Les archives ne recèlent pas uniquement des documents relatifs aux stratégies, aux batailles, aux grandes unités, aux généraux illustres de l’armée française. On y trouve aussi des tranches de vie, des épisodes, souvent dramatiques, de la vie des soldats et de leurs familles, de leurs souffrances et de leurs espoirs. Le fonds d’archives du capitaine Pierre Chambert, tué sur le front des Vosges en 1915, conservé au Service historique de la Défense à Vincennes, est de ceux-là.
Le général Léon Chambert (1834-1923) habitait un hôtel particulier dans le 16e arrondissement de Paris et y accueillait sa nombreuse famille (10 enfants) ainsi que son gendre, le général Decherf et son épouse, Pauline Chambert. Il semble qu’au début des années 1960, lors d’une succession, la famille Chambert décide de vendre l’hôtel et le terrain à un promoteur. La dernière fille du général Chambert encore en vie (probablement Denyse) achète un appartement dans le nouvel immeuble. Elle se prend d’amitié pour un voisin, ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale et lorsque Denyse décède, à la fin des années 60, les archives de son père, de sa mère, de sa fratrie ainsi que celles de son beau-frère, le général Decherf, sont remises à ce voisin, qui jamais n’y jettera un œil mais les conservera au sous-sol de l’immeuble parisien, au fond d’un box.En janvier 2018, ce fonds est donné par les enfants du voisin décédé en 2015 au Service historique de la Défense. Les deux malles et les trois cartons renferment des papiers de fonction des généraux Chambert et Decherf ; surtout, ils contiennent la volumineuse correspondance (encore en partie ficelée et classée par destinataire) que la famille Chambert s’est échangée pendant plus d’un demi-siècle. Parmi ces lettres, celles du capitaine Pierre Chambert, commandant la 5e compagnie du 12e bataillon de chasseurs alpins en 1914.
La correspondance du capitaine Pierre Chambert
En effet, le fonds d’archives de la famille du général Léon Chambert comprend notamment la correspondance qu’un de ses fils, le capitaine Pierre Chambert, a envoyée à sa famille et surtout à son père, du début de la guerre, en août 1914, à sa disparition, en mars 1915.
C’est avec une grande régularité (parfois plusieurs lettres par jour, par exemple trois le 28 février 1915) que Pierre Chambert relate les engagements des chasseurs alpins qu’il commande en Haute-Alsace, entre Münster et le col de la Schlucht. Il ajoute à ses missives, des coupures de presse, des ordres reçus ou des comptes rendus griffonnés sur des bouts de papier, des cartes et des plans indiquant avec précision les lignes françaises et allemandes, des lettres trouvées sur des Allemands prisonniers ou morts, etc. Le 28 février 1915, Pierre Chambert explique à ses parents : « Dans les papiers que je vous envoie au hasard, vous aurez du mal à vous y reconnaître : ce sera un vrai casse-tête chinois. » De son côté, le général Chambert prend l’habitude d’ajouter en haut à gauche sur l’enveloppe des courriers de Pierre la date à laquelle il les reçoit : « Pierre reçue le… ». Les lettres que Pierre Chambert envoie à sa mère, Alix, sont moins martiales : il se contente de dire un mot de sa santé, du temps qu’il fait dans les Vosges, de donner des nouvelles de son frère Patrice, officier en Afrique occidentale, ou du colonel Decherf, son beau-frère qui commande le 2e régiment de zouaves.Cet abondant courrier du capitaine Chambert enfreint les règles pourtant claires de la correspondance militaire et précisées d’ailleurs dans la décision du 22 janvier 1915 du 12e B.C.A.… que son père reçoit de Pierre le 13 février ! Il y est écrit que le militaire ne doit pas indiquer l’endroit où il est cantonné ni donner des détails sur l’emplacement des troupes et sur les opérations en cours...
