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Pourquoi le Boulevard du Crime portait-il ce nom ?


« On courrait les quatre parties de monde sans jamais trouver son pareil !... » Le nom – ou plus justement le surnom – de cette voie parisienne est entré dans la mémoire collective, par son histoire étonnante et ses anecdotes, mais aussi par la reconstitution minutieuse parvenue jusqu’à nous, grâce au film de Marcel Carné, sur un scénario de Jacques Prévert en 1945 : Les Enfants du paradis. Si le récit est fictif, plusieurs personnages ne le sont nullement, pas plus que le lieu où ils évoluent : le fameux boulevard ! Celui-ci, avant d’être « du Crime », est né « du Temple », souvenir lointain des Templiers et du siège de leur ordre établi jadis sur ces vastes terrains.

Dominique Ghesquière



« Quelle est l’origine du « boulevard » ?

L’appellation de « boulevard » vient du mot néerlandais « bolwerk » signifiant ouvrage de planches… puis rempart, qui se substitue au fossé, renforcé de palissades, creusé derrière l’enclos du Temple pour protéger la capitale. Mais au fil des siècles, l’histoire évolue et Louis XIV abat ces remparts. Le vaste terrassement devient un ensemble irrégulier de mottes arrondies envahies par l’herbe, formant ainsi des « boules vertes », d’où l’autre origine possible de « boulevart » (alors écrit avec un « t »). Ainsi préfère-t-on ce nom à celui de « cours » pour désigner le lieu qui s’étend alors de la porte Saint-Antoine à la rue des Filles du Calvaire et qui, vers 1670, se voit planté de quatre rangées d’arbres. De « bolwerk » à boulevard il n’y a qu’un pas, et les Parisiens le franchissent vers 1750, en faisant de ce lieu ombragé leur promenade favorite. Commencent bientôt à s’y montrer, alternant avec le calendrier des foires Saint-Germain et Saint-Laurent où ils ont leurs emplacements et leur renommée, acrobates, montreurs d’animaux ou danseurs de cordes. La diversité de leurs talents anime ce nouveau lieu de flânerie sur lequel naissent buvettes et pâtisseries. Grâce à son pavage, en 1778, l’accès des carrosses multiplie les visiteurs parisiens et étrangers : pour Benjamin Franklin, c’est « le boulevard des nations » ! Toutes les couches sociales se côtoient et s’y montrent tandis qu’y grandit peu à peu « l’esprit » du boulevard, avec ses curiosités et l’attrait de l’amusement.


Quelle population s’y retrouve ?

Durant plus d’un siècle, le boulevard se révèle une pépinière foisonnante de talents, d’innovations et de succès de tous ordres, par le biais des spectacles de rues qu’on y propose et des théâtres qui s’y installent, précédés, dans la tradition foraine, de leurs tréteaux et leurs fameuses parades… « Entrez, entrez, Messieurs et Dames, v’la qu’ça va commercer… ! » Durant une vingtaine d’années de farces épaisses, de calembours grivois et de rires faciles, Bobèche (Jean Mandelard) et Galimafré (Auguste Guérin) deviennent les incontournables du boulevard, tout comme le Grimacier qui fait sa fortune en se déformant le visage à loisir pour amuser les passants. Mademoiselle Malaga, elle, sait capter leur regard par son costume pailleté rouge, son agilité à la danse sur corde… mais aussi son charme ! On se presse au théâtre des Pygmées qui tient son nom et sa vogue de la perfection des petits personnages articulés qui y sont présentés… On s’amuse aux ombres chinoises de Hurpin et on s’émerveille devant le raffinement mécanique des automates de Thévenélin ! Leur mode passe, d’autres curiosités surviennent et la vie du boulevard continue, grouillante, avec ses cris, ses rires, ses sonnettes des marchands de coco, ses estaminets et ses cafés célèbres, au hasard des époques : le café Alexandre, le café Chinois ou encore, tout au bout, le café de L’Épi-scié, aux fréquentations parfois très glauques… Ô promenade des flâneurs de toutes sortes !


