Dans le cadre général des réorganisations territoriales en Europe centrale et balkanique consécutives à la Grande Guerre, le Conseil suprême interallié décide en septembre 1919 d’anticiper la mise en application du traité de Neuilly, qui ne sera signé que deux mois plus tard par la Bulgarie, et exige l’évacuation de la région de Thrace occidentale, région côtière au nord de la mer Égée, entre l’ouest de Xanthi et le fleuve Maritza à l’est. Essentiellement peuplée de Turcs musulmans et de Bulgares, elle est revendiquée par la Grèce, qui appartient au camp des vainqueurs.
Pour garantir l’ordre public pendant la phase de transition et assurer ensuite le transfert vers les futures autorités désignées par le traité, l’administration temporaire de la province est confiée à la France et le commandant en chef des armées alliées d’Orient est chargé de mettre en œuvre cette décision. Le général Charpy, saint-cyrien de la promotion du Grand Triomphe (1888-1890) et chef d’état-major des armées alliées d’Orient, supervise le départ des troupes bulgares et est nommé gouverneur de Thrace occidentale le 22 octobre 1919.
Pour assoir son autorité, il dispose d’une force multinationale essentiellement constituée de troupes françaises (14e R.T.S., 17e R.T.A., 3e Spahis) et grecques (9e division d’infanterie), mais aussi de détachements symboliques britannique (1 officier et 50 hommes) et italien (1 compagnie). Les différentes spécialités militaires (sapeurs et intendants en particuliers) sont systématiquement utilisées lorsqu’elles sont transposables dans le secteur civil. Par choix politique, la division grecque (9e division d’infanterie) reçoit en zone d’occupation le district frontalier de Xanthi. Par ailleurs, l’ensemble des fonctionnaires civils bulgares doit théoriquement rester à son poste et désormais obéir aux ordres du commandement français, mais la langue de travail étant le français les difficultés sont récurrentes.
Les difficultés propres à la province
L’action de l’armée française sur ce territoire s’apparente étrangement à ce que l’on nomme depuis une vingtaine d’années le « state building » : la remise sur pied d’une administration et d’une économie. La province dont le général Charpy prend la responsabilité cumule les problèmes de fond, qui constituent autant de difficultés à surmonter.
Depuis la première guerre balkanique, la région voit passer alternativement les formations militaires turques, grecques, bulgares, qui vivent sur le pays, pillent les villages et expulsent les autres communautés. L’état de guerre est ainsi quasi permanent depuis plus de sept ans, succédant à plusieurs dizaines d’années d’insécurité et de troubles plus ou moins larvés. Il en résulte que l’autosuffisance alimentaire n’est plus assurée alors que la province est essentiellement agricole. La famine menace de nombreuses communes et la situation est aggravée par la précarité d’un réseau de communication insuffisant. Fatalistes, les populations vivent essentiellement au sein de leur communauté, autant que possible en autarcie.
À Constantinople comme à Sofia et à Athènes, chaque gouvernement affirme sa légitimité à contrôler la province qui serait majoritairement peuplée pour les uns de Turcs, pour les autres de Bulgares, pour les derniers de Grecs. Des « Comités » animés de l’extérieur prétendent représenter leur communauté, en assurer la défense et en garantir les droits. Cette question des nationalités est rendue plus délicate encore par les rivalités religieuses, entre musulmans et orthodoxes, mais aussi au sein de l’orthodoxie entre ceux qui relèvent du patriarcat de Constantinople (les Grecs) et ceux qui reconnaissent le Saint Synode de Sofia (les Bulgares), les premiers considérant les seconds comme des « schismatiques » avec plus d’hostilité encore qu’à l’égard des musulmans.Ce contexte de crise aigüe a réduit au minimum la maigre production agricole, artisanale et industrielle de la province et les échanges commerciaux avec l’extérieur sont devenus quasiment inexistants. Cette quasi-disparition des échanges entraîne une chute drastique du montant des taxes perçues, et comme les impôts sont pratiquement plus perçus la région ne dispose plus d’aucune capacité de financement. Les rares services publics sont à l’abandon et les quelques infrastructures importantes ne sont plus entretenues.Enfin, contrairement aux ordres donnés, craignant les représailles des Alliés et des Grecs, un nombre important de fonctionnaires bulgares a suivi son armée nationale dans sa retraite, en détruisant ou en emportant les documents de travail, les archives, les cachets officiels et les maigres avoirs monétaires. Des zones entières sont ainsi privées de tout cadre administratif et les autorités de fait sont dans l’impossibilité d’assurer une gestion rationnelle du territoire. Tandis que les Bulgares quittaient la région, les Grecs, poussés par le gouvernement d’Athènes, s’efforcent d’y revenir. Il faut donc que les Français gèrent dans le même temps les mouvements de population et la protection des biens.