Les Chambert, une famille de militaires
Pierre Chambert naît le 27 mars 1880 dans une famille de militaires. Il est le fils du général Léon Chambert, saint-cyrien de la promotion de Turquie (1853-1855), qui a participé à la défense de Paris en décembre 1870. Le général Chambert prend sa retraite en 1896. Les frères du capitaine Chambert font aussi une carrière militaire : officier de l’infanterie de marine, Patrice deviendra général ; Roger se tuera accidentellement alors qu’il commande une section en Algérie en 1907 ; Camille, né d’un premier mariage, sera officier de cavalerie jusqu’à son décès, également accidentel, en 1911. Pierre Chambert entre à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr en 1899. Il en sort sous-lieutenant en 1901 et est affecté au 157e régiment d’infanterie. Passionné de ski, membre du Club alpin français, il rejoint les chasseurs alpins en 1909, d’abord au 6e bataillon, puis au 12e bataillon, stationné à Château-Ville-Vieille dans le Queyras (Hautes-Alpes).
La guerre du 12e bataillon de chasseurs alpins
Le 2 août 1914, le journal de marche du 12e bataillon de chasseurs alpins, commandé par le chef de bataillon Gratier, indique : « À 17h30, l’ordre de mobilisation générale touche le bataillon ».Le 4 août, le 12e bataillon quitte la forteresse de Mont-Dauphin et la ville d’Embrun pour gagner les Vosges en train. Dans les archives de la famille Chambert sont conservées deux « cartes lettres » envoyées ce 4 août par Pierre Chambert à ses parents. La mobilisation de son unité se passe « dans le calme et la plus grande confiance » écrit-il. Il précise que sur le front des Alpes, les Italiens, alors alliés aux Austro-Allemands, « paraissent se tenir coi ». « Cela va nous rendre disponible pour l’Est » fait-il observer. Le 11 août, optimiste comme bon nombre de Français, il affirme : « La campagne va semble-t-il être une marche triomphale ».Au début d’août 1914, la 1re armée française du général Dubail pénètre en Alsace par le sud et par les vallées vosgiennes. Le 13 août, le commandant Gratier quitte le 12e bataillon pour prendre le commandement du groupe de bataillons de chasseurs de l’armée d’Alsace (3e brigade de chasseurs formée des 12e, 22e et 28e BCA). Le 12e BCA, commandé par le capitaine Martin, rejoint Bussang et les Vosges et doit gagner Thann par le Rossberg, à 1200 m. d’altitude, puis Cernay, Guebwiller et Colmar. L’ennemi est signalé dans la vallée de la Thur et l’étape, note le journal de marche du bataillon, est « longue et dure ; la colonne est obligée à l’arrêt pour l’aménagement des sentiers, pour le passage des mulets, des sections de mitrailleuses et du service médical ».
Baptême du feu en Alsace
Le 22 août, le 12e bataillon de chasseurs alpins connaît son baptême du feu aux environs de Colmar. Sous les ordres du capitaine Chambert, les 5e et 6e compagnies entrent dans le village d’Ingersheim où l’ennemi, sous le couvert des sapins, s’est infiltré. Les chasseurs alpins des 12e, 5e et 28e bataillons contre-attaquent les Bavarois. Ingersheim est pris et repris trois fois. Au matin du 23 août, les alpins sont aux portes de Colmar, tandis qu’à droite, au sud d’Altkirch, la 14e brigade de dragons et le 242e régiment d’infanterie sont installés à Hirsingen et à Hirtzbach.De l’Ill, la voie semble ouverte pour rejoindre le Rhin. Mais, dans le même temps, en Lorraine, les efforts de la 2e armée se sont brisés contre les défenses allemandes de Morhange. Craignant un encerclement de l’armée d’Alsace, le général Joffre ordonne le repli vers les sommets des Vosges, abandonnant le terrain conquis, à l’exception du sud de l’Alsace. La bataille des frontières est finie. L’armée d’Alsace laisse place à deux groupements : au sud, celui de Belfort et au nord, le groupement des Vosges, sous les ordres du général Pau, qui tient la frontière alsacienne et couvre le flanc de la 1re armée. Ce groupement comprend les bataillons alpins, dont le 12e, qui reste affecté au groupe de chasseurs du colonel Gratier.Le 28 août, nouveau combat autour d’Ammerschwihr. Le bataillon se replie sur Katzenthal, plus au sud, puis se déplace de quelques kilomètres vers l’ouest pour occuper les environs des villages de La Place et de Giragoutte ; la 5e compagnie de Pierre Chambert cantonne à l’extrémité ouest du hameau. Le 2 septembre, les Allemands décident de déloger les alpins. De violentes attaques ont lieu sur l’ensemble du front vosgien. Mais les lignes françaises tiennent, malgré d’importantes pertes pour le 12e BCA : 14 tués et 47 blessés. Les Allemands semblant s’être repliés sur Colmar. Le 12e BCA, mis à la disposition du lieutenant-colonel Brissaud-Desmaillets, doit « se donner de l’air » et réoccuper la crête des Vosges et notamment le Combekopf, atteint le 5 septembre malgré le feu nourri de l’artillerie allemande. Le 7 septembre, le bataillon passe au groupement de la Schlucht, avec le 152e RI, commandé par le lieutenant-colonel Goybet, et rejoint Gazon du Faing et la cote 1300, sur la ligne de l’ancienne frontière entre les Vosges et l’Alsace allemande.