Quelles étaient les animations proposées ?

Remontons donc à la fois le temps et le boulevard, par le côté pair, pour découvrir d’abord « le salon des figures de cire ». Philipp Mathias Kurtz, dit Curtius, réalise, à Berne, des écorchés de cire pour les écoles de médecine, quand, vers 1765, il arrive à Paris et reconvertit son talent dans le moulage des traits des grands personnages français, y compris la famille royale. Après le succès d’un premier salon établi au Palais-Royal, il ouvre, sur le boulevard du Temple, au n°46, un second lieu d’exposition, « La caverne des grands noleurs », ne présentant là que les célébrités du brigandage du moment. « À la porte, l’aboyeur en carrick à collets », pour trois sous, vous invite à les rencontrer. Curtius apprend la céroplastie à Marie Grosholz, la fille de sa gouvernante qui, à 16 ans, réussit son premier moulage. À la mort de Curtius, en 1794, elle hérite de tout son patrimoine de cires puis épouse un an plus tard, François Tussaud. Énergique femme d’affaires, le destin lui fait découvrir Londres où, après bien des pérégrinations, elle ouvre, en 1835, à 74 ans, dans Baker Street, son célèbre musée. Mais retournons à Paris. Au n°50 du boulevard, face à la rue Charlot, se trouve le Théâtre des Variétés amusantes. En 1778, Tessier et Abraham font bâtir un petit théâtre, dont le nom de « salle pour les élèves de la danse de l’Opéra » en désigne la destinée. La réussite architecturale de la salle ne garantit pas celle des directeurs, et le théâtre est vite cédé à Pierre Parisau qui, bon an, mal an, échoue à son tour, tout comme les quelques troupes qui s’y succèdent. Vacant plusieurs années, le théâtre est occupé, en 1784, par Lécluze et sa troupe des « Variétés amusantes » alors en quête d’un gîte. Leurs pantomimes et leurs comédies attirent rapidement le public et les recettes lorsqu’en 1786, soucis et changements de direction faisant, la compagnie s’installe dans un théâtre de bois provisoire, au Palais-Royal. La salle du boulevard, restée libre de longs mois, fait, en 1793, le bonheur d’Ange Lazari, Arlequin italien remarquable et mime talentueux. « Il florissait encore, en 1798, lorsque le 31 mai, éclate un incendie qu’il fut impossible d’arrêter. » Lazari, ruiné, se suicide devant l’enseigne noircie où se lit le nom de « Variétés amusantes » qu’il a toujours conservé.


Quant apparaît le célèbre Frédérick Lemaître ?

En 1821, renaît des ruines du précédent lieu un nouveau théâtre qui, en souvenir de l’artiste italien, prend le nom de Petit Lazari où les spectacles de marionnettes de l’ouverture font place peu à peu des pièces mêlées de chant. Un autre théâtre des « Variétés amusantes » voit le jour en 1815. Dans cette salle éphémère, débute – sous la peau d’un lion – Prosper Lemaître, un jeune Havrais d’à peine 16 ans que des rôles plus valorisants aux Funambules transforment vite en… Frédérick ! Au n°52 du boulevard, Aristide Plancher-Valcour, auteur et acteur, fonde, en 1785, son théâtre des Délassements-Comiques qu’un incendie détruit. Trois ans plus tard, la salle est reconstruite. Au succès jalousé des vaudevilles, succède le marasme, et le théâtre, passé aux mains d’Antoine Colon, cesse en 1799. Le marionnettiste Louis-Gabriel Sallé et Nicolas Vienne dit Beauvisage, le Grimacier précédemment évoqué, s’associent en 1774, d’où le nom de Théâtre des Associés donné à celui qu’ils font construire, et dans lequel, avec leurs épouses respectives, ils jouent la comédie et le drame. La salle change de directeurs et de genre, devenant en 1790 le Théâtre Patriotique, puis le Théâtre sans Prétention qui, en 1807, après travaux, se métamorphose en café d’Apollon où des saynètes chantées font, de l’endroit, l’un de premiers cafés-concerts parisiens. Neuf ans plus tard, madame Saqui, la célèbre danseuse de corde, en prend la direction avec son mari et propose acrobaties, danses, pantomimes, affichant même des mélodrames dès 1829. À la réussite initiale succèdent rivalités sévères, querelles et mauvaise gestion, et son « spectacle des acrobates » périclite. En 1832, le nouveau directeur Dorsay donne son nom à ce théâtre qui s’oriente alors vers le vaudeville et le drame. Fermé pour raisons de sécurité, il est finalement rebâti, en 1841, en reprenant le titre abandonné de Délassements-Comiques où, vers 1850, féeries et revues assurent la célébrité de la salle jusqu’à sa démolition, douze ans plus tard.