Organisation de l’occupation française
Dans cette situation à la fois complexe et délicate, l’administration mise en place par le général Charpy s’inspire, dans une large mesure, des principes en vigueur dans les pays de protectorat comme le Maroc et la Tunisie. Sur le fond, il s’agit de s’attacher la fidélité des populations en lui assurant la justice, l’ordre et les moyens de sa subsistance. La règle de base est l’économie des moyens. Pour cela, le nombre de fonctionnaires est réduit, les structures traditionnelles sont maintenues et les dépenses sont essentiellement consacrées aux missions d’intérêt collectif (justice, voies de communication, maintien de l’ordre). Pour pouvoir exercer ses fonctions de gouverneur, le général Charpy met en place au sein de son état-major un bureau politique et administratif et crée sept directions, véritables ministères : Finances, Travaux publics, Ravitaillement, Postes et Télégraphes, Hygiène, Gendarmerie thracienne. Afin de conserver un lien direct avec les populations locales, il installe un Conseil consultatif, dont il désigne les membres parmi les élites traditionnelles des différentes communautés.
Sous l’autorité du gouverneur, installé à Gumuldjina (aujourd’hui Komotini en Grèce), et outre le district de Xanthi confié aux Grecs, la province est divisée en deux « cercles » (autre référence à l’Afrique française), celui de Gumuldjina, presque au centre de la région, et celui de Karagatch, sur la rive occidentale de la Maritza, face à Andrinople. La responsabilité en est confiée à un officier supérieur français qui cumule les responsabilités civiles et militaires. Commandant des troupes stationnées sur le territoire du cercle, il dispose également de la force publique et de tissu administratif local. Chaque cercle est divisé en districts, confiés à des administrateurs civils, qui doivent conseiller et contrôler les communes de leur secteur. Pions de base de l’organisation administrative, celles-ci sont dirigées par un maire et un conseil désignés par le gouverneur. Le maire est choisi au sein de la communauté majoritaire dans la ville ou le village, les adjoints dans les minorités.Cette organisation est rapidement mise en place et dès le 1er décembre 1919 l’administration française est en mesure de se substituer à son homologue bulgare.
Les actions entreprises
Les autorités françaises adoptent d’abord une réglementation nouvelle en matière financière et budgétaire, afin de restaurer la capacité d’action de la région, des districts et des communes. Des impôts adaptés sont mis en place et un service des douanes créé de toutes pièces afin de garantir la perception des taxes, dont le taux est abaissé pour favoriser les échanges.