Les crêtes des Vosges
On pourrait penser que ce front des Vosges est secondaire, comparé à ceux des Flandres ou de la Marne. En réalité, lorsque les Allemands se sont emparés des crêtes vosgiennes, les alpins ont réussi à les contenir, ce qui a permis de protéger les flancs de l’armée française lors de la victoire du général Joffre sur la Marne. Les Vosges, étayés de part et d’autre part par Belfort et Épinal, forment le point d’appui de la ligne de défense française, qui s’étend de la Suisse au Pas-de-Calais. En septembre 1914, les troupes du général Pau ont maintenu leurs lignes sur les crêtes conquises en août : du col de Sainte-Marie à la Schlucht, le Honeck, la vallée supérieure de la Lauch, celle de la Thur jusqu’à Cernay, la vallée de Massevaux et la plaine de Dannemarie.Le front qu’occupe le 12e BCA est important : du Hoerneleskopf au col de Wettstein, soit près de 5 km. Dans un courrier du 30 octobre, Pierre Chambert précise : « Un front défensif aussi renforcé que possible mais très étendu ». Le front se stabilise et les alpins organisent leurs positions ; des « reconnaissances hardies » sont menées pour ramener des renseignements, des prisonniers, inquiéter l’ennemi… Une vie de secteur débute : il faut installer les cantonnements, les avant-postes. Un document envoyé par le capitaine Chambert à son père indique la liste des « travaux à exécuter par ordre d’urgence : Réseau de fil de fer – 3 chantiers, 2 de nuit – 1 de jour ».L’ennemi fait de même mais, « mieux outillé et plus méthodique » selon le capitaine Chambert, ses réseaux de de fer (qu’il évalue à 10 tonnes) et de tranchées, ses casemates sont plus nombreux, mieux agencés. Chambert remarque : « Ce qui est tout à fait renversant c’est leur matériel du génie pour l’organisation défensive de leur front ». Il décrit des « tranchées sans relief et à meurtrière sous une épaisse couverture, [des] communications avec les maisons par boyaux. Ces tranchées ont un court champ de tir en contrepente ».
Des espions alsaciens
Le capitaine Chambert raconte à son père qu’à plusieurs reprises il a aperçu des Alsaciens, sujets du Reich de Guillaume II, renseigner les armées impériales. Dans une lettre du 30 octobre 1914, il explique : « Depuis le début de la guerre, je ne suis pas le seul à m’être convaincu que les observations d’artillerie [allemande] réglaient souvent [leur tir] sur des troupes sans les voir et suivaient leurs mouvements ». Dans un autre courrier du 15 janvier 1915, il écrit que les « petits crapouillots » changent fréquemment de position et que le gros avantage est d’échapper ainsi « aux renseignements donnés par signaux lumineux […] par des paysans, organisés ici comme une véritable maçonnerie par les Prussiens qui les ont […] complètement asservis ». Il ajoute : « Et nous, bonnes poires, faisons de l’humanitairisme [sic] vis-à-vis d’eux »… Le 13 décembre, il revient sur le problème : « Chaque coup [des artilleurs allemands] est réglé par un Alsacien qui par signaux ou téléphone, pendant toute la journée leur dit plus long plus court etc. au fur et à mesure que vous faites un mouvement ».