Dans quel théâtre se produisent les Deburau ?

Le théâtre des Funambules naît juste à côté, au n°54, le 25 décembre 1813. Dirigé par messieurs Bertrand et Fabien, les tours de force et d’agilité des premiers temps font place à des arlequinades dans lesquelles s’illustre, avec génie, dès 1820, le personnage-symbole du Pierrot romantique, interprété par Jean Gaspard Baptiste Deburau. La célèbre imperturbabilité de son visage blanchi, amène d’ailleurs jusqu’à nous l’expression « être tranquille comme Baptiste ». Son jeu, d’une simplicité raffinée, passionne le public, au préjudice du théâtre d’à côté, celui de madame Saqui. En 1821, palliant le désastre, elle s’associe avec ses voisins. Mais cette exploitation commune est vite minée par des discordes annonciatrices de la faillite de madame Saqui… Le silencieux talent de Deburau remplit les Funambules durant vingt-six ans, lorsque, le 16 juin 1846, la nouvelle de sa mort vient endeuiller tout le boulevard où l’on murmure son épitaphe : « Ci-gît qui a tout dit et qui n’a jamais parlé. » Son fils Charles lui succède aux côtés du mime Paul Legrand, dans une rivalité gérée mesquinement par le directeur Louis Billion, jusqu’à son départ en 1856. Après lui, proposant vaudevilles et pantomimes, Cléophas Dautrevaux puis Pierre Dechaume veillent sur ces Funambules, dont Les Mémoires de Pierrot accompagnent la fin, le 15 juillet 1862.


Comment est né le Théâtre de la Gaîté ?

Au n°58 se dresse le théâtre fondé par le pionnier du boulevard, Jean-Baptiste Nicolet. Fils d’artiste forain, il loue à Antoine Fouré, en 1759, sur les terrains du rempart, une « salle mi-baraque, mi-théâtre ». Il y joue les acrobates, et alterne, avec les foires, ses spectacles de marionnettes (ou bamboches) et de danseurs, voire de « grands danseurs ». L’habileté sans bornes de sa troupe vaut au directeur d’afficher la devise : « De plus en plus fort, comme chez Nicolet. »Sa trésorerie, qui va de même, lui permet de louer la parcelle voisine et, la réunissant à la sienne, de construire un théâtre plus agréable… hélas détruit par un incendie, en 1770. Quelques mois plus tard, dans une nouvelle salle rebâtie, Nicolet et son incroyable singe Turco retrouvent leur succès et leur célébrité qui retentissent jusqu’au plus haut du royaume : le 23 avril 1772, il se produit avec sa troupe à Choisy, devant Louis XV et madame du Barry. L’enthousiasme royal autorise alors Nicolet à appeler son entreprise « théâtre des Grands danseurs du roi ». Si le public redouble, la danse disparaît de la programmation à la faveur d’une production de petites pièces très drôles jouées et écrites par Gaspard Taconnet, « le Molière du Boulevard ». Sa plume, parfois grivoise ou imbibée de vin, ne manque ni d’habileté, ni de comique. Aussi grâce au succès de ce nouveau répertoire, la salle devient, en 1792, le Théâtre de la Gaîté. Passé aux mains du gendre de feu Nicolet, en 1808, il est démoli et remplacé par un nouvel édifice où l’on applaudit notamment les drames du prolifique Guilbert de Pixerécourt. Celui-ci accède à la direction de ce théâtre… anéanti par le feu, le 21 février 1835. Grâce à de généreuses souscriptions, la salle rouvre le 19 novembre, avec un prologue au titre éloquent : Vive la Gaieté !


