Le 31 mars 1814, les souverains coalisés font leur entrée triomphale à Paris. Parmi eux, les Parisiens distinguent particulièrement le Tsar Alexandre Ier. Le monarque russe les salue gracieusement et paraît enchanté par son rôle de pacificateur. À ses côtés, un grand nombre d’officiers russes découvrent la capitale française et plongent avec délices dans la vie parisienne, parmi lesuels le jeune lieutenant Fedor Glinka, qui décrit son séjour à Paris.
Natalia Griffon de Pleineville
La première impression de Glinka sur la capitale française n’est pas très réjouissante : au-dessus de « 20 000 maisons paraissant collées ensemble se profile la tour-église gothique de Notre-Dame, se hausse le rond Panthéon et brille la coupole dorée de l’Hôtel des Invalides. Tout le reste est gris et sombre. » Quelle mauvaise surprise de voir des ruelles étroites et sales, des maisons mal entretenues, image très différente de celle que les officiers russes s’étaient faite de la ville dont Napoléon avait voulu faire la capitale du monde !
Étonnements et désillusions
La diligence transportant Glinka entre par la porte Saint-Martin, puis un fiacre l’amène rue Richelieu, à l’hôtel Valois, en face du Palais-Royal. Le prix annoncé est extrêmement élevé, mais c’est celui « que l’on demande seulement aux Russes » ! Voici donc notre officier bien installé au centre de la capitale. Il la parcourt infatigablement les jours suivants, arpentant ses rues, visitant ses monuments et musées, plongeant dans sa foule bariolée, se laissant emporter par de nouvelles sensations dans une ville constamment en mouvement : « Un homme à Paris ne peut s’empêcher de tourbillonner, telle une plume agitée par le vent ! » Glinka est étonné par le nombre de spectacles offerts quotidiennement ; en plus des théâtres, il y a toutes sortes de divertissements sur les boulevards et sous les galeries : des ombres chinoises, un « éléphant artificiel », « une compagnie entière de serins savants », des perroquets qui jacassent… Il félicite d’ailleurs la police locale pour avoir instauré un prix fixe des courses en fiacre ou en voiture qu’il est possible de louer à l’heure, à la journée ou pour un trajet ; cela aide, selon lui, à éviter les disputes entre passagers et cochers, tout en permettant de parcourir la ville à peu de frais.
Son premier soin est de troquer son uniforme contre un costume civil à la dernière mode parisienne, afin de ne pas s’attirer d’ennuis. Habitué aux auberges allemandes, propres mais sobres, Glinka est abasourdi par le luxe du premier restaurant dont il pousse la porte, Le Beauvilliers, véritable temple de la gastronomie et du bon goût. Le menu comportant une centaine de plats a de quoi embarrasser les militaires étrangers qui n’y connaissent rien : « Un simple morceau de bœuf, que nous appelons bœuf quelle que soit sa forme, porte ici vingt noms différents. »Voici la première surprise dans une ville qui en réserve bien d’autres !
Sa première découverte est celle du Palais-Royal, dans le voisinage de son hôtel ; notre officier trouve que ce lieu est un modèle réduit de Paris, où il est possible de tout trouver… et de tout perdre : « Dans ce Palais-Royal un homme peut trouver tout ce qui plaît aux goûts noble et vulgaire, tout ce qui charme, aiguise et émousse les sens, tout ce qui fortifie et détruit la santé, tout ce qui embellit et tue le temps, et, enfin, tout ce qui nourrit les mauvais penchants et fait sortir les bons sentiments du cœur et l’argent du porte-monnaie ! » Par ailleurs, il remarque que les Français n’hésitent pas à s’endetter pour se faire bien voir et s’étonne de ce que les enfants tutoient leurs parents mais vouvoient les laquais et les cochers ; mais, tout en critiquant « les côtés faibles » des Parisiens, il complimente leur intérêt pour la lecture et leur estime pour les écrivains et les artistes, s’exclamant à ce propos : « Si le sort des Russes est de singer en tout les Parisiens et de suivre aveuglément leurs modes, pourquoi alors, au lieu d’imiter tout ce qui mauvais, ne leur prendrions-nous pas aussi les bonnes choses ? »
De la place Vendôme à la Concorde
Après ce temple de plaisirs, Glinka décide de visiter les principales curiosités de la capitale. Le lendemain, il se rend sur la place Vendôme et admire la colonne, privée depuis quelques jours de la statue de l’Empereur déchu : « Voici cette merveilleuse colonne, érigée en des temps récents. […] Sur son sommet se trouvait un Napoléon en bronze. Il était représenté appuyé sur son épée ; l’épée se brisa et Napoléon tomba – de quelle hauteur et tellement bas chuta-t-il ! La Victoire qu’il tenait dans sa main tomba avec lui. Ceci est une nouvelle preuve que les victoires élèvent mais ne soutiennent pas. »
De là, l’officier-écrivain se rend sur la place du Carrousel : « Face au centre de cette place se trouve un somptueux arc de triomphe, à l’image du célèbre arc de Septime Sévère ; il est surmonté d’un char conduit par deux déesses de la Victoire dorées et attelé de quatre chevaux de bronze. Ni le char ni les Victoires, faits par les nouveaux artistes français, n’arrêteront l’œil d’un connaisseur, mais les chevaux mériteront pleinement sa surprise, émerveillant et étonnant ceux même qui ne sont pas des experts. Ces quatre chevaux sont pleins de feu et de vie !... Quelle belle posture, quelle régularité de dimensions !... Nous les voyons en pleine course, ou plutôt en plein vol !... » Il s’agit évidemment des célèbres chevaux de Saint-Marc, emportés par les Français à Venise et pas encore rendus aux Vénitiens en 1814 – ils le seront l’année suivante.