Au début novembre, l’activité allemande reprend ; les bombardements deviennent systématiques. Le 3 novembre, le 121e régiment d’infanterie de réserve du Wurtemberg du lieutenant-colonel von Kappol attaque. Les alpins les repoussent. Le 10 novembre, Madeleine, l’épouse de Pierre Chambert, écrit à sa belle-mère Alix : « Pierre s’est battu le 2, le 3 et le 4, les nuits comme les jours. La compagnie était attaquée par 2 bataillons allemands, de l’artillerie lourde et légère qui les bombardaient de toutes parts ». C’est la preuve que le capitaine Pierre Chambert rapporte ses engagements non seulement à son père, le général Chambert, mais aussi à toute sa famille : à sa femme (aucun de ces courriers n’a été conservé) et à ses sœurs. En effet, dans une carte postale envoyée à sa sœur Denyse, datée du 11 novembre et conservée dans le fonds d’archives, il raconte le même engagement du début du mois qu’il a décrit à sa femme : « Ma compagnie et sa voisine ont été attaquées par deux bataillons et deux compagnies de Wurtembergeois […], les 2 et 3 novembre ».À partir de la mi-novembre, une trêve tacite se met en place. Alors que plus au sud, les Français embrasent le front en attaquant l’Hartmannswillerkopf, sur les « köpfe » (les ballons) de la Fecht, le calme revient. Le 27 décembre 1914, une cérémonie est organisée à Sulzern (Soultzeren en français) pour la remise de la Légion d’honneur au commandant Paul Martin, commandant le 12e BCA, et au capitaine Chambert, commandant la 5e compagnie.Le capitaine Chambert se montre sévère envers les artilleurs français qui, selon lui, ne sont guère pressés de répondre à la pluie d’obus déversée (le « marmitage ») par les Allemands. Dans un courrier du 8 février 1915, il regrette leur manque « d’à-propos » quand l’artillerie ennemie entre en action : « J’espère que le communiqué officiel n’annoncera pas victorieusement que nos pièces ont imposé silence aux Boches à moins que ce soit de la hauteur de leur dédain ». Il constate que le « fait d’être à chaque instant sous le coup de servir de cible empêche de s’installer nulle part et de jouir du modeste confort qu’on pourrait se donner malgré les difficultés ». Il reconnaît cependant que les artilleurs ne disposent pas des moyens adéquats : « Nous n’avons jamais eu d’artillerie de calibre suffisant pour répondre aux obusiers » allemands écrit-il à sa sœur Germaine, le 13 décembre 1914.Au début de janvier 1915, le 12e BCA avec les 11e, 51e et 54e forment la 2e brigade de chasseurs aux ordres du colonel Passaga, au sein de la 47e DI du général Blaser. Les lignes sont réorganisées et le capitaine Chambert fait part à son père, dans un courrier du 11 janvier, qu’une nouvelle fois pour le front du bataillon, « l’étirage [est] énorme ». Blaser reçoit l’ordre d’envisager une action limitée sur Le Linge, pour se rendre maître des hauteurs en vue de descendre sur Munster.
Au plus fort des combats de la Schlucht
Le 19 février, les Allemands devancent les projets français et attaquent après un violent bombardement. Le village de Sulzern est leur objectif. Le capitaine Chambert a conservé les ordres donnés par ses supérieurs et les rapports des autres chefs de compagnies griffonnés au crayon de bois sur des feuilles de papier arrachées à des cahiers où on peut y lire l’urgence, la gravité des moments vécus par les alpins ; on y remarque aussi la volonté de ne rien céder. Les pertes sont importantes et, sur les crêtes, des positions doivent être abandonnées. Les Allemands prennent pied sur les hauteurs de Hohrodberg. Le 20 février, Chambert, alors au repos en deuxième ligne, reçoit un message de l’état-major du général Blaser pour rejoindre le front : « La première de vos deux compagnies s’embarquera à la gare de tramway de la Schlucht à 6h30 – la seconde à 7h30. Ne pas oublier les cartouches et les vivres en réserve ». Arrivé en première ligne, le commandant Martin étant blessé, Chambert prend la tête du bataillon. Madeleine, son épouse, écrit le 4 mars 1915 : « C’est Pierre qui a commandé le bataillon pendant la fin de l’opération ».