Et pourquoi le Théâtre de l’Ambigu-Comique s’installe-t-il en ces lieux ?

Après ses débuts dans sa modeste salle, Nicolet est bientôt imité par Nicolas Médard Audinot. Marionnettiste de la foire lui aussi, ancien acteur de l’Opéra-comique insatisfait, il loue le terrain qui jouxte celui de Nicolet. À l’instar de celui-ci, il y fait bâtir un théâtre, lui donne le nom d’Ambigu-Comique et l’inaugure le 9 juillet 1769. Aussitôt, ses « comédiens de bois » attirent le monde d’autant qu’il leur adjoint une troupe d’enfants, parmi lesquels s’illustre sa propre fille. Il fait graver au fronton de son théâtre cette devise latine en calembour : « Sicut infantes audi nos » (Écoute-nous comme si nous étions des enfants), bien décidé à toiser son voisin… Comme lui, il parvient à être invité à Choisy, par madame du Barry et son royal amant, ce qui décuple la renommée de ses productions, parfois hardies, au regard de la juvénilité des interprètes. « Chez Audinot, l’enfance attire la vieillesse » écrit, dans un sonnet, l’abbé Delille. Mais l’habile directeur perçoit vite la lassitude du public pour ce type de spectacles. Il engage de jeunes adultes et oriente ses productions vers la pantomime romantique, comme Les Quatre fils Aymon, ou bien le mélodrame, comme Le Prince noir et blanc. Les recettes généreuses incitent Audinot à faire édifier une salle neuve, « l’une des plus belles et plus vastes du royaume », qui ouvre ses portes le 30 novembre 1786, et où l’on se précipite pour applaudir Louise Masson dans La Belle au Bois Dormant. Mais depuis des années, le public à l’origine de la prospérité de l’Ambigu-Comique comme de La Gaieté, a souvent déserté l’opéra et la Comédie-Française qui, criant au préjudice, usent de leur privilège exclusif des spectacles. Si la menace de fermeture est évitée, en 1772, pour Nicolet, douze ans plus tard Audinot ne peut y échapper. Il se voit dépossédé de sa salle durant toute une année, au cours de laquelle colères et démarches aboutissent à une compensation financière qu’il est tenu de verser aux deux théâtres « spoliés », tout comme Nicolet l’a fait, en son temps. En 1800, Audinot, malade, se retire. Il confie les rênes de son théâtre à l’acteur Jean-Baptiste Labenette, dit Corrse qui, sous le travesti du rôle-titre de Madame Angot au sérail de Constantinople remporte un véritable triomphe. Puis, en 1823, c’est L’Auberge des Adrets, drame sinistre que la fantaisie géniale de Frédérick Lemaître fait tourner au comique ! Mais un autre drame, réel celui-là, survient le 14 juillet 1827 : un incendie dévaste la salle. Elle est reconstruite, non plus sur le boulevard du Temple, mais à l’angle du boulevard Saint-Martin et de la rue de Bondy (actuelle rue René Boulanger). Le Festin de Balthazar ou Le Juif errant ne sont que deux titres d’une longue liste de pièces à spectacles ou de mélodrames qui, grâce au talent de Frédérick Lemaître, marquent la vie de cette salle. Son histoire, commencée sous Charles X, traverse le Second Empire, trois républiques pour parvenir à notre xxe siècle. En 1966, les démolisseurs anéantissent les souvenirs nichés sous cette haute silhouette éloquente imaginée en 1828, par Jacques-Ignace Hittorf, pour la remplacer par celle, banale et muette, d’un immeuble de bureaux.


