Connue pour être le lieu des exécutions capitales sous la révolution, la place de Grève a connu une histoire mouvementée au cours des siècles.
Françoise Theillou
« Pourquoi la place de Grève est-elle dénommée ainsi ?
La place de Grève est, comme son nom l’indique, un terrain alluvionnaire de sable et de graviers descendant en pente douce vers les roseaux de la rive. À la fin du xiie siècle, Louis VII le Jeune en vend une partie aux « bourgeois de la marchandise », soit la hanse parisienne. Son trafic fluvial, depuis les origines, a fait la fortune de Paris. Le visiteur des Thermes de Lutèce peut s’en persuader aujourd’hui encore devant le fameux « pilier des nautes » du frigidarium, au chapiteau en forme de nef, allusion vraisemblable à la forte implication de la profession dans la construction de l’édifice. La puissante corporation des « marchands de l’eau », comme on les appelle encore, dispose alors du monopole du transport des marchandises sur la Seine et ses affluents, de même que leur distribution dans la ville. Le port Saint-Landry, en face, sur l’île de la Cité, se trouvant désormais à l’étroit, il devient nécessaire d’en aménager un nouveau. Tel est le but de la transaction opérée par le roi.
Quelle est la conséquence de cette décision royale ?
Le port de Grève le remplace rapidement : le bois, le blé, le vin, le foin, la marée pêchée au large des côtes picardes et normandes y sont déchargés, facilitant l’installation d’un marché. « Faire grève », c’est « chercher du travail ». À l’arrière s’étend « la place de Grève » (un quart plus petite que notre place de l’Hôtel de Ville actuelle), dévolue aux exécutions et aux supplices publics. Un gibet et une grande croix (où l’on prend l’habitude de marquer le niveau des crues) s’y côtoient sans heurter, au contraire. Tout pécheur, tel le larron de l’Évangile, pourvu qu’il se repente, a droit au pardon. Gibets et piloris hérissent Paris au Moyen Âge. Nos rues de l’« Échelle » ou de « l’Arbre sec », à peu de distance l’une de l’autre, sans parler de celle de Montfaucon de sinistre mémoire, avec ses seize piliers de pierre disposés en rectangle, hauts d’une dizaine de mètres et reliés chacun par deux poutres formant potence, suggèrent un milieu urbain fruste et violent où la justice est impitoyable et le châtiment exemplaire. Durant tout l’Ancien Régime, on exécutera en Place de Grève et la Révolution y dressera sa première guillotine. La foule, accoutumée à des spectacles plus longs et plus sophistiqués (on y rouait) sera déçue du procédé à la mode et l’on chantera dès le lendemain dans les rues : « Rendez-moi ma potence de bois, rendez-moi ma potence ! » C’est sur cet espace nu, où l’on torture à mort, que se dressera le futur Hôtel de Ville. « Si tous les cris, écrit au xixe siècle Charles Nodier, que le désespoir y a poussés sous la barre et sous la hache, dans les étreintes de la corde et dans la flamme des bûchers, pouvaient se confondre en un seul, il serait entendu de la France entière. » Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris parle d’une « place fatale ».
Pourquoi y installe-t-on l’Hôtel de Ville ?
Paris, contrairement à d’autres villes du Royaume de France, à d’autres pays même (comme l’Angleterre par exemple), se dote tard d’un pouvoir communal. Les souverains, encore mal assurés, y craignent sans aucun doute l’ambition des bourgeois, groupe social remuant et conscient de sa force croissante. Cependant, l’administration royale devient vite insuffisante et saint Louis nomme un gestionnaire municipal, un prévôt « fonctionnaire », sans interdire aux bourgeois et particulièrement aux fameux marchands de l’eau, les plus puissants d’entre eux, d’élire le leur à la tête de leur hanse, assisté de quatre échevins. La compétence du prévôt des marchands, en théorie, est strictement limitée aux affaires commerciales mais vu son importance, son rôle dans la gestion urbaine et sa popularité, la charge acquiert rapidement un rôle politique. « Le Parloir-aux-Bourgeois », sis près du Grand Châtelet, déménage en 1357, au mitan du xive siècle, pour s’établir place de Grève, dans la maison dite « aux Piliers », sur un terrain dont le roi a accordé la propriété indivise aux Bourgeois de Paris. Celle-ci prend bientôt le nom de « Maison de Ville ». Deux cents notables s’y retrouvent régulièrement et vont bientôt y faire entendre de plus en plus fort leurs doléances contre l’autorité royale.
