La première guerre des Balkans, 1912-1913
Les guerres balkaniques forment en quelque sorte un pont qui sépare une période de paix (toute) relative (depuis 1871) sur le continent de la « guerre totale » de 1914-1918. Ces deux conflits des Balkans, auxquels on peut ajouter la guerre italo-turque de 1911-1912, vont accélérer l’effondrement de la puissance ottomane en Europe et dans les Balkans ; leurs conséquences vont se répercuter sur tout le continent européen, remettant en cause l’équilibre des forces, rendant possible (voire inéluctable) un conflit généralisé. Ces guerres sont aujourd’hui oubliées, pourtant, il est impossible de comprendre 1914 sans y revenir. Ces conflits localisés auraient pu dégénérer en guerre générale dès 1913, mais les puissances européennes sauront alors trouver les moyens de l’empêcher ou du moins de la repousser... et il en sera autrement en 1914.
En octobre 1912, la guerre éclate dans les Balkans. Pour la Bulgarie, c’est le début d’un long tunnel chaotique fait de guerres, d’une victoire et de défaites qui la conduiront au bord de l’effondrement. La Turquie, attaquée depuis dix jours par le Monténégro, dont les troupes (36 000 soldats) ont envahi le nord de l’Albanie, déclare, le 17 octobre, la guerre à la Bulgarie, la Serbie (255 000 hommes) et le Monténégro, mais pas à la Grèce ; toutefois, alliance oblige, la Grèce (120 000 soldats) entre en guerre aux côtés de ses alliés.Parmi les armées de la Grèce, de la Serbie, de la Bulgarie et du Monténégro qui se lancent contre les armées de l’Empire ottoman en Europe, la plus nombreuse et la plus puissante est celle de la Bulgarie. Avec à sa tête, le tsar Ferdinand, l’armée bulgare bénéfice d’un budget important qui permet de former, d’instruire et d’équiper une armée moderne.Le service militaire est de deux ans pour l’infanterie et de trois années pour les autres armes. Sur le pied de guerre, la Bulgarie met en ligne 90 000 fantassins de l’armée active, 5 000 cavaliers et 500 canons. En faisant appel aux réservistes, le total s’accroît de 160 000 fantassins, 2 500 cavaliers et 150 canons. Enfin l’armée territoriale est forte de 125 000 fantassins. Ce qui fait un total de 375 000 fantassins, 7 500 cavaliers et 650 canons.
Pour mobiliser ses troupes dans la péninsule balkanique, les Ottomans mettent fin au conflit qui les oppose aux Italiens en Tripolitaine le 18 octobre. Dès lors, l’engrenage peut se mettre en route. D’autant que les Turcs estiment que les armées des États des Balkans n’ont pas les moyens de lancer des assauts coordonnés, ce qui doit leur permettre de les vaincre une à une avec deux masses, l’armée de l’Ouest (Garb Ordusu) et l’armée de l’Est (Sark Ordusu), imposantes mais sans lien. Les troupes ottomanes de Roumélie sont fortes de 300 000 hommes aguerris, au sein de la 1re armée orientale (Thrace) du général Abdullah Pacha, de la 2e armée macédonienne (occidentale) du général Ali Riza Pacha.
Deux théâtres d'opérations
On distingue dans cette guerre deux théâtres d’opérations : l’occidental, avec la Macédoine et l’Albanie, et le théâtre oriental avec la Thrace. Le poids principal de la guerre est supporté par l’armée bulgare, dont la tâche est d’attaquer le gros des forces turques concentrées en Thrace orientale pour protéger les détroits des Dardanelles et du Bosphore et Constantinople ; d’autres éléments sont envoyés rejoindre les Serbes en Macédoine et descendre la vallée du Strouma dans l’espoir d’atteindre Salonique avant les Grecs.À l’image de l’armée bulgare, les armées du Monténégro, de la Serbie et de la Grèce suivent toutes les modèles des troupes des puissances européennes pour la formation des soldats et des cadres, l’organisation, l’intendance et le train. De nombreux officiers ont reçu une formation dans les écoles militaires des grandes puissances et la masse paysanne forme la troupe. Toutefois, ces armées ne disposent pas d’un complexe industriel national et doivent acheter à l’étranger leurs armes, munitions et équipements, ce qui les conduit à avoir dans leur arsenal une grande variété de matériels provenant de divers pays européens, voire des États-Unis.Le 16 octobre, les forces serbes, en coopération avec les Monténégrins, envahissent le Kosovo. Deux jours plus tard, au centre et sur le théâtre oriental, trois armées bulgares traversent la frontière ottomane et entrent en Thrace.