Le 23 février, l’intensité des combats faiblit. Le lendemain, Chambert reçoit un message du colonel Passaga : « Laissez simple rideau lisière ouest d’Eichwald et faites tenir fortement les abords Nord-Est, Est et Sud-Est de Sulzern avec garnison dans Sulzern que vous ne devrez quitter en aucun cas sans mon ordre ». Les pertes sont importantes : 3 officiers tués et 6 blessés, dont le chef du bataillon ; 469 sous-officiers et chasseurs sont hors de combat, dont une centaine de tués.
Une position stratégique
Le 2 mars, le capitaine Chambert écrit à sa sœur Germaine que les Allemands se « contentent de nous bombarder jour et nuit sans grand résultat... » Dans un second courrier du 2 mars adressé à ses parents, Chambert explique que « la nuit a été calme et sans autre velléité de la part des Boches qu’un mouvement de quelques petites colonnes pour nous attaquer, ou tout au moins prendre des emplacements plus rapprochés ».En réalité, Chambert ne veut pas inquiéter sa famille car, depuis la veille, les Allemands ont déclenché une nouvelle offensive pour prendre le col de la Schlucht, position stratégique, un des principaux cols du massif des Vosges, situé entre Valtin, dans les Vosges, et Sulzern (Haut-Rhin), assurant les liaisons entre les monts des Vosges et la plaine d’Alsace.
La haute vallée de la Fecht
En prolongement du massif du Hohneck, l’ensemble Gaschneykopf-Sattelkopf-Richackerkopf sépare les deux vallées de la Fecht (entre la Petite Fecht au nord et la Grande Fecht au sud) et surplombe les villes de Metzeral et de Munster. La possession de l’ensemble de la haute vallée de la Fecht jusqu’au col de la Schlucht est essentielle pour les deux adversaires : les Allemands peuvent contrôler toute offensive française vers la vallée de Munster, et par conséquent la plaine d’Alsace, depuis les crêtes. Elle permet aux Français d’envisager de prendre Münster et de contrôler toute la vallée qui débouche sur Colmar et la plaine d'Alsace.Les avant-postes de la 5e compagnie du capitaine Chambert sur l’Imberg sont bousculés. Pierre Chambert écrit : « Mon poste d’écoute du centre s’est replié, laissant libre une cuvette dans laquelle j’ai contre-attaqué à la fourchette ». Le journal de marche du bataillon confirme : « À 12h30, la 5e compagnie [Chambert] a commencé son mouvement en avant pour reprendre ses positions ». Dans l’après-midi, avec l’appui de la 6e compagnie et du 11e BCA, Chambert mène la contre-attaque. Les positions sont réoccupées au prix de nouvelles pertes : 16 tués et 17 blessés.
L’attaque du 6 mars 1915
Le 6 mars 1915, une attaque du bataillon, dans le cadre d’une offensive plus vaste impliquant les 11e et 54e BCA, est ordonnée dans le but de reprendre le Reichackerkopf, de « donner de l’air » à l’est de Sulzern, et d’enlever, si possible, le village de Stosswihr. Le chef du bataillon, le capitaine Latil, commande au capitaine Chambert, à la tête des 2e, 3e et 5e compagnies d’attaquer, en liaison avec le 11e BCA, la lisière du bois de l’Eichwald qui domine la vallée, au nord de Katzenstein. Dans la nuit du 6 au 7 mars, les hommes de Chambert enlève une première tranchée. Mais à la lisière du bois, une nouvelle ligne de défense résiste. Chambert et ses chasseurs sont pris de flanc sous le feu des mitrailleuses, obligeant les alpins à se replier vers 7 heures. En fin de matinée, l’ensemble du bataillon a rejoint Sulzern. Le bilan est une nouvelle fois lourd : 47 morts, 168 blessés et 123 disparus, parmi lesquels le capitaine Chambert.Le 7 mars, les chasseurs alpins réussissent à prendre le Reichackerkopf au prix de nouvelles pertes. Dès le 20 mars, les Allemands, après un terrible bombardement et l’acheminement de troupes bavaroises en renfort, le reprennent. Les chutes de neige et les dégels successifs rendent ces combats encore plus durs. De nouvelles attaques françaises tenteront de reprendre les crêtes d’une dizaine de kilomètres, du Linge au Reichackerkopf, en mai, juin et juillet 1915, sans succès. La ligne de front se stabilisera et restera, jusqu’à l’armistice, l’enjeu de combats intermittents mais toujours meurtriers.