Quel événement précipite cette installation ?
La guerre de Cent ans a repris et le roi a déjà convoqué à plusieurs reprises les États Généraux pour trouver les solutions de l’argent de la guerre. Le prévôt des marchands s’appelle alors Étienne Marcel. Ce personnage, bien représentatif du capitalisme européen naissant, est issu d’une vaste famille de drapiers de Flandre et de Brabant, provinces dotées d’un pouvoir communal avec lesquelles il est en lien permanent. Les Marcel sont fournisseurs du roi, ils deviennent au besoin ses banquiers ; ils lui prêtent de l’argent pour ses opérations financières ou immobilières, lorsqu’il veut agrandir son palais, par exemple. La vraie passion d’Étienne, c’est en réalité la politique. Il rêverait de devenir le bourgmestre d’un Paris qui ressemblât aux grandes communes flamandes libres. Telle est son ambition quand il acquiert « La Maison aux Piliers ». Il espère tirer profit du conflit franco-anglais pour « se placer ». Justement, le roi Jean Le Bon, vaincu à Poitiers par le prince Noir, reste prisonnier des Anglais et le Dauphin, le futur Charles V, a dû convoquer à nouveau les États Généraux pour réunir l’argent de la rançon, ce qui entraîne une hausse des impôts, une fois encore, et différentes mesures fiscales fort impopulaires. Étienne Marcel prend la tête de la fronde bourgeoise. Il entrevoit aussi secrètement la possibilité d’une monarchie parlementaire si les États Généraux parviennent à obtenir un Conseil de Régence. Échec. Deux des conseillers du roi sont égorgés sous ses yeux par la foule acquise aux « États » et à leur meneur, mais le roi, sa robe éclaboussée de sang, est parvenu à s’enfuir. Ce seront finalement les Anglais eux-mêmes, auxquels Marcel a livré la ville, qui assassineront le prévôt des marchands à la Porte Saint-Antoine. N’importe, ces convulsions auront fait émerger à Paris le pouvoir communal, et la primauté des « marchands de l’eau », ancrée dans le passé originel, resurgira pour symboliser l’institution municipale. À preuve, le blason de Paris. Apparu en 1358, un peu avant la révolte au palais, Charles V lui a donné son « chef », la partie supérieure semée de fleurs de lys, qui vient coiffer les armes anciennes de la corporation des « nautes ». D’où le blasonnement suivant : « De gueules soit « rouge vif ») à la nef équipée et habillée d’argent voguant sur des ondes du même mouvant de la pointe, au chef d’azur semé de fleurs de lys d’or ». L’écu est aussi surmonté d’une « couronne murale » d’or à cinq tours, caractéristique des blasons communaux. Les villes étant fortifiées, le roi vaut « rempart », solide comme la muraille qui enserre la cité.
Quand l’Hôtel de Ville est-il construit sur cette place ?
La Maison aux piliers ne sera remplacée par l’Hôtel de Ville que près d’un siècle plus tard, à l’initiative de François Ier, la paix civile provisoirement revenue. Le roi impose aux bourgeois son architecte, Dominique de Cortone dit « le Boccador », un artiste toscan arrivé en Val-de-Loire à la fin du xve, avec la vague de ses compatriotes. C’est Pierre Chambiges Ier en revanche, fils de maçon et premier d’une lignée de grands architectes français (on lui doit ainsi la cathédrale de Senlis ou le château de Saint-Germain-en Laye) qui, maître d’œuvre, exécutera le plan du Boccador. On assure que le roi suivit de près l’évolution du chantier, du moins la partie exécutée de son vivant, puisque les travaux, interrompus par les Guerres de Religion, ne seront achevés que sous Henri IV, au tout début du xviie siècle. L’importance de l’édifice manifeste le respect désormais porté au pouvoir communal, comme si la Maison commune devait être à la ville ce que le château est au seigneur. Il ne fait aucun doute que ce bâtiment, par ses grandes baies, rectangulaires ou cintrées, par ses frontons sculptés, par ses colonnes et ses niches habitées scandant la façade, appartient au style de la Renaissance. Un peu comme « un château de la Loire » qui aurait migré au bord de la Seine. Son pavillon central pourtant, si on l’isole, fait aussitôt penser aux beffrois gothico-Renaissance des Flandres. Sa géométrie sévère, sa haute toiture pentue, son horloge ouvragée à la base de la tour de guet, un campanile réinterprété, l’inscrivent résolument dans l’esthétique civile communale du nord.
