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Surpasser Rome le Paris de Napoléon


Maître d’un Empire étendu à son apogée en 1810 sur la majorité du vieux continent, Napoléon se doit d’établir une capitale à la hauteur de ce « système » (1) européen qu’il s’efforce de former depuis son couronnement en décembre 1804. Héritier des Césars et de Charlemagne, l’Empereur entend bien affirmer Paris comme « […] la véritable capitale de l’Europe […] » (2) dont la splendeur ne se limiterait pas moins suivant ses termes qu’à l’univers tout entier. Vincent Direnberger


Au lendemain du coup d’État de Brumaire (18 et 19 novembre 1799), Paris fait pâle figure. Sujette à un manque d’hygiène sanitaire lié à l’absence d’égouts et d’un éclairage public suffisant, le Premier consul déplore également le non entretien des maisons et des rues étroites et sinueuses, salies par la boue. À cela s’ajoutent les dégâts générés par la Révolution sur « […] les bâtiments officiels, victimes de vandalisme […] ainsi que les hôtels particuliers […] fermés et pillés » (3). Dégâts qu’il ne peut tolérer en tant qu’homme d’ordre.


Les premières mesures

Installé avec Joséphine dans l’ancienne résidence royale des Tuileries à partir de février 1800, son premier réflexe est d’ordonner à l’architecte Étienne-Chérubin Lecomte (1761-1818) le retrait immédiat des « saloperies » (4), graffitis révolutionnaires présents sur les murs du palais. Nourri dès sa jeunesse d’Antiquité, inspiré par le prestige de la monumentalité romaine et égyptienne qu’il a pu découvrir lors de ses précédentes campagnes militaires, Napoléon voit grand pour Paris. Fidèle à son esprit mathématique et à ses goûts, il choisit l’antique dont il apprécie la simplicité et la symétrie.

Le style néoclassique est représentatif de cette volonté. Dominant sur le plan architectural en Europe, il se définit par ses formes sobres, ses volumes simples et équilibrés, ses lignes droites (5)… L’ensemble complété d’une décoration discrète. Sous la coupe de personnalités comme Pierre-Étienne-Léonard Fontaine (1762-1853), nommé premier architecte de l’Empereur en 1813, ou de Charles Percier (1764-1838), maître du dessin et des arts décoratifs, l’antique est une mode prenant tout son sens dans cette ère marquée par l’essor de l’égyptologie et de mise à jour de chantiers archéologiques de première importance comme Pompéi par le couple Murat en 1808.

Or, il s’agit en en premier lieu d’associer cette référence de prestige à la gloire, principalement militaire, du nouveau César. L’intérieur, lieu de représentation, se fait l’écrin de ce goût fantasmé pour l’Antiquité classique. Napoléon accorde une place particulière aux arts décoratifs (6). Inexistante au cours de l’ère révolutionnaire, la production de mobilier trouve un nouvel essor à partir du Directoire puis du Consulat à travers les commandes officielles telles que l’ameublement des appartements du Premier consul aux Tuileries. Sous l’égide des frères Jacob aux seize ateliers détenant le quasi-monopole des commandes de gouvernants, le mobilier du Directoire et du Consulat s’orne de motifs égyptiens comme les têtes de sphinx ou de pharaon. Les murs adoptent les couleurs vives et la scénographie des villas pompéiennes.

Le style Empire, incarné par Percier et Fontaine, adopte cette même influence antique mais il s’alourdit par une ligne plus rigide et martiale. Les formes d’acajou, de frêne ou de noyer présentent ainsi un aspect plus massif et imposant reconnaissable notamment à son piètement lourd en colonne, balustre, gaine de sabre ou pieds d’animaux. Le bronze vient apporter les lettres de noblesse de ce nouveau genre, faisant apparaître les nombreux sujets antiques et guerriers emblématiques de l’Empire tels que le « N » couronné de lauriers, l’aigle impériale ou d’autres motifs d’influence grecque ou égyptienne.