S’il ne peut pénétrer à l’intérieur du palais des Tuileries, Glinka ne manque pas de se promener dans le parc auquel il reproche son côté artificiel : « Dans le jardin des Tuileries, il y a plus d’ornements et de décorations que de vraies beautés. On cherche la nature, mais on ne retrouve que l’art. Les arbres sont hauts et touffus, les clairières brillent par leur verdure éclatante, les fontaines font jaillir leurs jets, il y a une multitude de vases, de statues et de marbres de toutes sortes ! Cependant, il y manque ce charme qui nous enchante dans les jardins anglais et qui n’était probablement pas encore connu à l’époque de Lenôtre. » La promenade n’en est pas moins agréable : « On voit de luxueux parterres de fleurs, des miroirs d’eau ; en longeant une allée, on s’arrête involontairement près d’un charmant étang octogonal ou d’un bassin. L’endroit est pittoresque, frais et isolé ; le palais paraît parfois au loin, des ombres épaisses sont proches. L’eau est claire comme un miroir. Des truites dorées et roses scintillent en passant, des cygnes blancs voguent silencieusement. Depuis le centre, un jet d’eau jaillissant atteint les cimes des arbres et asperge les belles en promenade par une pluie fine de perles. »
Le jour où Glinka visite les Champs-Élysées, les bivouacs de cosaques ont déjà été démontés et les promeneurs y sont peu nombreux. Le lieu ne présentant pas beaucoup d’intérêt, il préfère passer la soirée au Théâtre-Français où l’on joue Les États de Blois ou la mort du duc de Guise par Raynouard. Notre officier « trépigne d’impatience de voir ceux dont j’ai tant entendu parler et tant lu » : Talma, mademoiselle Raucourt, Saint-Prix, Lafon… Il n’est pas déçu : « Lui [Talma] et mademoiselle Raucourt ont atteint une perfection inexplicable dans l’art d’entrer dans leur rôle. On dirait qu’une force magique transforma le premier en Guise et la seconde en Médicis. Chaque idée, chaque nuance de la pensée de l’auteur sont exprimées parfaitement. »
Lieu de l’exécution de Louis XVI, la place de la Concorde (« place Louis XV ») inspire à Glinka des réflexions amères sur la Révolution, époque des crimes et des destructions dans l’esprit du jeune Russe. Il se fend d’une diatribe contre les philosophes qu’il accuse d’avoir ébranlé les bases de l’État et « fait vaciller l’antique sainteté des autels ». Alors « les Français oublièrent l’histoire des Grecs et des Romains, les horribles conséquences des troubles domestiques. Ils renièrent Dieu avec insolence et se proclamèrent fièrement artisans de leur propre bonheur. La violence déchaînée arracha le trône d’une main et érigea l’échafaud de l’autre. Ici, sur la place Louis XV, s’élevait ce terrible instrument de la mort du plus vertueux des monarques. »
De multiples découvertes
Pour dissiper la tristesse provoquée par ce lieu du supplice, Glinka poursuit sa découverte du monde artistique : l’Opéra, « temple des Muses et temple des enchantements à la fois », et le musée du Louvre, « ce merveilleux temple des arts », où il savoure les tableaux des plus grands maîtres : Raphaël, Poussin, Le Brun, Rubens, Mignard. Il y revient un autre jour pour admirer, rassemblés en un seul endroit, des chefs-d’œuvre rapportés de toute l’Italie par les troupes françaises victorieuses : « On y voit dieux, déesses, prêtres, empereurs, sages et guerriers. Où que l’on tourne les yeux, il y a un demi-dieu ou un grand homme ! Eux aussi regardent, écoutent, pensent, certains parlent même avec leur regard et l’expression merveilleusement parfaite de leur visage ! » Le visiteur émerveillé touche les draperies de marbre, ayant du mal à croire que ce n’est que de la pierre. Il veut surtout voir l’Apollon du Belvédère, la Vénus de Médicis et le groupe du Laocoon, et se laisse transporter par son enthousiasme : « L’Apollon du Belvédère inspire de la vénération, la Vénus de Médicis de l’amour, Laocoon mourant de la terreur et de la pitié : telle est la force de l’art, l’apothéose des artistes ! » Toutes ces célèbres sculptures, exposées à Paris en tant que trophées de guerre, regagneront l’Italie en 1815.