La terrible incertitude
Sur une enveloppe avec le cachet de la poste du 6 mars 1915, adressée au général Chambert et sur laquelle le général a ajouté « Pierre reçu le 9 mars 1915 », une autre mention de sa main : « La dernière ». Cette lettre de Pierre Chambert est datée du 5 mars et il n’y exprime rien de nouveau, si ce n’est une certaine routine : « Nous avons la vie de lièvre après avoir connu celle du blaireau enfumé ». Mais effectivement c’est bien le dernier courrier que la famille Chambert recevra du capitaine Pierre Chambert.
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Pour ses proches, habitués à recevoir quotidiennement de ses nouvelles, c’est l’angoisse. Ils multiplient les initiatives pour tenter d’avoir des nouvelles, auprès des autorités militaires, des camarades de Pierre, de la Croix-Rouge…Dans un courrier du 16 mars, le commandant Martin explique au général Chambert : « Au cours de l’action on chercha vainement Chambert qui en avait pris la direction dès le début ». Il poursuit : « Tant que nous avons tenu le terrain conquis, de nombreuses patrouilles l’ont cherché sur tout le front. Il n’a pas été possible d’obtenir un renseignement net ». Ce qui est terrible dans ce courrier, c’est que Martin ajoute : « Il me semble […] que cette obscurité absolue sur la disparition de votre cher fils laisse place à l’espoir. Comme j’avais l’honneur de l’expliquer cet après-midi à Mme Decherf [la sœur de Pierre, mariée au colonel Decherf, commandant le 2e régiment de zouaves, infirmière à l’hôpital militaire de Lyon], il n’a certainement pas été tué dans nos lignes car il y aurait été retrouvé comme ses pauvres camarades ». Lisant cette explication, nul doute que la famille Chambert a repris espoir alors que Martin, blessé et hospitalisé depuis plusieurs semaines, n’a même pas participé à l’engagement du 7 mars... En tout cas, la famille Chambert redouble d’efforts dans ses recherches, pensant que Pierre Chambert, blessé, a été « enlevé » par une patrouille allemande, comme le précise Martin.
L’espoir de Madeleine Chambert
Madeleine tente d’en apprendre plus, questionnant des chasseurs alpins, mettant dans la boucle des officiers du 12e BCA et des parents à elle.Dans un courrier à son beau-père, le général Chambert, et daté du 19 mars, elle explique qu’elle a obtenu des détails sur la nuit du 6 au 7 mars par l’intermédiaire du lieutenant Roux, qui fut l’adjoint de Chambert avant de prendre le commandement de la 3e compagnie : « Pierre, commandant 3 compagnies, a reçu l’ordre d’attaquer une position fortement défendue ». Roux lui a écrit que Pierre Chambert s’est porté à la tête de ses hommes pour mener l’attaque sur la pente nord de la Fecht. Le 11 mai, elle précise à son beau-père que le lieutenant Roux continue de questionner les alpins qui pourraient avoir des informations.Le 19 mars, elle raconte qu’un de ses oncles qui habite Lyon, un nommé Vourloud, ira questionner des soldats du 12e BCA hospitalisés. Le 20 mars, elle écrit qu’elle a reçu un télégramme d’un autre oncle, Morier, qui « a su de source officielle que Pierre n’était pas tué mais blessé prisonnier ». Elle ajoute : « Pierre avait toujours dit qu’il redoutait le plus au monde était de se faire faire prisonnier ». Le 28 mars, elle raconte qu’elle est allée voir le commandant Martin, qui a été déjà interrogé par courrier par le général Chambert, hospitalisé à Lyon. Il lui semble le « mieux indiqué pour être celui qui s’approchait le plus de la version possible » ; rappelons-le, Martin est blessé depuis le 19 février date à laquelle il a quitté le front… Madeleine Chambert explique qu’elle a aussi rencontré un chasseur qui lui a expliqué qu’une fois la première tranchée prise, Pierre Chambert aurait conduit des volontaires pour « couper le réseau [de barbelés] devant la 2e tranchée à prendre ». Elle imagine alors que blessé Pierre aurait agonisé seul « dans des souffrances horribles, sans soins et dans le froid ». Le 11 mai 1915, elle écrit : « Personne n’a vu Pierre ni tué ni blessé. » Il serait donc prisonnier ?