Parallèlement, dès que les ressources le permettent, les bâtiments publics sont restaurés et la remise en état du réseau routier (voies de communication, ponts, etc.) est entreprise. Dans le cadre d’un programme d’ensemble visant à créer un maillage complet du territoire, chaque nouvelle ouverture de route aménagée et élargie permet de désenclaver de nouvelles communes et favorise donc à la fois le retour de l’ordre public et la reprise des échanges commerciaux.Dans un premier temps, un recensement général de la population est entrepris, pour déterminer les proportions représentées par chaque « nationalité » (Turcs, Grecs, Bulgares, mais aussi minorités arménienne et juive). Pour assurer le ravitaillement de ces populations, des achats importants (en particulier de céréales et de charbon) sont effectués dans les pays voisins. Les stocks ainsi constitués sous la surveillance des militaires sont ensuite répartis dans la province en fonction des besoins particuliers de telle ou telle région et à un tarif relativement modeste, qui permet de lutter à la fois contre la spéculation et contre l’inflation. Le bois, ressource naturelle de la région, est rationnellement exploité, et un corps de gardes forestiers inspiré du modèle français mis sur pied. En complément, la Direction du ravitaillement fait interdire l’exportation des produits agricoles et de la pêche pour assurer l’autosuffisance alimentaire de la Thrace.Les autorités poussent à l’ouverture de nouveaux marchés pour favoriser les échanges intérieurs et mettent en place des chambres de commerce régionales. Elles ont pour première responsabilité de faire rouvrir les anciens ateliers métallurgiques, les scieries et les briqueteries, fabriques de cigarettes, etc. abandonnés ou fermés du fait des années de guerre, afin de satisfaire les besoins de la population et autant que possible de reprendre quelques exportations.Enfin, pour rassurer l’ensemble de la population et s’assurer au moins de sa neutralité bienveillante, une attention particulière est portée à trois domaines particuliers : celui de l’ordre public, celui de la Justice, totalement réorganisée sur la base d’un réseau de juges de paix présents dans toutes les régions, et celui de la santé publique. Pour garantir la sécurité de tous, une gendarmerie de Thrace est recrutée parmi les anciens soldats des différentes communautés, commandée et encadrée par des gendarmes français. Dans le domaine judiciaire, les postes de juges de paix sont tenus par des officiers français, auxquels sont associés des notables représentants les différentes communautés. Pour les petits délits, la priorité est donnée à la discussion et à la conciliation entre les parties, tandis que les infractions les plus graves et les crimes relèvent du tribunal militaire français, la province étant sous statut d’état de siège. Pour ce qui concerne la santé, des hôpitaux sont ouverts dans les plus grandes villes et des dispensaires dans les communes de moindre importance. Outre l’accueil des malades, ils participent en particulier à la lutte contre le paludisme, récurrent dans la région.
Un bilan très largement positif
En application des dispositions du traité de Neuilly, les troupes françaises quittent progressivement la Thrace à partir du 22 mai 1920, après un peu moins de huit mois de présence. S’il est difficile d’établir un bilan définitif de sa gestion de la province, puisque les différentes mesures prises à partir de novembre-décembre 1919 commencent à peine à porter leurs fruits, il est évident que les premiers résultats sont extrêmement prometteurs. Un témoignage en est donné lors de la réunion du 4 avril 1920 du Conseil administratif supérieur de Thrace, organe consultatif réunissant les quinze représentants des différentes communautés. Une « adresse au gouverneur » est alors adoptée à l’unanimité, demandant le maintien de l’autonomie du territoire sous mandat français.Dans une région gravement déstabilisée et appauvrie par de longues années de crises et de guerre, il n’a pas été nécessaire d’engager les unités françaises dans des opérations de vive force. Tous les efforts ont été consacrés à des activités relevant de problématiques purement civiles, permettant à la fois de rétablir l’état de droit et d’assurer les services indispensables à la population. En ce sens, l’occupation française en Thrace en 1919-1920 préfigure des engagements très actuels.
La Grande Guerre du général Charles Antoine Charpy
Saint-cyrien de la promotion du Grand Triomphe (1888-1890), le futur général Charpy fait le choix de servir dans l’infanterie. Il entre en campagne en août 1914 avec le 43e R.I. et passe dès le mois de septembre au 84e R.I., appartenant à la même 1re division d’infanterie. À partir d’avril 1915, il alterne les fonctions d’état-major (1er C.A.) et de commandement de troupes (commandant l’infanterie divisionnaire de la 31e D.I. puis chef de corps du 81e R.I.). Il est nommé à la fin du mois de décembre chef d’état-major des armées alliées d’Orient, sous les ordres de Guillaumat puis de Franchet d’Espèrey, avant de prendre les fonctions de gouverneur de Thrace.
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