Dans quelles circonstances est créé Robert Macaire ?

Au n°48, Pierre-Noel Allaux, décorateur, obtient, en 1821, le droit d’ouvrir un « Panorama-Dramatique », spectacle nouveau, fait de mélodrames et de féeries qui, montés luxueusement, « perfectionnent l’illusion de la scène ». Les illusions se limitent vite à celles du directeur qui, malade, cesse son entreprise deux ans plus tard, tout en conservant son privilège. En 1829, il fait ainsi bâtir, toujours sur le boulevard, mais au n°62, à l’emplacement de l’Ambigu incendié deux ans plus tôt, une nouvelle salle… Le 22 janvier 1831 se lève le rideau des Folies-Dramatiques. Malgré une programmation voisine de celles de La Gaîté ou de l’Ambigu, l’enthousiasme du public n’arrive que trois mois plus tard, avec le succès de La Cocarde tricolore, pièce signée de Théodore et Hippolyte Cogniard. Puis la salle vivote de mélos en vaudevilles lorsque, durant le printemps 1834, Frédérick Lemaître apporte son manuscrit de Robert Macaire (1). Dès la création, le 14 juin, l’enthousiasme est immédiat. Tout-Paris brave la chaleur pour aller applaudir cette suite de L’Auberge des Adrets qui remplit quotidiennement la salle et le tiroir-caisse, au point de permettre bientôt à son directeur, désormais Jean-Joseph Mourier, d’acheter l’immeuble entier ! Sa connaissance de la scène, des goûts de son public, du choix des pièces et de leurs auteurs qui marquent l’époque – les frères Cogniard, d’Ennery, Grangé, Bourgois… – lui permet d’héberger la chance dans son théâtre jusqu’à sa mort subite, en 1857.


Quand apparaissent les premiers cirques ?

Parmi les autres salles légendaires du boulevard se trouve le Cirque olympique. Il a pour origine un manège et des spectacles de voltige équestre que propose, dès 1780, l’écuyer anglais Philipp Astley auquel succède, en 1793, Antonio Franconi. Vite à l’étroit par l’élargissement de ses numéros, celui-ci fait construire, en 1807, dans l’ancien enclos des Capucines, près des Tuileries, un manège et un théâtre que des travaux urbains le contraignent à abandonner dix ans plus tard. Les deux fils Franconi, qui succèdent à leur père, reprennent et réaménagent alors leur ex-salle du boulevard du Temple lorsque, après une période de splendeurs, l’édifice est réduit en cendres le 16 mars 1826. Un troisième et vaste théâtre est reconstruit à grands frais, en 1827, mais un peu plus loin, au n°66. L’équitation fait alors place à des spectacles à grande mise en scène qui simulent nos brillantes victoires historiques… mais qui génèrent bientôt de sombres défaites financières. Le compositeur Adolphe Adam loue cette salle, la fait restaurer à grands frais, et y établit, le 15 novembre 1847, son « opéra national ». Cette heureuse création est anéantie quatre mois plus tard par la révolution de 1848 qui laisse Adam endetté, contraint à résilier son bail. Devenu, en 1853, le Théâtre du Cirque impérial, et sous différentes administrations, on y affiche, non sans succès, des féeries à grand spectacle comme La Poudre de Perlinpinpin ou Rothomago qui caractérisent le renom de cette vaste scène.


Alexandre Dumas est-il à l’origine du Théâtre Lyrique ?