Le berceau du roi de Rome offert à l’Impératrice par le préfet de la Seine et la ville de Paris en 1811 est caractéristique. Comprenant une table de toilette à miroir ovale, un lavabo en forme d’athénienne, un fauteuil, un tabouret pour les pieds et un berceau, l’ensemble est couronné d’une Victoire ailée marquant la souveraineté et d’un aigle veillant au pied du nouveau-né. Cette nacelle d’argent, fruit de l’imagination du peintre Pierre Paul Prud’hon (1758-1823) exécutée par les orfèvres Jean Baptiste Odiot (1763-1850) et Pierre Philippe Thomire (1751-1843), marque la volonté d’incarner le prestige de l’Empire et la prospérité qui en découle.


Bâtir pour l’éternité

Mais dans la bataille pour l’immortalité, Napoléon sait que tout souverain pour parvenir à ce but doit notamment marquer son empreinte dans la pierre. Voulant donner à Paris un aspect « fabuleux », « colossal », l’Empereur se décide de surpasser la Rome antique en apportant à sa capitale des « édifices » dont l’objectif est d’être le miroir de « sa propre gloire » (7). À son prestige s’ajoute celui de sa Grande Armée. Napoléon doit en majeure partie sa légitimité tant par l’intervention de la troupe en Brumaire que par ses victoires et conquêtes lui permettant d’asseoir davantage son pouvoir (8). Or quoi de mieux que de récompenser et de maintenir l’attachement des soldats par des monuments susceptibles d’enflammer l’imagination et de graver leurs exploits dans l’Histoire ? L’argument de ces grands projets est tout trouvé : « La ville manque de monuments. Il faut lui en donner ! » (9) Et à ces monuments d’inscrire la Grande Armée et son chef dans la lignée des légions romaines et des Césars.

Commémorer les victoires et les exploits par des arcs de triomphe, l’Empereur le promet à ses soldats au lendemain d’Austerlitz, le 3 décembre 1805 : « Vous ne rentrerez à Paris que sous des arcs de triomphe ! » Inspiré de l’arc de Septime Sévère à Rome (203 après notre ère), l’arc du Carrousel est constitué de pierres et de marbre rosé. Édifié de 1806 à 1808, comportant trois arcades dans sa largeur et une arcade transversale, sa hauteur est de 14,60 m avec pour base un rectangle de 19,60 m sur 6,65 m. Il est couronné d’une frise imposante en marbre, sculptée et gravée et présentant l’exploit d’Austerlitz. Chacune des deux façades principales comprend quatre colonnes adossées, de style composite, au fût de marbre de Caunes Minervois, reconnaissable à sa couleur rosée et son caractère lisse. Ces colonnes se terminent par un chapiteau de marbre rouge foncé à corbeille corinthienne, surmontant un large tailloir à la romaine soutenant une statue représentant en pied un soldat en grand uniforme. Ces statues, choisies par le directeur du musée Napoléon (établi au palais du Louvre) Dominique-Vivant Denon (1747-1825), couronnées des gloires ailées porteuses de lauriers, représentent de fait l’ensemble des corps d’élite : cuirassier, carabinier, grenadier, sapeur…

En outre, l’arc a pour vocation d’associer symboliquement la Grande Armée à son Empereur, de par sa proximité avec les Tuileries favorisant les revues mais également de par la statue de Napoléon en manteau impérial initialement prévue par Vivant Denon pour couronner le monument. À la grande fureur du sujet concerné : « Jamais je n’ai voulu ni ordonné que l’on fit de ma statue le sujet principal d’un monument élevé par mes soins à la gloire de l’armée que j’ai eu l’honneur de commander […]. Je veux que ma statue soit enlevée […]. » Le quadrige de Saint-Marc de Venise est choisi pour surmonter l’arc et être exposé en guise de butin rapporté de la campagne d’Italie en 1798 (le char rendu aux Autrichiens en 1815 à la suite de Waterloo, une copie de François Joseph Bosio domine désormais le monument).