Les 1re et 3e armées bulgares, fortes de 90 000 hommes, avancent contre la principale armée ottomane en Thrace orientale, tandis que la 2e armée bulgare encercle la ville fortifiée d’Andrinople (Edirne), défendant Constantinople et tenue par une garnison ottomane de 52 500 soldats. Le même jour, les Grecs franchissent aussi la frontière turque en Macédoine avec l’objectif de prendre Salonique et Kastoria.À l’ouest du front, l’armée serbe, sous les ordres du général Putnik, entend envelopper et détruire l’armée ottomane lors d’une bataille décisive avant que les Turcs ne puissent achever la mobilisation et la concentration de leurs forces. L’état-major serbe comprend que l’armée ottomane du Vardar du général Zeki Pacha, forte de plus de 330 000 hommes, 2 318 pièces d’artillerie, 48 000 chevaux et mulets, va se déployer dans la vallée de Vardar et sur le massif d’Ovche Pole. Les Serbo-Monténégrins assiègent la forteresse ottomane de Scutari, dans le nord de l’Albanie.
Les Ottomans vers la défaite
Octobre 1912, Ferdinand : « Je porte à la connaissance de la nation bulgare que la guerre est déclarée. J’ordonne à la brave armée bulgare de marcher sur le territoire turc ; à nos côtés et avec nous combattront, dans le même but contre un ennemi commun, les armées des États balkaniques alliés à la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et le Monténégro. Et dans cette lutte de la Croix contre le Croissant, de la liberté contre la tyrannie, nous aurons la sympathie de tous ceux qui aiment la justice et le progrès... En avant, que Dieu soit avec vous. »Dès le 18 octobre, la 7e division d’infanterie bulgare Rila (2e armée) débute son avance vers Gorna Djoumaya (actuelle Blagoevgrad), en Macédoine du Pirin, pendant que les troupes serbes avancent vers Uskub (actuel Skopje), capitale régionale. Les Ottomans décident de contre-attaquer rapidement et lancent leur assaut le 23 octobre dans la région de Koumanovo. Mal préparés, ils sont bloqués par les Serbes et les Bulgares. En outre, surpris par la manœuvre serbe sur leur flanc gauche, ils ne peuvent pas arrêter le flot des armées serbo-bulgares. Au sud, l’armée grecque fait face à l’armée de Macédoine du général Ali Riza Pacha et assiège Janina, capitale ottomane de l’Épire et imposante forteresse.
Zeki Pacha abandonne Uskub pour rejoindre Prilep. Les Serbes, par manque de moyens, sont incapables de poursuivre les Turcs en déroute et ne détruisent pas l’armée du Vardar. La 1re armée serbe ne pénètre dans la capitale de la Macédoine que le 26 octobre, avant de se préparer à une nouvelle offensive contre Prilep et Bitola. Le 24 octobre, les forces monténégrines et serbes se joignent à Prijepolje, au nord-est du Monténégro ; les troupes ottomanes survivantes traversent la frontière austro-hongroise pour être internées en Bosnie.Tandis qu’une armée bulgare assiège la forteresse ottomane d’Andrinople, qu’une brigade opère dans les Rhodopes et deux autres en Macédoine, la bataille de Kirk Kilissé (Lozengrad), en Thrace orientale, met aux prises 100 000 Ottomans et 125 000 Bulgares, du 28 octobre au 2 novembre. C’est la plus grande bataille en Europe depuis la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Malgré une infériorité numérique, les Bulgares de la 3e armée (4e division Preslav, 5e division danubienne et 6e division d’infanterie Bdin), sous les ordres du manœuvrier général Ivanov, font reculer les Ottomans sur la ligne de Çatalca, dernière ligne de la défense turque avant Constantinople, à 30 km de la capitale, que les Ottomans ont eu le temps d’organiser, notamment avec les soldats du 3e corps battu à Kirk Kilissé.