Quel souvenir demeure de cette période ?
La monarchie absolue bénéficie de l’affaiblissement du pouvoir communal par les luttes claniques et inscrit dans la pierre de l’édifice son autorité. Henri IV, afin que nul n’ignore la souveraineté du Roi sur la Ville, fait sculpter en haut relief son effigie équestre sur la façade. Plus tard, Louis XIV imposera à la ville rebelle une statue le représentant écrasant La Fronde (aujourd’hui à Chantilly). Sous son règne, la Ville est bâillonnée, le pouvoir municipal fossilisé, l’élection du prévôt de Paris et des échevins une parodie, tout se décide à Versailles, d’où le souverain ne se déplace même plus pour allumer le traditionnel feu de la Saint-Jean. Rien d’étonnant à ce compte que le lieu du pouvoir communal devienne désormais le point de ralliement de la révolte. De Louis XVI à la Commune, toutes les insurrections populaires partiront de l’Hôtel de Ville, au point que Napoléon Ier, conscient de la menace de Paris, substituera à l’ancien système une nouvelle organisation où le Conseil municipal, assisté de douze maires d’arrondissement nommés et non plus élus, doté d’une autorité purement formelle, ne fera qu’entériner les décisions du Préfet de la Seine et du Préfet de Police auxquels l’Empereur a transféré leurs prérogatives. Ce qui n’empêchera pas l’édile exemplaire qu’il était de débaptiser en 1803 la place de Grève au profit de l’Hôtel de Ville. Il lui coûtait peu, il est vrai, de reconnaître officiellement un pouvoir qu’il avait, mine de rien, démantelé.
Pourquoi cette place reste-t-elle un symbole ?
Les mouvements insurrectionnels qui, en 1792 et en 1871, s’installèrent de force à l’Hôtel de Ville et prirent le nom de Commune de Paris, eurent à chaque fois recours à l’ancien terme médiéval pour désigner l’émancipation d’une collectivité urbaine « populaire », ou prétendue telle, pour s’affranchir d’une autorité trop invasive ou carrément injuste. L’échec pathétique de la seconde aboutit à l’incendie suicidaire de son emblème même. Les Communards acculés par les Versaillais préfèrent, avant de l’abandonner, mettre le feu à l’édifice plutôt que de le livrer aux ennemis du peuple, « comme un amant jaloux qui, en mourant, poignarde sa maîtresse », écrit Elisée Reclus. Les archives de la Ville et l’état civil des Parisiens partent en fumée, toute une mémoire en cendres. Pour effacer l’horreur on le reconstruit aussitôt, à l’identique, détail important (quoique l’édifice ait doublé de profondeur), et la République proclamée en fait l’espace de célébrations et de fêtes qu’il est resté. L’un des exemples modernes les plus glorieux de cette incarnation du peuple légitime dans l’Hôtel de Ville reste le choix que fait le général de Gaulle d’y prononcer le 25 août 1944 son hommage au Paris insurgé : « Paris, Paris outragé, Paris martyrisé, mais Paris libéré ! Libéré par lui-même, libéré par son peuple, avec le concours des armes de la France. » Alors que le pouvoir officiel est déchu et l’Assemblée nationale vide, dans cette béance politique, c’est à l’Hôtel de Ville, là où perdure la représentation du peuple, sur le parvis noir de monde de « sa maison » qu’il le célèbre… et le rassemble. Mais, au fait, qui dira la secrète alchimie du Baiser de l’Hôtel de Ville de Robert Doisneau, cette icône du bonheur ? »
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