En avril, la famille Chambert reçoit l’extrait d’un courrier écrit par le médecin major Meillon du 54e Bataillon de Chasseurs Alpins, qui a participé à l’action du 7 mars. Ce médecin major raconte que, selon le capitaine Touchon, commandant le 54e bataillon, et le lieutenant Vidal, « le capitaine Chambert est tombé sur la crête qui va d’Eichwald à la cote 641, au-dessus de Redberg, en montant vers l’Eichwald ». Selon Meillon, les deux officiers auraient précisé que le capitaine Chambert a pu rester là où il est tombé dans une zone « inoccupée par les Boches et nous ».
La Croix-Rouge
Le 26 mars 1915, le général Chambert reçoit du Comité international de la Croix-Rouge, une carte postale accusant réception de sa « demande du 21 mars ». Léon Chambert pense encore que son fils, blessé, a été fait prisonnier et a demandé à la Croix-Rouge de se renseigner auprès des autorités allemandes, comme le droit international concernant les prisonniers de guerre le prévoit. La Croix-Rouge précise : « Jusque-là, notre silence signifie que nous ne savons rien, mais notre enquête continue néanmoins ». En mai, entre le 19 et le 23, 9 cartes postales (conservées dans le fonds Chambert) sont échangées entre différents camps de prisonniers en Allemagne et le l’ingénieur suisse Théo Golliez, peut-être un ami de la famille Chambert ou un représentant de la Croix-Rouge, au sujet du capitaine Chambert. Sur les cartes postales pré-imprimées de la Croix-Rouge, les commandants de camps indiquent tous : « Nicht bei uns » (pas avec nous).
La terrible nouvelle
Le 14 juin 1915, l’oncle Vourloud annonce la terrible nouvelle. Dans un courrier qu’il adresse non pas à Madeleine, ni au général Chambert ou à son épouse, Alix, mais à leur fille, Pauline, épouse du colonel Decherf, Vourloud écrit : « Madame, je suis chargé de la triste mission de faire connaître à monsieur le général Chambert ainsi qu’à madame Chambert que mon pauvre neveu Pierre Chambert a été tué dans la nuit du 6 au 7 mars et que son corps est inhumé dans le cimetière de Münster. Tout espoir est donc maintenant perdu ! »
En effet, le 12 juin, l’oncle Vourloud a reçu deux courriers dactylographiés : la correspondance de la Croix-Rouge lui transmettant la copie d’une lettre du vicaire de Münster Litzelmann dans lequel celui-ci explique : « Les militaires [allemands] étaient si aimables de me donner la permission pour voir un peu aux environs où il y a des tombes. Le capitaine est tombé comme vous venez de le dire du 6-7 mars et il a été enterré avec tous les honneurs, tout seul. La tombe est très bien soignée, je l’ai bénie ce matin et je crois pouvoir vous dire qu’on peut faire assez facilement l’exhumation après-guerre ». Le 21 juin, Madeleine Chambert écrit à sa belle-mère Alix : elle est « brisée » par la nouvelle et s’inquiète désormais de l’avenir de ses trois enfants, Edith, Jacques et Gérard, le petit dernier né en 1912.