Un Arc de triomphe monumental

Dans cette même voie, un décret de 1806 ordonne la construction d’un second arc sur le carrefour champêtre qu’est l’Étoile du Chaillot avec pour même objectif de commémorer la Grande Armée mais également d’embellir Paris et de redynamiser le quartier. Ce monument, Napoléon en fixe les grandes lignes à Jean-Arnaud Raymond (1742-1811) et François Chalgrin (1739-1811) chargés du projet : « Un monument dédié à la Grande Armée devant être grand, simple, majestueux, sans rien emprunter aux réminiscences antiques. » Bien qu’inspiré de l’arc de Titus et de Janus à Rome, la consigne est donc de se détacher de l’antique par un apport purement original. Ce que Chalgrin réalise notamment par les dimensions de l’édifice supérieures à celles d’un arc traditionnel : 50 m de haut et 44,80 m de large. La première pierre posée en 1806 dans l’indifférence générale, la construction de l’arc est toute aussi lente et difficile. Les couches du sous-sol résistent mal aux fondations massives et imputent deux années de travaux supplémentaires. À cela s’ajoute un coût de plus en plus élevé (neuf millions cent sept mille trois cent soixante-deux francs) et le décès inopiné de Chalgrin en janvier 1811, suivi huit jours plus tard par celle de son homologue Raymond. L’enchaînement des échecs militaires de 1812 à 1814 met à terme l’avancée des travaux. L’Arc n’est achevé qu’en 1836 sous initiative de Louis-Philippe, associant les exploits révolutionnaires et impériaux dans un souci d’unité nationale lié à sa propre légitimité.

Tétrapyle, l’élévation sculpturale de l’édifice répond à trois registres. Le premier est orné de figures en rondes bosses dressées sur des piédestaux. Ce bandeau est surmonté d’un premier entablement constitué d’une frise de grecques et d’une corniche saillante. Le second registre se caractérise par des grands cadres de pierre rectangulaires, ornés d’un bas-relief, et surmontés d’un entablement, comprenant une frise historiée sous une corniche saillante. Le dernier registre, l’attique, est orné de glaives et de trente boucliers sur lesquels figurent des noms de victoires, dont vingt remportées par Napoléon. Nouvel hommage à la Grande Armée et à l’état-major de l’Empereur, l’arc regroupe 660 noms d’officiers rejoints par les 158 victoires conjuguées de la Révolution et de l’Empire remportées de 1792 à 1814. L’effet produit par l’édifice est unanime suivant Balzac selon lequel même les ennemis les plus farouches de Napoléon « […] avaient tous déposé leur haine en passant sous l’Arc de Triomphe ».


Hommages au sacrifice et à la gloire

L’auteur romantique évoque également le « grand mât de bronze » de Paris, lui aussi dédié « […] à la gloire de la Grande Armée par Napoléon le Grand […]. » (10) S’inspirant tout autant d’un monument romain, la colonne Trajane présente devant le forum de Trajan à Rome, l’idée du Premier consul d’ériger une colonne place Vendôme est relancée par Vivant Denon dans la même perspective de commémorer les exploits accomplis à Austerlitz. Le butin amassé lors de l’affrontement sert de matière au monument. Ainsi érigée à partir des quelque 508 t de bronze issues des canons ennemis russes et autrichiens, la colonne culmine à près de 45 m de haut soit dépassant de 13 m la colonne Trajane. Fût constitué de 98 tambours de pierre, un escalier de 180 marches vient occuper le centre de l’édifice. L’ensemble est recouvert des 425 plaques de bronze agrafées et fixées en spirale jusqu’au sommet sur une longueur de 280 m. Ce décor comprend 76 bas-reliefs représentés à la manière antique et illustrant des scènes d’affrontements et de trophées issus de la bataille des trois Empereurs.

