 200 000 conscrits de ma classe, qui, plus heureux que moi, vont être sous les drapeaux », assure-t-il. Mais peut-on vraiment voir dans la venue de Philippe d’Orléans un acte aussi spontané qu’il ne l’a lui-même avancé ? La lecture des mémoires d’Arthur Meyer, rédacteur en chef du journal Le Gaulois et sincère défenseur du royalisme, doit nous interroger. C’est après un dîner chez la duchesse d’Uzès, qu’il aurait eu avec le duc de Luynes l’idée de faire venir le prince afin qu’il puisse se présenter en tant que conscrit, à l’occasion de sa majorité. Leur idée est claire : redorer le blason de la famille de France et de l’idéal royaliste. Pour ce faire, le duc de Luynes cherchera son ami en Suisse, tandis qu’Arthur Meyer s’en ira auprès du ministre de l’Intérieur afin de préparer la machination.
Le journaliste décrit son entretien avec l’homme politique, dans son ouvrage Ce que je peux dire. Dans un premier temps il lui confie la situation : la venue du duc et sa volonté de s’engager. Dans un second temps Meyer lui impose ses conditions : « Primo : Vous n’arrêterez pas le duc d'Orléans avant six heures du soir. À cette heure-là, vous ne pourrez plus le reconduire à la frontière. […] Secundo : Le Prince sera poursuivi et condamné à deux ans de prison […] il est trop fier pour jamais demander sa grâce mais, voyons, ne voulez-vous pas me promettre de la lui accorder sans qu’il la demande ? Nous autres royalistes, nous nous attristerions de voir notre Prince trop longtemps en prison pour une action si française. » Épisode véridique ou non, le doute est permis. On voit mal, en effet, un Ernest Constans siégeant à gauche de l’hémicycle et attaché à la République, capable d’un tel arrangement. Quoi qu’il en soit, il apparaît que si, de son départ à son jugement, tout le parcours du duc d’Orléans n’a pas été prémédité par Arthur Meyer, du moins a-t-il été vivement instrumentalisé.
Conscient du retentissement qu’aura l’affaire, Meyer y voit l’opportunité de redorer le blason royaliste en faisant passer le jeune prince pour un martyr de la République. Que le duc ait été ou non au courant de la machination, son acte semble avoir bien été animé par des visées politiques. Envoyé à la prison de Clairvaux, le 25 février, il y reçoit sa mère la comtesse de Paris, ses amis, Luynes ou encore la fameuse chanteuse Nellie Melba. Le 4 juin finalement, quatre mois seulement après son enfermement, ce que le duc d’Orléans redoute arrive : le président Carnot le gracie. Celui qui assure à qui veut l’entendre : « La prison est moins dure que l’exil, car la prison, c’est encore la terre de France ! » est reconduit à la frontière suisse.
Philippe peut alors s’adonner à sa passion : le voyage. Sa vie durant il parcoure le monde depuis le Caucase jusqu’au Chili en passant par Lisbonne et Constantinople, le prince sillonne les océans sur ses mythiques yachts le Maroussia et le Belgica. Aujourd’hui encore, les fruits de ses chasses et expéditions sont visibles à Paris, au Museum d’histoire naturelle, il s’agit tout bonnement d’animaux empaillés tels qu’un hippopotame de la Grande Galerie de l’Évolution ou d’une éléphante attaquée par un tigre.
L’après…
Quelles conséquences a finalement eues la venue du duc d’Orléans à Paris ? Si, comme le remarque Georges Poisson, cette « affaire avait incontestablement apporté un regain de vitalité au parti royaliste », force est de reconnaître que cette victoire pour le duc n’est que relative. L’acte n’a que peu affecté les Français en dehors de la capitale, quoiqu’on puisse en dire. Des journaux provinciaux ont certes lancé des pétitions pour la libération du prince, mais l’action royaliste – si tant est que l’on soit d’appeler ainsi les quelques rassemblements qu’induit l’affaire – se limite bien aux frontières parisiennes. Attroupements de militants sur les quais de la Seine, regroupements de conscrits sous les fenêtres du duc d’Orléans, ainsi s’anima, quelques jours durant, la Ville lumière. À long terme la venue de Philippe n’a cependant que peu d’effet. Il suffit, pour en juger, de s’attarder sur l’évolution de la pensée monarchiste à la suite du jugement princier. Celle-ci est soumise à rude épreuve et ce dès le mois de mars 1890. Cette date sonne la première étape des ralliements à la République de mouvements politiques jusque-là restés conservateurs : c’est le cas du groupe parlementaire de la « Droite constitutionnelle » fondée par l’orléaniste Jacques Piou et des mouvements catholiques appelés par le pape et le cardinal Lavigerie à adhérer au régime républicain. Ces bouleversements desservent les courants royalistes.
Preuve de ce désamour pour la monarchie, les élections parlementaires de 1893 qui ne laissent aux députés monarchistes que cinquante-six sièges au profit de ceux issus de la gauche. Plus que jamais, la République semble avoir acquis « les caractères d’un pouvoir en place » (M. Agulhon). C’est ce que vient signifier le général de Gallifet à la comtesse de Paris qui lui a demandé si elle pourrait un jour devenir reine, en lui répondant : « À une seule condition, divorcez et épousez M. Carnot. » La répartie a le mérite d’être claire…
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