Pour « apaiser le trouble des sens », notre officier se rend au Jardin des Plantes, où il contemple avec délectation « tous les arbres, buissons et plantes des quatre coins du monde, tous les animaux de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique. […] Chaque animal y retrouve le même abri, trou ou repaire que dans sa patrie. Plusieurs cabanes ont été construites sur le modèle des habitations de différents peuples ; chacune est ombragée par un arbre et entourée de plantes de son pays. En s’y promenant, on s’imagine avoir traversé les mers et voyager dans les autres parties du monde. »
Seuls les étrangers ont accès au palais du Luxembourg pendant l’occupation de Paris ; le portier ne consent à y laisser entrer Glinka et ses amis que lorsqu’il les entend parler russe. Notre officier remarque aux murs plusieurs grands tableaux soigneusement recouverts car ils représentent les victoires de Napoléon. Il est frappé d’admiration devant les paysages peints par Vernet. Il s’arrête longuement devant les statues des généraux français morts au champ d’honneur : Desaix, Dugommier, Caffarelli, Marceau… Il cherche en vain une représentation du général Moreau, peut-être le plus grand rival de Napoléon, mortellement blessé en 1813 à la bataille de Dresde dans les rangs des coalisés. D’autres statues sont celles des grands personnages de la Révolution : Mirabeau, Barnave, Condorcet, Vergniaud… Dans une autre salle, il admire le Cycle de Marie de Médicis, chef-d’œuvre de Rubens, qui se trouve alors au palais du Luxembourg ; il déménagera plus tard au Louvre. La réaction de Glinka mérite d’être rapportée : « Oui, Rubens écrivit un poème avec son pinceau : on ne peut appeler autrement cette série de tableaux dans lesquels le peintre représenta toute l’histoire de la vie de Marie de Médicis. Il est toutefois dommage que la force de son génie eût immortalisé une reine dont les actes, l’intelligence et le cœur ne lui donnaient aucun droit à l’immortalité. »
Au temps de la Révolution, Alexandre Lenoir eut sauvé de la destruction nombre de monuments qu’il rassembla dans un musée, très fréquenté par les visiteurs étrangers. Glinka n’y manque pas et fait beaucoup d’éloges à cette collection de monuments funéraires et de statues de grands personnages de toutes les époques de l’histoire de France. D’autres sépultures l’attendent au Panthéon ; ne se contentant pas de la crypte où il examine avec attention la tombe de Jean-Jacques Rousseau, notre officier monte au sommet du bâtiment pour voir Paris d’en haut. Il en est déçu : « Cette multitude de palais, maisons et cabanes, fondus ensemble, se présentent comme un espace sombre et brumeux ; il [Paris] n’a pas cette belle surface, cette bigarrure de couleurs qui font briller presque toutes les villes européennes lorsqu’on les observe d’en haut. On dirait que de terribles nuages de poussière s’étaient jadis abattus sur Paris et l’avaient recouvert abondamment avec de la cendre grise. » Cette vue morose lui fait préférer Moscou avec ses collines et les bulbes dorés du Kremlin.
