La cérémonie du 11 novembre 2018 a, sans doute, été la plus éloquente du centenaire de l’Armistice. Après le discours du président de la République, Emmanuel Macron, le virtuose compositeur français Maurice Ravel (1875-1937) a été mis à l’honneur, son célèbre Boléro composé en 1928 ayant conclu cette commémoration, un hommage rendu au musicien engagé dans le conflit en 1916.
Avant que la grande guerre n'éclate, l’Illustre musicien classique et impressionniste mondialement reconnu a déjà de belles années de carrière devant lui. En avril 1914 dans son chic appartement parisien situé non loin de la place de l’Étoile, Ravel débute la composition du Tombeau de Couperin, l’œuvre de la nostalgie.En août 1914, il consacre aussi ses journées de travail à la création de'une composition marquée par son temps Trio en la mineur, une pièce pour piano, violon et violoncelle terminé le 28 janvier 1915.
L'obstination de Ravel
Ne pas faire son devoir de citoyen est une pensée insupportable pour Maurice Ravel, âgé de 39 ans en août 1914 lorsque la guerre éclate. Le compositeur, aimant la France par dessus tout, ne pouvait être mobilisé ayant été reformé pour des raisons de santé (trop petit et chétif). Bien que patriote, le virtuose refuse d’adhérer à la Ligue nationale de la défense de la musique française. Le 7 juin 1916, il écrit : « Je ne crois pas que la pour la sauvegarde de notre patrimoine artistique national, il faille interdire d’exécuter publiquement en France des œuvres allemandes et autrichiennes contemporaines non tombées dans le domaine public. »
Ravel rumine, s’obstine et supplie pour être incorporé dans l’armée. En dépit de sa répulsion pour les honneurs et les décorations, il n’accepte pas l’inaction et souhaite combattre pour la France, restant persuadé que le devoir d’un artiste est de participer à tout effort consenti pour la Nation. Attiré par l’aviation, il tente de s’engager dans les rangs de celle-ci. Il part pour Bayonne non loin de sa ville natal de Ciboure. Mais malheureusement pour lui, il est réformé en raison de sa petite taille (1,55 m) et de son poids trop léger (-2 kg).Il écrit son désarroi a un ami : « Comme vous le prévoyez, mon aventure s’est terminée la façon la plus ridicule : on ne veut pas de moi parce qu’il me manque 2 kilos… et je ne compte pas les deux jours de fièvre qui ont suivi mon retour et dont j’ai failli crever. Me voici dans l’inaction , je ne me sens plus le courage de me remettre au travail […]. Il me manque 2 kilos pour avoir le droit de me mêler à cette lutte splendide. Mon frère a eu plus de chance, il est automobiliste au 19e escadron du Train. Il a un bel uniforme et une Panard toute neuve […]. »
Son entêtement récompensé !
Ravel persévère pendant des mois, pour finalement être reconnu apte au service auxiliaire le 10 mars 1015. Le 14 mars 1916, il est finalement accepté comme conducteur de camions à Bar-le-Duc puis à Verdun et rejoint la section T.M. 171 où il dépanne avec sa célèbre Adélaïde les véhicules militaires, transporte les soldats et les correspondances militaires.L’exposition aux horreurs de cette sanglante guerre aurait pu, psychologiquement, affecter la santé du compositeur, comme le témoignent ces propos : « Ravel gara sa camionnette sous un tilleul dont les pointes commençaient à verdir. C’est après avoir coupé son moteur que le bruit venu de l’horizon le saisit. On lui avait parlé de ce que les camarades appelaient avec une désinvolture appuyée la musique du front. Il fut surpris pourtant, car plus qu’il ne l’entendit, il reçut en plein la moelleuse et profonde pulsation de la canonnade. Elle semblait ne pas s’adresser aux oreilles, mais frapper et s’amortir au ventre, mais frapper et sortir au ventre d’où elle rayonnait dans tout le corps. Cela le laissa un instant stupéfait. Sa pensée captait et interprétait le message effrayant d’une force destructrice considérable, mais ses sens gouttaient la nouveauté, ce son total qui empoignait, remuait toutes ses fibres et sollicitait en lui une aptitude à gouter et connaitre où l’esprit n’avait aucune part. […] Il resta un bon moment ainsi, à côté de sa camionnette, les brodequins dans la boue, à écouter ce son qui semblait une modalité du ciel de Verdun. Ils cherchait les variations, les modulations que la variété des calibres de l’artillerie et la géographie des batteries en action auraient pu y glisser. Mais tout était mêlé en un seul bloc hurlant que nuançaient la distance, les hasards du vent et le jeu des masses d’air au-dessus de Verdun. » (1)