Une « erreur de commandement »
Pour expliquer la disparition de Pierre Chambert, sa famille et ses camarades ont rapidement mis en cause les conditions de l’attaque nocturne du 6 mars. Le 16 mars, dans un courrier adressé au général Chambert, le chef de bataillon Martin, commandant le 12e BCA, fait le récit de l’attaque (à laquelle il n’a pas participé) : « Dans la nuit du 6 au 7 mars, un ordre formel arrivait à Chambert de se porter à l’attaque des hauteurs entre Eichwald et Stosswihr sous prétexte qu’un renseignement de prisonniers avait fait savoir le départ des 5 régiments venus à l’attaque depuis le 19. Cette attaque devait être appuyée par une attaque concomitante du secteur voisin. L’attaque voisine fut aussi peu mordante que possible et le bataillon seul exécuta la sienne qui réussit pleinement, mais, comme il était facile de le prévoir, sans appui d’artillerie et sans renfort de troupes fraiches, les troupes exténuées qui l’avaient exécutée étaient vouées à être balayées à la première contre-attaque ».Dans une note manuscrite, datée de décembre 1915, le général Chambert, désormais certain de la mort de son fils Pierre, reprend le témoignage du lieutenant de Margerie du 12e BCA (qu’il a peut-être rencontré ou dont il a reçu un courrier disparu) selon lequel l’attaque du 6 mars était « inexécutable mais l’ordre était d’attaquer […] Il fallait marcher et on a marché. On aurait suivi le capitaine n’importe où » raconte de Margerie qui détaille : « Entre 1 heure et 2 heures du matin, l’obscurité était profonde, il pleuvait, on était dans la boue et dans la neige ; on avait pris les premières tranchées allemandes, une mitrailleuse boche placée plus en arrière se repliait, son feu suspendu. Le capitaine appelle les hommes de bonne volonté pour aller avec lui s’en emparer. Plusieurs le suivent, mais avant d’y arriver, ils sont fauchés par le feu de la mitrailleuse qui a repris position ; et le capitaine tombe avec bon nombre de chasseurs. Le chasseur Berthoud Maxime resté sur place, blessé et prisonnier, a écrit depuis avoir vu, le jour venu, son capitaine mort à côté de lui ». D’évidence l’assaut a été donné alors que les renseignements n’étaient pas complets et que les appuis feu ne pouvaient être engagés, pendant que l’assaut des bataillons voisins était mené sans le mordant nécessaire pour attirer l’ennemi.
Dans un courrier du 11 juillet 1915 à sa belle-mère, Madeleine Chambert explique que sa santé est devenue fragile depuis l’annonce de la mort de son époux mais qu’elle est « sans une rancune ni un murmure, même pas contre cette erreur de commandement qui a causé mon malheur et immédiatement le renvoi du général à Limoges »…
La sépulture du capitaine Chambert
Le 14 juin, avec son courrier annonçant la mort de Pierre Chambert, l’oncle Vourloud envoyait la lettre tapuscrite de l’abbé Litzelamnn du 9 juin dans laquelle il expliquait qu’il pouvait « dire enfin où se trouve le capitaine Chambert » en précisant qu’une « carte à vue avec la place de la tombe suivra sous peu ». En mars 1919, Litzelmann envoie au général la photo de la tombe de son fils. La croix qui surmonte cette sépulture est ornée d’une croix de fer, preuve que le corps de Chambert a été récupéré par les Allemands et qu’il a été enterré dans une tombe individuelle, aux côtés d’autres chasseurs alpins et de Bavarois. L’abbé Litzelmann envoie aussi des cartes postales de la ville de Münster indiquant l’endroit précis où se situe la tombe.Un avis de décès du capitaine Chambert est établi le 15 février 1916. Ce document officiel du bureau des archives administratives du service intérieur du ministère de la Guerre détaille : « Disparu dans la nuit du 6 au 7 mars à l’assaut de la 2e tranchée ennemie ». Il est déclaré « décédé du 6 au 7 mars [sic] 1915 à Katzensteinen (Alsace) où il a été inhumé ». La mention manuscrite « tué à l’ennemi » est ajoutée en rouge. Le tribunal de première instance de Paris rendra un jugement constituant l’acte de décès du capitaine Chambert le 28 mars 1918.Les archives du capitaine Chambert permettent de suivre l’itinéraire d’un officier d’un bataillon de chasseurs alpins, du matin de la mobilisation jusqu’aux tranchées du front des Vosges. Plus de cent ans après que le capitaine Chambert eut enfreint les règles de la correspondance militaire, ses lettres et les documents, les cartes, les plans transmis ainsi « en fraude » sont devenus une précieuse source d’informations sur le quotidien des alpins et leurs combats en Haute-Alsace au début de la Grande Guerre et sur les réactions de sa famille face à sa disparition et à l’annonce de sa mort.
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