Ultime consécration de l’Empereur à ses soldats : les « diviniser » en leur consacrant un véritable temple. Napoléon choisit la Madeleine comme emplacement avec pour base une église inachevée et commencée sur commande de Louis XV en 1764. Un décret de décembre 1806 fixe les directives de l’Empereur aux quatre-vingts architectes faisant l’objet d’un concours pour la réalisation du temple. Il témoigne de l’importance accordée par Napoléon à cet hommage architectural, lui-même juge du concours : « Le Monument dont l’Empereur vous appelle aujourd’hui à tracer le projet sera le plus auguste, le plus imposant que tous ceux que son activité prodigieuse sait faire exécuter. C’est la récompense que le vainqueur des Rois et des Peuples, le fondateur des empires, décerne à son armée victorieuse sous ses ordres et sous son génie […] » (11). Par conséquent, il ordonne qu’ « à l’intérieur du monument, les noms de tous les combattants d’Ulm, d’Austerlitz, d’Iéna seront inscrits sur des tables de marbre, les noms de tous les morts sur des tables d’or massif, les noms des départements avec leurs chiffres sur des tables d’argent » (12). Fidèle à son souci de postérité et à ses goûts, Napoléon se porte sur le projet de Pierre-Alexandre Vignon (1763-1828), et ce, contre l’avis de l’Académie Impériale. Il se justifie en décrétant avoir désiré un temple et non une église, et que ce temple se distingue des autres bâtiments de la capitale par un aspect extérieur similaire aux temples athéniens. C’est donc l’Olympieion d’Athènes, temple de Zeus situé au pied de l’Acropole, qui sert de modèle au projet périptère de Vignon.

Des proportions parfaites (108 m de longueur, 43 de large, 30 de haut) et un entourage de cinquante-deux colonnes corinthiennes (de 20 m de haut chacune) caractérisent le temple de la Madeleine. Sur chaque colonne reposent des frises sculptées tandis que la façade principale présente un perron de vingt-huit marches complété par une porte monumentale de 10 m de haut sur 5 de large. Contrairement à l’extérieur, la décoration intérieure trouve son inspiration dans la Rome antique, qu’il s’agisse des coupoles en référence aux célèbres thermes de Caracalla ou également de la polychromie directement inspirée du Panthéon de Rome.

Les travaux progressent vite jusqu’en 1811. Avec la retraite de Russie en 1812 puis la défaite et les problèmes budgétaires adjacents, la gloire n’est plus au goût du jour. La vocation du temple change donc de nature. Napoléon s’en explique à Montalivet : « Que ferons-nous du temple de la Gloire ? Nos grandes idées sur tout cela sont bien changées […]. C’est aux prêtres qu’il faut donner nos temples à garder : ils s’entendent mieux que nous à faire des cérémonies et à conserver un culte […]. » (13)

À l’origine de ce revirement pour l’utilité initiale, l’échec a sans doute éveillé en l’Empereur un regain de cette superstition qu’il s’efforçait à dissimuler. La politique vis-à-vis du contexte nécessite également le ralliement des catholiques. Par conséquent, il exige que « […] le Temple de la Gloire soit désormais une église […] ». Vignon s’y attèle et la continuité de ses travaux est approuvée sous la Restauration par Louis XVIII, cependant non en hommage à « l’usurpateur » mais à son frère Louis XVI et à sa belle-sœur victimes de la vindicte révolutionnaire. Vignon mourant en 1828 sans avoir mené son chantier à terme, c’est son collaborateur Jean-Jacques-Marie Huvé (1783-1852) qui achève le monument, marqué malgré les nombreux bouleversements politiques du xixe siècle par son empreinte napoléonienne. Sur la fresque placée au cœur de la nef, Histoire du Christianisme, Napoléon ne se place non plus dans la lignée des Césars et d’une Antiquité païenne mais bien de la religion chrétienne en tant que successeur de Constantin et comme souverain légitime choisi par Dieu via Pie VII couronnant l’Empereur (geste dont la réalité fut bien différente lors de la cérémonie du sacre, le 2 décembre 1804).


Des héros panthéonisés

Cette ambiguïté spiritualité/« divinisation » antique et païenne se reflète également dans le Panthéon de Paris. D’origine religieuse en tant qu’église Sainte-Geneviève commandée par Louis XV en 1757 à Jacques Germain Soufflot (1713-1780), la Révolution, mettant fin aux privilèges et à la domination des ordres, transforme l’église en temple païen destiné à abriter les sépultures des grands hommes de la Nation. Mirabeau, Rousseau, Voltaire sont ainsi les premiers consacrés par le biais de l’Assemblée constituante désireuse de rompre avec l’Ancien Régime et d’inscrire la Révolution dans l’histoire et la mémoire collective. Mêlant style néoclassique (par son fronton extérieur triangulaire, ses colonnes corinthiennes, son péristyle inspiré du Panthéon d’Agrippa à Rome) et architecture classique française à symétrie parfaite et unique niveau de colonnes, Napoléon apprécie beaucoup ce temple qu’il juge « le plus beau » de Paris.