Ravel s’étonne de sa capacité à supporter avec calme et sérénité l’horreur de la guerre, la vue des cadavres mutilés et l’odeur pestilentielle des corps en décomposition ainsi que ses longues marches dans une boue nauséabonde : « Un jour, […] il mangeait avec sa boule de pain un saucisson coupé au couteau […] lorsqu’il vit s’avancer sur le chemin et passer rapidement devant lui une file de soldats portant à bras, une sangle tendue sur leurs épaules quatre brancards. Sur chacun gisait le cadavre d’un marocain. l’un n’avait plus de tête. C’étaient des morts frais de l’attaque du jour qu’on allait enfuir quelque part. Il regarda le groupe s’en aller […]. Il n’avait pas détourné les yeux. Il avait fixé ce tronc décapité, il avait vu le sang à peine séché, des souillures innommables sur ces formes humaines. Il avait bien observé, posément non pas fasciné mais scrupuleusement attentif. Il s’étonna ensuite que ce spectacle de cauchemar l’ait si peu touché, et, pour tout dire laissé complètement froid. S’était-il habitué, endurci […] Ravel n’aurait pas voulu être ailleurs. » (2)
Réformé pour raisons de santé
Le 13 avril 1916, Maurice Ravel, désireux de connaître la vraie guerre, celle des tranchées, est admis dans le corps ambulancier, cette mutation le réjouit. Il rejoint ainsi une unité proche du front, l’ambulance 13, qu’il conduit au château de Monthérons transformé en hôpital. Il y séjourne quinze jours et se remet à la musique au piano du château.Début mai 1916, son véhicule tombe en panne,. En attendant la réparation de sa camionnette, Ravel séjourne pendant trois mois à Chamouilley (Haute-Marne). L’inactivité et l’ennui se font sentir chez lui, une permission au mois d’août 1916 lui permet de se changer les idées.Cependant sa santé demeure fragile, après un véritable « parcours du combattant », Maurice Ravel obtient en septembre 1916 une affectation au parc automobile de Châlons-en-Champagne où ses amis l’attendent avec impatience. Cette affectation sera de coute durée car il sera opéré d’une dysenterie et hospitalisé du 30 septembre au 18 octobre 1916.
Le 5 janvier 1917, sa mère décède, Ravel est profondément bouleversé et passe un mois à Paris. Il reprend alors la composition et produit une œuvre en hommage à ses camarades disparus au front : Le Tombeau de Couperin.Ravel rejoint Paris puis Versailles en mars 1917.Malgré toute sa volonté et son obstination a vouloir être actif aux côtés des combattants, le célèbre compositeur doit se conformer à l'avis médical des autorités militaires en raison de sa très médiocre santé. Maurice Ravel est réformé le 1er juin 1917. Il s’installe alors à Lyons-la-Forêt, continue puis termine en juin 1918 l’œuvre Le Tombeau de Couperin.
(1) Michel Bernard, Les Forêts de Ravel, Édition La table Ronde, pp. 51-52.
(2) Ibid.
Lettre de son frère Edouard, 17 octobre 1915
Son frère écrit à Maurice ale 17 octobre 1915 : « Je suis très surpris de voir que tu n’as pas abandonné l’idée de faire de l’aéro. Je n’ai pas reçu ta lettre dans laquelle tu me parlais, dis-tu, de tes exploits acrobatiques. Sans cela il ya longtemps que je t’aurais engueulé. Quand j’étais au parc, je parlais de tes projets à un écrivain dont je ne me rappelle plus le nom. Il en était indigné et espérais qu’il se trouverait à la tête de l’aviation des gens assez prévoyants pour ne pas exposer un maître de la musique moderne à de pareils dangers. Tu vois donc que je ne suis pas le seul à traiter tes projets de folie. »
Carte-lettre de Maurice Ravel à sa mère
Le 16 mars 1916, Maurice Ravel écrit à sa mère : « Maman chérie, je pense que tu as reçu la visite d’un de mes camarades qui t’a donné de mes nouvelles, et a dû te dire que je ne ouïrais jusqu’ici aucun danger. Je suis affecté à un camion de 2 tonnes 1/2 arias qui a servi de voiture-atelier à une section sanitaire. Je serai chargé de faire le service du parc (la ville et les environs immédiats). J’ai comme second un brave type qui n’y entend rien du tout mais qui est costaud. J’attends avec impatience l’argent.»
Au sujet du Tombeau de Couperin et La Valse, deux compositions de Ravel
Romain Pangaud musicologue, compositeur et orchestrateur, nous apporte sa vision sur deux œuvres de Ravel, l’une Le Tombeau de Couperin écrite avant le début de la Grande Guerre et l’autre La Valse composée après la Grande Guerre.
La plus connue est peut-être le Tombeau de Couperin en six mouvements qui commémorent chacun un ami de Ravel mort à la guerre.