Une vénérable institution
Il y a un établissement parisien que Glinka complimente particulièrement : l’Hôtel des Invalides, « la perle de la capitale », dont « la coupole en or brille comme le soleil au-dessus de la grisaille de Paris ». « Tous les rêves de l’ancien Valhalla (1) sont faibles devant les grands bienfaits procurés par le repos tranquille dont jouissent ici les hommes blanchis sous le harnais. » Une institution de ce genre manquant encore en Russie à l’époque, tout y inspire l’étonnement : les grandes salles où sont dressées des tables pour dîner, les cuisines « qui préparent des mets simples mais bons », la « machine hydraulique qui amène l’eau fraîche dans tous les logements », une cour ornée de fleurs au milieu de laquelle se promènent les vétérans mutilés, entourés de leurs familles. Les hommes privés de plusieurs membres sont transportés en petites charrettes.
En voyant ces anciens soldats, Glinka est persuadé que « les hommes sans bras ni jambes sont contents de leur situation, et, malgré les blessures et les mutilations, on y entend des soupirs et des râles moins souvent qu’ailleurs ». Selon lui, l’existence d’un lieu où les soldats mutilés puissent trouver le gîte et le couvert, sans avoir besoin de mendier, est un parfait moyen d’inciter les jeunes gens à se lancer dans la carrière des armes. Toutefois, il est assez pessimiste sur la possibilité d’ouvrir un tel établissement en Russie dont les armées sont très nombreuses.
Une vie bien remplie
Le descriptif de Paris par Glinka, promeneur attentif et narrateur habile, témoigne de sa grande culture et de sa vaste érudition, malgré son jeune âge – il n’a que vingt-huit ans en 1814. Il s’intéresse à tout : l’industrie, l’agriculture, le commerce, l’histoire, l’architecture, l’art, mais aussi aux mœurs et coutumes des habitants, à leur mode de vie. Ses « lettres » et son histoire des campagnes militaires contre Napoléon sont publiées dès son retour en Russie et deviennent très populaires. Le célèbre poète Vassili Joukovski, lecteur enthousiaste des souvenirs de Glinka, le compare à l’historien antique Xénophon.
La suite de sa longue vie ne lui laissera pas d’autres occasions de voyager. Tout en continuant son service militaire au régiment de la garde Izmaïlovski puis auprès du général Miloradovitch, gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg, Glinka se met à fréquenter les sociétés secrètes qui préparent un coup d’État. L’échec de la révolte des décabristes en décembre 1825 entraîne son arrestation et son emprisonnement dans la forteresse Pierre-et-Paul. Libéré, il est muté au service civil en province, d’abord à Pétrozavodsk, puis à Tver et à Orel. Ce n’est qu’en 1834 qu’il est autorisé à prendre sa retraite et à s’installer à Moscou. Glinka ne se consacre plus désormais qu’à la littérature et à la bienfaisance. Il décède à l’âge de quatre-vingt-treize ans, à Tver.
Le paradis des guerriers morts au combat dans la mythologie nordique.
Une belle carrière
Né en 1786, Fedor Nikolaïevitch Glinka fait des études militaires avant d’entrer au régiment d’infanterie d’Apchéron. Dès sa première campagne, celle de 1805 en Autriche qu’il fait en qualité d’aide de camp du général Miloradovitch, il tient un journal, qui est publié peu de temps après sous le titre de Lettres d’un officier russe sur la guerre contre les Français en 1805 et 1806. Il ne s’agit pas de lettres réelles, mais d’une forme littéraire populaire à l’époque, le destinataire étant généralement imaginaire. Ayant manqué la campagne de 1807 en Pologne pour cause de maladie, Glinka est rappelé au service en 1812 par le général Miloradovitch, son ancien chef. Il fait les campagnes de 1812, 1813 et 1814. La dernière bataille dont il parle dans ses « lettres » est la défense de Paris. Il réfute avec indignation la version selon laquelle Paris « aurait été pris par ruse et, ne voulant pas résister, se serait rendu. Non ! Il se défendit et fut vaincu ! Les Russes gagnèrent la capitale de la France par leur bravoure et l’étonnèrent par leur mansuétude. »
Le jardin du Luxembourg
La vue du jardin, des fenêtres du palais, l’enchante : « Des deux côtés d’une large route sablée s’étendent des tapis de la plus éclatante verdure, ce sont de longs quadrilatères dont les bords ou les cadres sont composés de parterres de fleurs. Ces espaces frais et verts, entourés de fleurs, réjouissent beaucoup le regard. Au loin se présente, comme un miroir clair, un bel étang. On dit que ce jardin était maussade autrefois et que les gens y allaient pour réfléchir ; maintenant il est tellement gai que l’homme le plus triste ne peut le contempler sans éprouver un plaisir certain. »
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