L’Empereur a le désir de rendre le monument « solide, présentable et durable ». C’est l’architecte Jean Rondelet (1743-1829) qui est chargé de cette fonction (14). Il contribue à stabiliser le temple en remplaçant les quatre piliers de la croisée, tout en lui donnant un aspect plus luxueux par un revêtement au sol par dallage de marbre. Voyant l’intérêt du temple comme moyen de favoriser le culte civico-religieux de l’Empire à l’image du culte impérial exercé sous le Haut Empire romain, Napoléon joue de cette diptyque indécise – culte catholique/temple païen – en faisant coexister les deux fonctions : pour la première au sein de la partie centrale, et pour la seconde la crypte comme abri des sépultures funéraires. Sur ce point, il innove en s’attribuant lui-même le droit de désigner les panthéonisés.En outre, l’armée occupe de fait une place privilégiée.

L’exemple caractéristique est la sépulture de Jean Lannes (1769-1809), proche de l’Empereur et premier maréchal de l’Empire à tomber au combat. Frappé par une balle perdue puis par un boulet de trois livres lors de l’affrontement d’Essling les 20-22 mai 1809, Napoléon, très affecté par cette perte, décide de recourir à la panthéonisation pour immortaliser celui qu’il considère comme « son meilleur ami » (15). Jean Lannes est inhumé au Panthéon le 6 juillet 1810, jour anniversaire de la bataille de Wagram, après une cérémonie somptueuse aux Invalides et un discours d’entrée du maréchal Davout (1770-1823). Bien que la moitié des panthéonisés sous l’Empire soient d’attribution militaire, l’Empereur, désireux d’établir une société fondée sur la méritocratie, décide que la panthéonisation ne soit pas le seul fait de l’armée mais bien des grands dignitaires et fonctionnaires de l’Empire, quelle que soit leur fonction. Reposent ainsi aux côtés de Jean Lannes quarante et un dignitaires tels que le cardinal Caprara (1733-1810), légat du pape ou encore le savant et mathématicien Gaspard Monge (1746-1818)…


Pour l’honneur et la finance

Car tout comme les panthéonisés, les édifices souhaités par Napoléon ne sont pas réservés uniquement à la sphère militaire mais se doivent d’être représentatifs de la société impériale et des grands accomplissements de l’Empire. En outre, la méritocratie trouve tout son sens au sein de l’hôtel de Salm, réaménagé sur ordre de l’Empereur en 1804 comme siège de la chancellerie de la Légion d’honneur. Renouant avec l’Ancien Régime pour récompenser par une décoration les individus, civils comme militaires, ayant rendu « un service éminent à la Nation », Napoléon souhaite que son ordre demeure dans un palais digne de la distinction qu’il a créé. L’antiquité gréco-romaine sert toujours de souffle pour ce palais péristyle aux soixante-deux colonnes, doté d’une cour rectangulaire et d’un portique d’entrée sur lequel est gravée la devise de la Légion d’honneur : « Honneur et patrie. » L’entrée du palais repose sur une porte cochère en forme d’arc de triomphe encadrée de bas-reliefs et flanquée de portiques ioniques. Mais l’ensemble est sublimé par son pavillon à colonnes corinthiennes, assurant sa renommée au point d’être imité à travers le monde, notamment par la Maison Blanche de Washington suite à la venue à Paris de Thomas Jefferson en 1803.