En 1847, sur les débris de ce qui a été le superbe hôtel du Conseiller Foulon, est édifié, au n°72 du boulevard, en vertu d’une décision ministérielle, le Théâtre Historique. L’un des propriétaires, Alexandre Dumas, y écoule ses drames si somptueusement mis en scène que chacun se souvient et fredonne encore le célèbre : « Mourir pour la patrie… » du Chevalier de Maison-Rouge, même trois ans après sa création, lorsque l’affaire périclite. La salle change de direction et devient, le 12 avril 1852, le Théâtre Lyrique, missionné pour sensibiliser au goût de l’art du chant et de la musique toutes les classes de la société, en stimulant la création de nombreuses œuvres lyriques. Ainsi, le 19 mars 1859, la première version du Faust de Charles Gounod voit le jour sur la scène de cette somptueuse salle elliptique. Sa rare élégance architecturale imaginée par Pierre de Dreux est insoupçonnable de l’extérieur où, seule, une haute loggia ouvragée signale l’entrée du théâtre sur le boulevard.


Où sont perpétrés les fameux « crimes » ?

Au fil des modes, au gré de l’histoire, au rythme du temps, tout le monde déambule dans le boulevard, le regard fixé sur les frontons et leurs enseignes. Drames et mélodrames se succèdent dans la suite ininterrompue de titres inquiétants que le soir, l’éclairage au gaz – qui a succédé aux fumeux quinquets à huile – rend plus lugubres encore. Toute troupe recèle, le temps d’un spectacle, des victimes et des assassins. Vers 1830, la vogue du poison ou du couteau atteint un zénith ! « Tautin a été poignardé 16 302 fois… Marty a subi 11 000 empoisonnements… ». Piaffant devant la caisse, les spectateurs, une fois dans la salle, se tiennent à l’affût du meurtre et de l’infamie, impatients et heureux, si l’on en juge par leurs mines, croquées sur le vif, par celles d’Honoré Daumier ou de Paul Gavarni, dans la pénombre de cette dernière galerie, frôlant le plafond, et nommée « paradis » ! Mais à ces innocents crimes de théâtre, l’histoire en ajoute un, bien réel celui-là, le 28 juillet 1835. À la hauteur du n°50 du boulevard, au troisième étage, lorsque Louis-Philippe, entouré de deux de ses fils et de son escorte, passe en revue la Garde nationale, Giuseppe Fieschi, derrière une persienne, met en route sa « machine infernale », sorte de mitrailleuse qu’il a conçue et qui explose. Par miracle, le roi n’a qu’une éraflure au front et ses fils sont indemnes. En revanche, on dénombre dix-huit morts et quarante-deux blessés. Fieschi, touché par son dispositif, est aussitôt rattrapé dans sa fuite. Jugé et condamné, il est guillotiné sept mois plus tard, laissant à tous, le souvenir de l’horreur de son crime et l’image des pavés du boulevard inondés de sang…


Pourquoi plusieurs théâtres ont-ils dû déménager ?

Vingt-trois ans plus tard, le 14 janvier 1858, l’attentat auquel échappe de justesse Napoléon III lorsqu’il se rend avec l’impératrice à l’Opéra, rue Le Peletier, ne fait que stimuler son désir d’une modernisation de l’urbanisme parisien. Haussmann est à l’œuvre, et le percement décidé du boulevard du Prince Eugène (boulevard Voltaire aujourd’hui), ainsi que l’agrandissement de la place du Château d’eau, condamnent directement une partie du boulevard du Temple et tous les théâtres qui s’y dressent. Plusieurs sont relogés vers le centre de Paris, où ils sont toujours actuellement. Vaste déménagement ! La Gaîté, transférée square des Arts et Métiers, rouvre ses portes, le 4 septembre 1862, avec une façade à la physionomie quasi identique à celle du boulevard. Le Théâtre Lyrique fait désormais face au Théâtre du Cirque impérial devenu Théâtre du Châtelet, sur la vaste place du même nom, redessinée avec ces deux théâtres, par l’architecte Gabriel Davioud. Réinstallé tout proche de l’Ambigu dont la reconstruction hors du boulevard a évité (alors) sa démolition, le Théâtre des Folies-Dramatiques inaugure sa nouvelle salle, 40 rue de Bondy, le 1er janvier 1863. Aux drames rituels succèdent, dès 1867, de grandes créations lyriques d’Hervé, de Jacques Offenbach et de Charles Lecocq. Leurs triomphes y enracinent le genre jusqu’à l’aube du xxe siècle, quand la comédie reprend sa place. Devenu cinéma, en 1929, le bâtiment est démoli, juste quarante ans plus tard, et remplacé par un impersonnel immeuble d’affaires, bien loin de l’esprit de ce boulevard où les « Fol’Dram » ont vu le jour ! Le Théâtre des Délassements-Comiques émigre, le 30 mai 1862, avec ses amusantes pièces musicales, 26 rue de Provence. Rasé par le prolongement de la rue Le Peletier, il est reconstruit, 23 boulevard du Prince Eugène. Incendié durant la Commune, le 25 mai 1871, il se réinstalle, en 1873, avec ses revues et son répertoire, 60 rue du Faubourg Saint-Martin, jusqu’à l’ultime démolition, en 1878. Quant aux Funambules, au Petit Lazari ou aux joyeux cafés du Cirque ou de La Gaîté, le sirop d’orgeat, le vin et la bière n’y excitent plus les rires. Leur disparition est programmée sans aucun projet de réédification et « on peut se faire une idée de la désolation de ces malheureux expropriés !… »