Le tsar Ferdinand rêve de conquérir Constantinople, d’être couronné au cœur de la capitale de l’ancien empire romain d’Orient et de rejeter l’Islam hors d’Europe ; il aurait commandé un somptueux uniforme pour parader dans la capitale. Les Britanniques et les Russes sont furieux : ils refusent de voir les Bulgares remettre en cause la présence ottomane à Constantinople. Malgré les montagnes de la Thrace orientale (Istrandja Dagh), l’état-major bulgare conçoit un plan de campagne pour atteindre l’ancienne Byzance.Pendant qu’à l’ouest, Le 23 octobre, les Ottomans doivent aussi se replier face aux Grecs, au nord de Kastoria, l’arrivée de la 1re armée bulgare relance les attaques contre Çatalca mais elle se heurte à la farouche résistance turque. Une dernière attaque des Bulgares, épuisés et en proie à une épidémie de choléra, le 17 novembre, contre les positions ottomanes échoue. Les deux camps, 1re et 3e armées bulgares et armée ottomane de Thrace, s’installent dès lors dans une guerre des tranchées de part et d’autre de la ligne de Çatalca.
Vers un armistice
Le 2 novembre, à Giannitsa, à 55 km à l’ouest de Salonique, 60 000 Grecs infligent une cuisante défaite à 25 000 Turcs et s’ouvrent la voie vers le nord pour faire la jonction avec les Bulgares. Le 9 novembre, la 7e division grecque entre à Salonique, faisant 27 000 prisonniers. Quelques heures plus tard leurs alliés bulgares arrivent dans la grande cité égéenne, provoquant les premières tensions entre Grecs et Bulgares ; chacun voulant conserver à son profit cet important port. La 4e armée bulgare borde le littoral de la mer Égée, de Kavala à la presqu’île de Gallipoli. Le 19 novembre, la 1re armée serbe capture Bitola et détruit les restes de l’armée ottomane du Vardar. Cette victoire serbe, loin au sud, met fin à tout espoir d’une résistance turque en Macédoine. Les Serbes sont à la fois capables de tenir le front macédonien et d’envoyer trois divisions (30 000 soldats) pour renforcer les Monténégrins assiégeant Scutari.À la surprise des puissances européennes, les armées de la Ligue balkanique vainquent, relativement facilement, l’armée ottomane, ce qui les incite à intervenir pour imposer un armistice. Ayant perdu leur principale force, l’armée du Vardar, acculés sur la ligne de Çatalca, Andrinople assiégée, Constantinople menacée, les Turcs acceptent de négocier. En revanche, il faut que les Russes menacent d’intervenir pour protéger Constantinople pour que les Bulgares acceptent de négocier un armistice. À partir du 17 décembre 1912, se déroulent à Londres deux conférences de paix distinctes : l’une pour les puissances européennes ; la seconde pour les États des Balkans. Les délégués ottomans acceptent la perte d’Andrinople, mais le 23 janvier 1913, à Constantinople, les Jeunes-Turcs réussissent un coup d’État et rejettent les conditions de paix. Les hostilités reprennent. Le 20 février, les Ottomans contre-attaquent à Gallipoli tout en fixant les Bulgares devant Çatalca.
Le 6 mars, 41 000 Grecs capturent la forteresse de Janina. Cette victoire leur permet d’envahir l’Albanie et de transférer la majeure partie de leur armée en Macédoine pour soutenir les Bulgares qui, le 11 mars, commencent l’assaut sur Andrinople avec l’aide de contingents serbes. En réalité, les Bulgares voient d’un mauvais œil les avancées grecques en Épire et en Macédoine occidentale et celles des Serbes au Kosovo et en Macédoine orientale, pendant qu’eux combattent durement en Thrace. Le 26 mars, après cinq mois de siège, la 2e armée bulgare prend Andrinople au prix de 18 000 pertes et fait 60 000 prisonniers. Du 15 au 21 mars, sur le front ouest, les Grecs prennent plusieurs villes du sud de l’Albanie, achevant leur conquête de l’Épire.À la suite des guerres successives qu’il a dû mener en Libye, en Albanie et au Yémen, d’une ligne de front trop étendue en Roumélie, d’une administration indigente, d’un budget exsangue, d’une population souvent hostile, l’Empire ottoman a été rapidement défait et perd 50 000 tués et 100 000 blessés, 115 000 prisonniers ; la Grèce compte 2 360 morts et 23 502 blessés ; la Bulgarie a 14 000 morts et 50 000 blessés ; la Serbie comptabilise 5 000 morts et 18 000 blessés ; les pertes du Monténégro sont particulièrement élevées par rapport à sa population, puisque sur une armée de 40 000 hommes, elle compte 2 836 morts et 6 602 blessés, soit 22 % de l’armée (4 % de la population totale).