Autre pierre angulaire du régime, la finance est un élément central du règne de Napoléon. Alors Premier consul, dans un contexte de crise sévissant depuis l’Ancien Régime, il apporte des mesures drastiques destinées à remplir les caisses de l’État et à donner un nouvel élan aux affaires (16) : la Banque de France (13 février 1800) de l’hôtel Massiac, ancien siège de la Compagnie des Indes, pour assurer les dépenses gouvernementales en fournissant des avances ; le rétablissement des Bourses de commerce (9 mars 1801) et la création de vingt-deux chambres de commerce (24 décembre 1802) ; le franc germinal (27 mars 1803) afin d’empêcher la pénurie monétaire et le trafic de papiers monnaies par les faussaires… Empereur, Napoléon poursuit sa politique (publication du code du Commerce et création de la cour des comptes en 1807), souhaitant graver dans la pierre la puissance et l’accomplissement économique à laquelle la France est parvenue.

Développant également par ses victoires et conquêtes le commerce européen, il veut centraliser l’ensemble des échanges lié à ce nouvel ordre économique qu’il souhaite instaurer. C’est à Alexandre Théodore Brongniart (1739-1813) qu’il confie le soin de réaliser le Temple de l’Argent associant bourse et tribunal de commerce dans le quartier Vivienne à l’enclos des Filles de Saint Thomas : palais périptère aux soixante-six colonnes corinthiennes en faisant le tour et aux proportions géométriques harmonieuses. Un perron est présent à chaque bout. La salle intérieure, décorée de colonnes, est prévue pour accueillir deux cents personnes dont les soixante et onze agents de change animant chaque jour (sauf dimanche et jours de fêtes) au son de la cloche les ventes et achats de courtiers ou les opérations bancaires et négociations de lettres de change… Temple de l’Argent cependant inachevé, car Brongniart décède inopinément le 8 juin 1813. Éloi Fontane (1764-1833) termine la construction du palais et permet finalement son inauguration en 1825.


À proximité du chef de l’État

Cette centralisation financière de Paris se manifeste aussi dans le domaine politique. Paris prend l’aspect d’un forum romain concentrant l’ensemble des institutions principales du Grand Empire. Cœur central, le palais des Tuileries voit la proximité stratégique des appartements privés de Napoléon avec le Conseil d’État, organe principal chargé de l’initiative et de la préparation des lois et des Codes comme du règlement des contentieux juridictionnels entre administrations et administrations/particuliers. D’une ancienne salle de spectacle transformée en 1792 par Pierre-Chérubin Leconte, Percier et Fontaine réaménagent l’ensemble en 1805 pour constituer une assemblée.

Le palais du Luxembourg, résidence du Sénat, répond à une logique assez similaire. Il comprend deux hémicycles dont l’un destiné à accueillir les sénateurs et le second le président et ses secrétaires. Quant au Palais Bourbon, siège du Corps législatif, l’installation de l’Assemblée repose en une salle semi-circulaire accompagnée de gradins et dominée par le président depuis une tribune. Tous ces sièges d’institutions sont imprégnés d’Antiquité romaine, qu’il s’agisse des bustes des Césars aux Tuileries, de statues en plâtre des grandes personnalités comme Scipion, Caton d’Utique ou Cicéron au Luxembourg ou encore de statues d’Athéna et de Thémis veillant sur le palais Bourbon. Et dans chacune préside Napoléon, en personne pour le Conseil d’État, sculpté vêtu du costume de sacre par Horace Vernet (1789-1863) pour le Sénat et en buste à l’antique d’Antoine-Denis Chaudet (1763-1810) devant les gradins du Corps législatif.

Souhaitant évoquer la double nature politico-militaire de son pouvoir, l’Empereur rappelle pour chaque palais ses victoires par des commandes de peintures telles que la fresque de François Gérard (1737-1837) représentant Austerlitz au plafond des Tuileries ou des œuvres de Antoine Jean Gros (1771-1835) et Carle Vernet (1758-1836) au palais Bourbon. Quant aux douze ministères de l’Empire, faute de temps, tous demeurent dans des hôtels particuliers tels que l’hôtel de la Grande Chancellerie pour la Justice (place Vendôme) ou l’hôtel de Brissac ou de Villars (116 rue de Grenelle) concernant l’Intérieur.