Quelle influence ont eu les travaux d’Haussmann ?

Le 13 juillet 1862, l’application des plans d’Haussmann devient effective. Les marteaux des démolisseurs frappent les trois coups de cette sinistre destruction générale, jouée à ciel ouvert sur le boulevard du Crime, à travers ses salles dont les tentures rouges jonchent les gravats : « Les théâtres éventrés par les pioches brutales, laissaient couler leurs entrailles sanglantes sur le chemin… ». Quelques mois plus tard, il n’en reste plus rien… Plus une colonne, plus un fronton, plus un fragment de lustre, plus une enseigne : anéanti, ce boulevard exceptionnel entre dans la légende. L’immense chantier, dont le destin fixe la durée à dix-sept années, connaît la chute de l’Empire, les grondements de la Commune et, entre les deux, la proclamation de la République à qui, finalement, cette grande place est dédiée en 1879. La statue monumentale qui la symbolise, réalisée par Léopold Morice, n’est inaugurée que quatre ans plus tard.


Et du côté des numéros impairs ?

En évoquant ces théâtres aujourd’hui disparus, nous n’avons parcouru que la partie droite du boulevard. Il reste l’autre, le côté « impair », ce qui a sauvé son dernier témoin ! Si le Café Turc et son doux cadre mauresque n’existent évidemment plus, dans l’alignement de celui-ci, tel un vieux soldat fidèle montant la garde au n°41, subsiste toujours le Théâtre Déjazet, arrivé jusqu’à nous, fier de son passé et de ses décorations dont certaines sont signées Daumier. Jeu de Paume du comte d’Artois, en 1770, établissement de bains sous la Révolution, il devient salle de spectacles-concerts, sous le nom de Folies-Mayer, en 1851. Huit ans plus tard, la comédienne Virginie Déjazet l’achète et lui donne son nom… En 1939, il se fait cinéma pour quarante ans, puis devient music-hall. Remis complètement à neuf et inscrit aux Monuments historiques en 1990, il retrouve alors son joli cadre de velours rouge, comme à son apogée, sous le Second Empire, lorsque le compositeur Hervé y lance avec succès, dès 1854, ses petites saynètes bouffonnes qui prendront le nom d’opérettes et son théâtre celui de Folies-Concertantes puis de Folies-Nouvelles. On savoure ce genre musical tout neuf, tout comme les sucres d’orge à l’absinthe, spécialité de l’endroit… Cependant, à l’époque, ce n’est qu’une saveur supplémentaire, une curiosité de plus à ce boulevard qui n’a cessé, durant toute sa vie, d’en regorger, si l’on en croit La Gazette des Théâtres de 1832 : « Ah ! Le boulevard du Temple ! On courrait les quatre parties du monde, sans jamais rencontrer son pareil ! »

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