Prélude - À la mémoire du premier lieutenant Jacques Charlot.Fugue - À la mémoire du sous-lieutenant Jean Cuppri.Forlane - À la mémoire du premier lieutenant et peintre basque Gabriel Deluc.Rigaudon - À la mémoire des frères Gaudin Pascal et Pierre, des amis d’enfance de Ravel.Menuet - À la mémoire de Jean Dreyfus, un ami qui a aidé Ravel quand il était démobilisé.Toccata - À la mémoire de Joseph de Marliave, le mari de sa pianiste favorite, Marguerite Long.
Photo 5 dans l'encadré (pas trop grande)
C. R. : « Le Tombeau de Couperin est-il en lien direct avec la Grande Guerre ?
R. P. : En lien direct avec la guerre, Le Tombeau de Couperin est une œuvre qui existe en deux versions. Il l’a d'abord écrit comme un cycle de six pièces pour piano, qu'il a ensuite orchestré. Mais dans la version pro-orchestre, il n'y a plus que cinq pièces, il a retiré la Fugue.
C. R. : Que ressent-on de son expérience de la guerre dans Le Tombeau de Couperin ?
R. P. : Comme souvent chez Ravel, il peut y avoir du sentiment, une vision du monde qui passe mais c'est souvent assez discret, assez indirect. L'émotion, il faut aller la chercher car elle souvent recouverte chez lui. Mais dans Le Tombeau de Couperin qui est une sorte d'hymne à un passé classique ou plutôt baroque pour ce qui est de la musique puisque Couperin c'est le nom d'un grand ancêtre de la musique française. Pour Ravel, c'est une manière de se réfugier un peu dans le passé après les horreurs qui ont été commises et vécues de part et d'autre. Par ce projet, où chacune des pièces est dédiée à ses amis tombés, il existe un ton globalement assez détaché voire même assez serein, je pense par exemple au Menuet qui est très gracieux, très XVIIIe siècle. Il y a peut-être juste dans le trio du Menuet une petite ombre qui passe mais c'est très léger. Cependant, il y a une pièce qui est fantomatique et assez écorchée dans Le Tombeau de Couperin et c'est la seule, c'est la Forlane.
C. R. : À quoi correspondent les six mouvements de cette œuvre ?
R. P. : En fait, tous les titres reprennent des danses mis à part le Prélude qui n’est pas en soi une pièce à danser. Cela reprend les usages de ce que l'on nommait « la suite de danse » à l'époque baroque. C'était un genre musical très pratiqué.Tous les titres sont des noms d'anciennes danses. Le Menuet que l'on connaît plus et bien sûr la Forlane qui est une danse ternaire de réputation assez gracieuse. Il garde cette grâce dans la Forlane mais avec pas mal de grincements. L'harmonie est très tendue avec des couleurs assez sombres, assez voilées.
C. R. : Expliquez-nous ce titre Le Tombeau de Couperin ?
R. P. : Ravel a choisi le mot “Tombeau ” car au XVIIIe le tombeau était une œuvre commémorative. Généralement, c'est le terme employé pour un artiste qui composait à la mémoire de son Maître quand il venait de décéder.
C. R. : Pourquoi Couperin ?
R. P. : Couperin lui-même avait fait des Tombeaux. Il a écrit le Tombeau de Lulli, le Tombeau de Corelli. Des maîtres dont il se réclame pour leur rendre hommage sous forme musical.
C. R. : Y a-t-il une autre œuvre que celle du Tombeau de Couperin composée par Ravel qui rappelle la Grande Guerre ?
R. P. : En effet, une autre œuvre est peut-être plus significative. On parle souvent du Tombeau de Couperin, mais dans le message qu'a voulu porter Ravel sur la guerre, il y a La Valse écrite pour les ballets russes et Diaghilev entre 1919 et 1923. En fait, La Valse a été refusée par Diaghilev qui était l'impresario des Ballets russes.En fait, La Valse est un poème symphonique et non un ballet pour Diaghilev. Pour ce dernier, La Valse n’est autre que la base de la peinture d'un ballet. Ce n'était à ses yeux pas fait pour être dansé. Dans cette œuvre-là, on a deux grandes parties : une première où s'enchaînent des valses viennoises plus délicieuses les unes que les autres. Jusque-là tout va bien c'est du Ravel très bien orchestré avec un petit clin d'œil sur la famille Strauss, la Vienne impériale du XIXe siècle etc. La deuxième partie, la valse est de plus en plus déstructurée, détruite, se terminant en lambeaux. La Valse qui est plutôt dans un rythme à trois temps se termine par une caisse claire. Il a voulu prendre la valse qui était les symboles du raffinement bourgeois à la fin du XIXe, de la culture européenne pour montrer que cette culture s’auto-détruit. Tout ce raffinement n'a pas empêché la boucherie. C'est directement en rapport avec la guerre comme il l'a écrit lui-même.»
Propos recueillis par Christine Roubert
Коментарі