Recherche de modernisation

Le temps manque tout autant à la concrétisation d’une cité impériale par Fontaine destinée à surpasser le Kremlin. Entreprise à l’été 1812 sur le Champ de Mars entre l’ancienne école militaire royale et la Seine, cette ambitieuse intention, conforme au désir de centralisation, a pour dessein de concentrer bâtiments militaires et casernes, École des Arts et des métiers, et palais des Archives. Napoléon accorde une importance particulière à ce dernier, autant à des fins de construction de sa Légende comme continuateur de l’Histoire qu’à des besoins pratiques d’administration des territoires conquis. La première pierre posée le 15 août 1812, jour d’anniversaire de l’Empereur, le palais comme la cité ne voient jamais le jour. La défaite de 1815 vient mettre un terme définitif au projet.

En dehors même de la monumentalité glorificatrice et centralisatrice, la modernité de l’Empire passe également pour Napoléon par la satisfaction des 600 000 habitants de la capitale à travers des établissements et aménagements publics. Cela consiste à faciliter la circulation quotidienne, notamment en formant de nouveaux axes pour aérer le tissu urbain. Qu’il s’agisse d’aligner les Tuileries et le Louvre en plaçant les deux palais en rotonde et en les rattachant par un axe, via la cour du Carrousel, dégagée de tout bâtiment. C’est chose faite en 1806 où l’Empereur peut désormais observer le Louvre depuis les Tuileries. L’idée est la même pour ce qui est d’apporter un axe Est-Ouest par l’intermédiaire d’une vaste artère longeant les deux palais. Tracée en 1803, pavée le jour du sacre de l’Empereur le 2 décembre 1804, la rue Rivoli prend forme et avec elle un nouveau quartier.


Aménagements et approvisionnements

Complémentaire aux axes, l’apport de quatre nouveaux ponts (Austerlitz, Iéna, pont des Arts et pont de la Cité) poursuit le rattachement des différents quartiers de la cité. L’aménagement des quais, comme le quai Desaix (actuel quai Saint Exupéry), le quai Bonaparte (quais d’Orsay et Anatole France), comme la construction des quais de Montebello et Saint Michel et le rehaussement du quai du Louvre favorisent les déplacements sur la Seine et l’endiguement du fleuve avec des passages ouverts pour les porteurs d’eaux et les chevaux, avec l’effet pervers cependant de provoquer des inondations lors des crues.

L’eau est autant une question d’importance en termes d’approvisionnement et d’hygiène sanitaire. Décidé à améliorer l’alimentation en eau, Napoléon reprend l’idée déjà présente sous François Ier de former un canal sur l’Ourcq, affluent de la Marne, pour répondre à son objectif et faciliter la circulation fluviale. Sous l’égide de l’ingénieur Pierre-Simon Girard (1765-1836), le canal de l’Ourcq, entre Claye-Souilly et Paris prend forme en 1813 pour être achevé en 1822. Il s’étend jusqu’au bassin de la Villette (700 m ouvrant de nouvelles voies vers la Flandre et l’Allemagne) et est complété du canal de Saint Denis et du canal Saint Martin. Aux canaux s’ajoutent le réseau de fontaines, certes augmenté mais encore limité sous l’Empire : fontaine du Palmier (place du Châtelet), fontaine du Fellah (rue des Sèvres), fontaine du Château-d’Eau (rue des Sèvres) ou fontaine de Mars dans laquelle le dieu de la Guerre est soumis au soin d’Hygie, déesse de la Santé… Sous-direction du préfet de la Seine et du ministre de l’Intérieur, ces quinze nouvelles fontaines ne remplissent que peu leur rôle, chacune d’elle n’apportant de l’eau que pour 9 500 Parisiens soit 30 l/jour par habitant à la fin de l’Empire.

Concernant l’hygiène, insuffisant sous l’Ancien Régime, le réseau d’égouts progresse de 5 pour 23 km de canalisations sur cent quatre-vingts égouts sous l’Empire. Les canalisations sont curées et complétées de nouveaux tronçons. Le grand égout du xviiie siècle est couvert mais mal vouté et obstrué d’ordures, au point que le ministre de l’Intérieur ordonne son nettoyage complet en 1812. Quant aux immondices, le ramassage est assuré par les voitures des entrepreneurs des boues tandis que le nettoyage des rues est entrepris par plus d’une centaine de balayeurs l’été et pas moins de six cents l’hiver. Cela n’empêche pas la voierie de Montfaucon, délimitée par la rue de Meaux, d’être encombrée par les carcasses en putréfaction et rebuts de boucheries des cinq abattoirs présents dans l’espace concerné. La politique sanitaire de Paris sous le Premier Empire est donc à demi-teinte.