Les oppositions des vainqueurs
Une fois la victoire acquise, les oppositions ne pouvaient manquer de surgir pour le partage du butin. Le sort de l’Albanie pose un premier problème : les Serbes et les Monténégrins souhaitent mettre la main dessus, mais se heurtent à l’opposition de l’Autriche-Hongrie et de l’Italie. Ces dernières décident d’attribuer Scutari à une Albanie indépendante et de faire le blocus des côtes monténégrine et albanaise pour obliger le roi Nicolas 1er à mettre fin au siège de la ville ; chose faite le 14 mai. L’indépendance de l’Albanie est déclarée par une assemblée nationale tenue à Vlorë le 28 novembre 1912 et confirmée par le traité de Londres, le 30 mai 1913.Cet accord international entend « mettre fin à l’état de guerre et rétablir des relations de paix et d’amitié » entre les belligérants, mais, une nouvelle fois, il ne règle rien. Si le traité prévoit que les anciennes possessions ottomanes, à l’ouest d’une ligne d’Enos à Midia, seront divisées entre les Balkaniques, son « tracé exact sera déterminé par une commission internationale » sans préciser ni la composition de cette commission ni fixer la date de sa réunion... Erreur funeste des puissances qui refusent finalement de jouer leur rôle.Ses armées ayant participé largement à la défaite ottomane, Ferdinand exige d’obtenir la majeure partie du butin et insiste sur cette notion de « proportionnalité », quand la Grèce et la Serbie invoquent la notion d’« équilibre », soulignant que la paix future des Balkans ne pourra être assurée que si les vainqueurs sortent de la guerre à peu près égaux en force.
La Macédoine demeure un point de friction entre Bulgares, Grecs et Serbes. Les premiers craignent d’être évincés de Macédoine, dont les Serbes occupent la partie septentrionale et les Grecs le sud ; Grecs et Serbes s’étant effectivement mis d’accord pour les exclure de la région. De plus, l’Albanie devient un nouveau point de fixation dans les Balkans. Les Serbes sont contraints de quitter le nord du pays dont « les frontières et de toutes les autres questions la concernant » doivent être réglées par les Puissances ; la question du Kosovo, peuplée d’Albanais et de Serbes reste en suspens.Compte tenu des gains territoriaux des Bulgares au sud au détriment des Turcs, la Roumanie réclame une compensation territoriale à la Bulgarie. Le roi Carol entend (sans succès) récupérer le port de Silistra sur le Danube, et, au nord-ouest, la Dobroudja du Sud au détriment de Ferdinand.Pour sa part, mécontent d’avoir dû intervenir pour empêcher Ferdinand de prendre Constantinople, Nicolas II ne fait aucun effort pour débrouiller le différend bulgaro-serbe sur la partition de la Macédoine. Désormais, chacun compte ses soutiens : la Serbie et le Monténégro par la Russie, la Grèce par l’Angleterre et la France ; l’Autriche-Hongrie soutient les revendications albanaises pour contrer la Serbie, ainsi que l’Italie, qui préfère voir s’établir sur la côte Adriatique un État albanais indépendant et neutre plutôt que la Serbie ou la Grèce. Quant à la Bulgarie, elle est plus que jamais isolée, opposée à la Serbie et à la Grèce au sujet de la Macédoine, de la Chalcidique et de Salonique, et à la Roumanie pour la Dobroudja.
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