Il est en de même pour l’éclairage public. Le régime impérial apporte à Paris 970 réverbères supplémentaires pour un total de 4 335 lanternes. Jugées trop limitées, Napoléon en fait le reproche à Fouché en 1807 : « Le non-éclairage de Paris devient une dilapidation. Il faut porter enfin un terme à un abus dont le public commence à se plaindre. » (17) Abus complété d’un manque de soin comme d’allumage des lanternes par des commissaires peu scrupuleux. Les innovations dans le domaine demeurent, mais elles restent timides. Si l’ingénieur Isaac Bordier Marcet (1768-1835) installe des réflecteurs dans les cages lumineuses pour en augmenter la puissance en 1810, l’éclairage à gaz n’est généralisé que sous la Restauration.

S’il est empli d’ambition, le rêve urbain de Napoléon pour Paris laisse un goût d’inachevé. Fruit d’une politique impulsive, de fait brouillonne et imprécise de l’Empereur, la vie d’un seul homme et le cours laps de temps de son règne ne peuvent suffire à donner corps à l’intégralité des idées et travaux entamés pour « la nouvelle Rome ». Aux successeurs de poursuivre l’incomplet, de faire de Paris la capitale de l’Univers et de finir à inscrire l’œuvre architecturale du Premier Empire dans la mémoire collective des Parisiens et du monde. À cela peuvent s’appliquer les mots du général de Gaulle à André Malraux au sujet des conséquences de l’œuvre inaccomplie de Napoléon : « […] Ne marchandons pas la grandeur. » (18)


Napoléon imperator

Au sommet de la colonne, couronné de lauriers et surpassant les exploits des Césars culmine le Napoléon imperator de Denis Chaudet (1763-1810), revêtant l’Empereur du paludamentum (manteau pourpre porté par les consuls et empereurs romains) et lui faisant tenir glaive et la Victoire ailée. Inaugurée le 15 août 1810 en l’absence de Napoléon, la défaite puis le retour des Bourbons en 1814 viennent remplacer l’effigie du vainqueur par le drapeau blanc fleurdelysé. À Louis Philippe, toujours soucieux de légitimité et de tirer avantage de la légende napoléonienne, d’annoncer le retour de l’Empereur au sommet de la colonne en 1833. Le travail de Charles Émile Seurre (1798-1858) fixe Napoléon en cette tenue plus traditionnelle qu’est l’uniforme des colonels des chasseurs de la Garde revêtu de la redingote (statue présentement établie aux Invalides). Mais c’est finalement le Napoléon imperator de Auguste Dumont (1761-1844), copie du modèle original de Chaudet et commande de Napoléon III, qui trône désormais au sommet du monument depuis 1875.


Rivoli, le nouveau visage de Paris

Remplaçant les rues étroites et sinueuses des faubourgs, rattachée à une série de voies perpendiculaires en îlot au nom des victoires (rue des Pyramides, rue de Castiglione) et de la célèbre rue de la Paix, la rue Rivoli est reconnaissable à ses bâtiments de trois étages surmontés d’un toit en ardoise incliné à 45°. Mais ce sont surtout ses arcades à l’italienne, établies au rez-de-chaussée et destinées à protéger les passants des voitures, qui assurent la renommée de la rue. Afin d’assurer la réputation de ce nouveau quartier, Napoléon a l’idée d’installer au sein de ses arcades des commerces de luxe, interdisant de fait toute forme d’artisanat ou de commerce gustatif susceptibles de mettre à mal l’image de la rue. Pour faciliter l’avancée des travaux, à partir de 1810, l’Empereur encourage les acquéreurs en les exonérant d’impôts.

 
 
 

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